Survie

ILS ONT DIT - Côte d’Ivoire

(mis en ligne le 1er mars 2003)

« La jeunesse ivoirienne s’organise de plus en plus en petites cellules d’autodéfense et d’autosurveillance afin de venir à tout moment en appui aux forces de l’ordre. »

(Charles Blé GOUDÉ, « général de la jeunesse » abidjanaise. Cité par Libération, 20/02).

Les mots mêmes reproduisent ceux des concepteurs du génocide rwandais. Simple coïncidence ?

« [Laurent Gbagbo] est le porte-parole d’un courant du nationalisme révolutionnaire qui a toujours contesté l’alliance stratégique voulue par Houphouët-Boigny avec la France, [...] qui, au lendemain de l’indépendance, s’est opposé à la Françafrique. Cette opposition a été violemment réprimée. [...] La tradition nationaliste ivoirienne a été écrasée pendant plus de trente années d’“houphouétisme” par la lourdeur de la présence française, à la fois économique et politique. [...]

L’exaltation de l’ivoirité vise [...] les étrangers [...] - les immigrés venus en très grand nombre des pays voisins à l’époque houphouétiste - puis, de fil en aiguille, des Ivoiriens qui sont considérés comme moins ivoiriens que d’autres, soit parce qu’ils sont véritablement d’origine étrangère, soit parce qu’ils sont musulmans, donc suspects a priori de ne pas être de vrais Ivoiriens. Cette ivoirité a évidemment un lien avec le nationalisme qui s’oppose à l’ancienne puissance colonisatrice. Ce n’est pas un hasard si les deux historiens, Laurent Gbagbo et Jean-Noël Lokou, qui ont voulu déconstruire le mythe houphouétiste et qui ont critiqué l’alliance avec la France sont aussi ceux qui ont été, dans les années 1990, les porte-parole de l’ivoirité, l’un à la tête du Front populaire ivoirien (FPI), l’autre aux côtés de Konan Bédié, le successeur d’Houphouët. [...]

Ce qui est en jeu, [...] c’est [...] des notions extraordinairement modernes : définition de la citoyenneté, attribution du droit de vote, etc. Dans une grande partie de l’Afrique, l’introduction du multipartisme a suscité l’émergence de la revendication de l’autochtonie par rapport aux allogènes. [...] Il est vrai que cette fibre autochtone a été manipulée par les pouvoirs en place, aussi bien au Zaïre de Mobutu qu’au Kenya, au Rwanda ou ailleurs, et interprétée en termes ethniques, ce qui a déclenché les pires massacres, allant jusqu’au génocide. C’est parce que le droit de vote a pris, avec le multipartisme, une importance décisive dans la lutte pour le pouvoir que la revendication de l’ivoirité et la demande d’interdiction de vote pour les étrangers ont fini par dominer le débat politique en Côte d’Ivoire, notamment sous l’impulsion de Gbagbo et de ses partisans. [...]

On ne peut donc pas dire qu’il s’agisse, dans la revendication de l’ivoirité, d’un phénomène régressif vers l’Afrique tribale. [...] De plus, ce sont des intellectuels, des diplômés, des étudiants et des jeunes urbanisés qui sont le fer de lance de l’ivoirité. Tout dans le conflit actuel fait penser à une crise de formation de l’État et de construction d’un espace civique plutôt qu’à une régression. [...]

Les sous-officiers de l’armée ivoirienne qui se sont soulevés en 1999 avaient servi dans le dispositif des Nations unies à Bangui, en Centrafrique. Pendant leur mission, ils avaient beaucoup appris sur le rôle des militaires dans d’autres pays africains mais, à leur retour, ils se sont sentis sous-estimés, mal reconnus, mal traités. [...] La politisation de l’armée ivoirienne est donc un phénomène récent. [...]

On peut se demander si la guerre n’est pas dans l’Afrique d’aujourd’hui un mode de formation et de régulation de l’État, comme elle l’a été en Europe depuis le traité de Westphalie jusqu’en 1945. [...] Ce que revendiquent les protagonistes, [...] c’est le contrôle de l’État dans ses frontières existantes. [...] Au Liberia comme en Sierra Leone, le cadre de l’État, fût-il violent et prédateur, se perpétue. L’État de Charles Taylor, même s’il vit de guerres, de trafics en tout genre, fonctionne. L’économie et le commerce des diamants, du bois, des pavillons de complaisance, prospère. Il y a plus de banques à Monrovia qu’avant la guerre civile. [...]

La guerre civile [...] ressemble [...] à un processus de modernisation et comporte les ingrédients d’une transition démocratique. Encore faut-il que les violences ne pulvérisent pas les mécanismes subtils et très anciens de négociation entre allogènes et autochtones. [...] Un signe encourageant, c’est l’échec, au moins jusqu’à présent, de ceux qui ont tenté d’introduire dans le conflit la donnée religieuse. On sait quel rôle jouent des gens comme le pasteur pentecôtiste qui tient sous son influence à la fois Laurent Gbagbo et son épouse. Cette mouvance néochrétienne propage la haine des musulmans, qui incarnent le Mal à ses yeux, et cherche l’affrontement interreligieux. [... Mais] la société ivoirienne a gardé jusqu’à présent suffisamment d’anticorps pour contenir dans certaines limites l’actuelle folie identitaire. »

(Jean-François BAYART, directeur de Critique internationale, interview au Nouvel Observateur, 06/02).

Le détail des faits est assez peu contestable. Mais nous avons une divergence fondamentale avec Jean-François Bayart, dans la lecture de l’Histoire. Il est question dans cet interview de « modernité », « régression », donc d’un « progrès » (la « transition démocratique » ?). On dirait qu’il y a un sens de l’histoire, et qu’il est forcément “anthropophage” ; que l’État se construit plus ou moins forcément par la guerre civile, comme dans l’histoire européenne ; que la soif de démocratie s’accompagne forcément d’une passion identitaire - laquelle peut aller jusqu’au génocide des “allogènes” par les “autochtones”... Parce que ça s’est passé comme ça dans notre histoire, cela serait en quelque sorte inévitable dans l’histoire de l’Afrique, qui devrait passer par la case du traité de Westphalie.

Extrapolons un peu : faut-il, parce que la population de l’Europe a été divisée par deux durant la « Peste noire », imaginer froidement que le continent africain puisse connaître la même chose du fait du sida ? Faut-il, parce que l’histoire menée par l’Occident au XXe siècle a accouché de dizaines de millions de morts en deux guerres mondiales, plus la Shoah, le goulag, etc., accepter avec un regard politologique que tel puisse être le sort du monde au XXIe siècle ? on touche aux limites de la distanciation scientifique...

Si nous voulons la démocratie, c’est quand même parce que nous croyons, nous espérons, que l’Histoire n’échappe pas totalement, irrémédiablement, à la volonté des êtres humains, des citoyens. Si nous devons voter pour l’histoire du siècle présent, nous ne voterons pas pour la réédition des horreurs du siècle précédent, et nous nous battrons de toutes nos forces contre cette perspective. Nous ne voulons pas, par exemple, d’un deuxième Rwanda. Modernité, démocratie, progrès, tout cela n’a pas de sens si c’est au prix des holocaustes que ne cesse de concevoir la « folie identitaire ». Ou plutôt, c’est le refus absolu de la cruauté de l’Histoire qui est moderne et démocratique.

C’est cela la conviction de Survie. Aucune revendication ne peut surpasser ce refus du massacre. Même la si légitime revendication anticoloniale ne peut faire abstraction de cette exigence supérieure, ne peut employer n’importe quelles armes : Mugabe n’a pas employé les mêmes que Mandela, et l’on voit aujourd’hui la différence. Le régime Mugabe ne s’est jamais guéri des massacres commis par le résistant Mugabe. Construira-t-on l’indépendance de l’Afrique sur la « modernité » des événements du Rwanda, du Liberia, de la Sierra Leone ? On y a éprouvé une horreur « moderne ». Mais combien de temps faudra-t-il pour guérir le désastre dans les esprits, jusqu’en ceux des enfants ? Le Liberia, un État ? Plutôt retourner à l’âge de la pierre !

Les « ivoiritaires » sont des intellectuels ? Beaucoup de génocidaires l’étaient aussi, au Rwanda. Il n’y a pas de modernité là-dedans, plutôt des questions angoissantes sur le type d’intellectualité dispensée. Plus l’éternel problème de la « banalité du mal » : un constat qui n’est pas spécialement moderne, un défi lancé à toute conscience. L’Afrique peut-elle se payer le “luxe” européen d’une Guerre de Cent ans, de nouveaux génocides ? En a-t-elle vraiment besoin ? Méfions-nous de ces « nationalistes » ou ces « révolutionnaires » qui incluent dans leurs stratégies des milliers ou des millions de victimes civiles, ou seulement le risque de tels « dégâts collatéraux ». La plupart du temps, si elles étaient consultées, les futures victimes voteraient contre ce statut de déchet stratégique.

Jean-François Bayart se réjouit de ce que les anticorps de la société ivoirienne ont jusqu’ici résisté à l’instrumentalisation des différences religieuses. Rien n’est plus fragile que ces anticorps : les médias de la haine peuvent les faire sauter en quinze jours. Après, bonjour « la construction d’un espace civique » !

« Marcoussis est un accord ivoirien, et les Ivoiriens en portent la responsabilité. Pour arriver à sa conclusion, il a fallu beaucoup de patience et de palabres. En ce sens, c’est un accord africain [...]. À Marcoussis, j’ai vu qu’il était possible que les Ivoiriens s’entendent pour préserver l’unité de leur pays et reconstruire une cohabitation civile, fracturée par d’innombrables erreurs politiques cumulées.

Le choix de Marcoussis a été de ne donner raison à personne, mais d’écouter les raisons de tous. [...] Tout a été abordé. C’est pourquoi, quoi qu’il advienne, le contenu et l’esprit de l’accord de Marcoussis restera incontournable..

Mais, pour arriver à la paix, il faut partager le pouvoir. C’est une autre responsabilité entièrement ivoirienne. [...] Tout remettre en discussion maintenant amènerait la dissolution des efforts accomplis et la reprise de la guerre. [...]

Un compromis est toujours difficile à accepter ; le partage du pouvoir aussi. Mais c’est la seule voie pour éviter une guerre qui, “mère de toutes les pauvretés”, ferait perdre tout à tout le monde. Et qui repasserait forcément un jour ou l’autre par une négociation, encore plus difficile et moins avantageuse pour tous. »

(Mario GIRO, responsable des relations internationales de la communauté Sant’Egidio, observateur à Marcoussis. In La Croix, 03/02).

La communauté Sant’Egidio a joué un rôle important dans plusieurs négociations de paix. Au Mozambique, par exemple. Les Mozambicains savent tout le poids de souffrances du dernier paragraphe.

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 112 - Mars 2003
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