Survie

USA : LIRE - Kristina Borjesson, Quinze grands journalistes américains brisent la loi du silence

(mis en ligne le 1er juin 2003)

Kristina Borjesson,
Quinze grands journalistes américains brisent la loi du silence
Les arènes, 2003, 447 p.

Les crimes de la Françafrique et quelques autres sujets trop dérangeants restent ou sont longtemps restés tabous parce que les médias refusaient d’en parler. Bien sûr, quelques journalistes et essayistes tentaient ou tentent de les évoquer, mais leurs propos sont ou ont été assez aisément étouffés. Une critique en profondeur de ces mécanismes reste assez difficile en France, dans le système médiatique et éditorial français.

D’autant plus passionnante est cette traduction d’un ouvrage rédigé par 15 des plus grands journalistes d’investigation américains. Dans ce pays où la liberté d’expression relève quasiment du dogme, ils avaient accompli de brillantes carrières, obtenu les plus hautes récompenses, jusqu’au jour où... ils sont tombés sur des sujets tabous et n’ont pas voulu en démordre. Alors, tout a été fait pour les marginaliser, ainsi que leurs écrits.

Nombre de leurs découvertes portent, il est vrai, sur des faits assez lourds de conséquences. Par exemple, ce sont des protégés de la CIA qui ont introduit le crack à Los Angeles ; à certaines périodes, cette agence livrait plus de cocaïne aux États-Unis que le cartel de Medellin. Fin 2000, le Congrès a voté en catimini un amendement assez inouï, abolissant l’État de droit : « Aucune loi fédérale établissant un traité ou un accord international [...] ne pourra être interprétée comme rendant illégale une activité de renseignement du gouvernement des États-Unis, ni de ses employés, ni de toute autre personne agissant pour le compte et sur instruction du gouvernement des États-Unis ». En même temps, le Congrès préconise le « recrutement actif d’informateurs terroristes. [...] Il est incontestable que [...] les États-Unis se trouveront parfois contraints de s’attacher les services de personnages infréquentables et extrêmement dangereux. » Avec pareilles licences, les crimes de la première guerre froide, sur lesquels ont enquêté plusieurs des journalistes de Black List, seront rapidement surpassés dans la « guerre contre le terrorisme ».

Autres “découvertes” occultées : en Floride, l’ampleur de la fraude électorale organisée par le gouverneur Jeb Bush, frère de George W., a été vingt fois supérieure à ce qu’on en a dit - ce qui enlève les derniers doutes sur la réalité de la victoire d’Al Gore, fin 2000... ; le lait que boivent les enfants américains, produit par des vaches dopées aux hormones, peut accélérer les risques de cancer, mais les reportages sur le sujet sont interdits de télévision ; le 17 juillet 1996, plus d’une centaine de témoins ont vu la trajectoire du missile qui a abattu le vol TWA 800 New York-Paris, lors de manœuvres militaires, mais le “gommage” des enregistrements de ces manœuvres et le bidonnage des enquêtes technique et policière ont réussi à imposer la thèse officielle, absurde à bien des égards : un accident dû à l’échauffement d’un réservoir de kérosène. Malheur à qui écrit le contraire !

Tous ces exemples obligent à réfléchir au-delà des seuls faits en cause : les pressions des services secrets, les menaces de procès ruineux par les avocats des multinationales, les réseaux de connivences économiques et politiques domestiquent à ce point les médias américains, y compris et surtout les plus respectés, qu’ils peuvent faire passer pour idiote la vérité et lui substituer des inepties. Sale coup pour ceux qui absolvent l’impérialisme américain au nom de la démocratie et des contre-pouvoirs intérieurs qui le tempèreraient ! Ces garde-fous sont au plus mal...

Presque tout ce qui est dit dans ce livre est transposable aux médias français, et en particulier à la désinformation sur le “domaine réservé” franco-africain. Mais se trouvera-t-il 15 grands journalistes français pour l’écrire ? Le Washington Post, Time et Newsweek ont « des relations contre nature avec la CIA ». Et leurs équivalents hexagonaux avec la DGSE, la DST, les RG ? Au-delà du factuel, s’applique encore au paysage médiatique français la dénonciation des dérives du journalisme US dans le chapitre conclusif de Robert McChesney - le rôle du lobby sécuritaire, l’occultation de l’existence des pauvres ou la relégation de l’actualité internationale... Refaire de l’information un bien public, quel chantier !

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 115 - Juin 2003
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