Survie

Le racisme français

(mis en ligne le 1er septembre 2004) - Odile Tobner

Ce qu’on a appelé « l’affaire du RER D » est instructif à bien des égards. Pendant deux jours la France politique et médiatique s’est déchaînée dans un défoulement de racisme sans précédent, racisme vertueux s’entend, mais vraiment caricatural et sans retenue.

Cette affaire n’aurait jamais dû exister dans un milieu tant soit peu rationnel

Dès les premières relations en effet, des gens de simple bon sens en ont relevé
toutes les étrangetés, marquées au coin du délire : savoir qu’il s’agit de trois
Maghrébins et de trois Africains (euphémisme pour Noirs), mais ne pas pouvoir les décrire – c’est là un archétype du racisme. Avoir eu, en position assise, la tête maintenue penchée mais se voir dessiner des croix gammées sous les seins, sur le ventre et sur le pubis. Essayez donc.

Bref tout cela requérait un certain scepticisme avant toute confirmation par enquête. C’est d’ailleurs ce qu’ont fait les fonctionnaires de police de base, habitués des dépositions de toutes sortes. Hélas, là-dessus sont intervenus un procureur de peu de jugement, Xavier Salvat, et une dépêche de l’AFP de pur style stalino-popovien. Et un simple récit est devenu immédiatement un fait avéré, rapporté à l’indicatif, sans même l’élémentaire précaution d’un « selon les dires de la victime présumée ». De quoi illustrer la dérive des procédures judiciaires et le niveau lamentable de l’information en France. Pourquoi cette
absence totale de maîtrise des principes élémentaires de déontologie qui permettent aux professions de magistrat et de journaliste d’exister et d’être respectées ?

Il faut se rendre à l’évidence, ce récit remplissait un tel désir, une telle attente,
qu’il a rompu toutes les barrières du sens critique chez des gens qui devraient en être le mieux pourvus. Mais cela ne s’est pas arrêté là. La classe politique s’est engouffrée dans la brèche jusqu’au plus haut niveau. Le ministre de
l’Intérieur Dominique de Villepin a jugé cet événement « ignoble ». Le président de la République Jacques Chirac a dit son « effroi ». Le Parti communiste a organisé une manifestation. Laurent Fabius a mis en demeure le
gouvernement d’agir. La LIC(R)A a publié un communiqué frénétique dénonçant haineusement les « nazis de banlieue » – la pseudo-victime parlait elle de « racaille de banlieue ».

Fontenelle, dans le fameux récit de « La dent d’or », recommandait de s’assurer des faits avant d’en tirer des conclusions. C’était la grande époque,
où on pensait que le rationalisme viendrait à bout des ravages de la crédulité et de la superstition.

Les journaux bien sûr se sont surpassés. Le numéro de Libération du lundi 12 juillet 2004 devrait devenir un vrai cas d’école, si un jour on décidait d’enseigner le vrai journalisme en France. En première page : photo d’un
« graffiti antisémite en novembre 2003 sur une cage d’escalier de la cité des
Bosquets, à Montfermeil (Seine-Saint-Denis)
 ». Il leur reste encore à photographier les graffitis des vespasiennes, ceux des chiottes des lycées, etc.

On n’a pas fini d’être informé. Double page à l’intérieur. Première phrase, premier lapsus : « plausible », c’est l’adjectif qui s’impose, probablement par antiphrase. Le mot qui aurait dû être employé est « vraisemblable », puisque « plausible » veut dire littéralement « digne d’être applaudi » ou « qui peut être approuvé ».

C’est le cas en effet, c’était le fait divers introuvable, on en rêvait

Les journalistes, Jacky Durand et Patricia Tourancheau, en remettent dans la
sauce : les verbes « gueulent », « hurlent » accompagnent les citations des propos rapportés dans le récit. C’est comme si on y était. En intertexte et en caractères rouges on a « les trois Maghrébins et trois Africains taggent sur son ventre, sous les seins et jusqu’au pubis, des croix gammées ». Pour cela, « ils sortent de gros feutres ». Comme chacun le sait, les taggeurs emportent toujours dans leurs poches, en plus de la peinture en bombe pour l’exercice de leur art, des feutres pour quelques esquisses, souvenir de leur apprentissage à l’école maternelle.

Le clou de l’exposé : « les six Noirs et Beurs infligent un coup de pied à la jeune Blanche », là où on devrait avoir « six individus ont, selon ses dires, donné un coup de pied à la plaignante ». En prime, on a une « analyse » de Catherine Coroller, commentant gravement les « passages à l’acte » des « jeunes issus de l’immigration » et un « éditorial » de Jean-Michel Thénard qui se scandalise de « l’absence de témoins », qui aurait dû plutôt l’intriguer.

Le bon peuple est lâche, dit-on, mais il adore raconter devant les caméras ce qu’il a vu même de loin et partiellement. Les journaux télévisés en sont la preuve quotidienne.

Et puis, comme des observateurs futés l’avaient prévu, l’ensemble s’est lamentablement dégonflé.

Deuxième acte, tout aussi instructif

Il y en a qui se défaussent. Maxime Gremetz : « Forcément on y a cru, c’était écrit dans les journaux. » Le stalinisme, cela vous forge un homme. Julien Dray : « Forcément on l’a cru, le président de la République l’avait dit. » Il est mûr pour la dictature. Du côté du pouvoir, c’est plus embarrassé. C’était faux, ce fait-divers, mais il y en a tellement de vrais. Alors on ne sait plus faire la différence ? C’est la justification de tous les bobards. Chirac a dit que c’était regrettable mais… qu’il ne regrettait pas. Tant pis s’il a rendu ses futures proclamations peu crédibles.

Enfin il s’est, lui aussi, surpassé en avouant avoir été victime d’une manipulation et en exigeant la sévère punition des manipulateurs. Quelle « manipulation » et quelle « manipulatrice » en effet ! On frémit, quand on
pense à tous les manipulateurs aussi géniaux que diaboliques qui ourdissent des trames invisibles de par le monde, à l’idée que notre sort est entre les mains de quelqu’un qui est manipulé par une pauvre petite mythomane de vingt-trois ans aux gros artifices tout cousus de fil blanc.

Mais aussi on n’allait pas rater une aussi belle occasion de sonner l’hallali sur tout ce qu’on hait, sans oser le proclamer crûment, des jeunes hommes « costauds et baraqués », des Maghrébins, des Noirs.

Le contre-exemple démonstratif n’a pas tardé

Dans Libération du mercredi 14 juillet, un titre en page 14, Un gardé à vue jeté nu dans sa cellule, n’attire guère l’attention. Le récit est pourtant édifiant. « Le 12 juin au soir, Mustapha, 28 ans, et Abdeslam, 32 ans, sont mal garés », un délit abominable. Ils seront arrêtés, déshabillés, injuriés (« sale bougnoule »), passeront deux jours au trou. Un gendarme, qui conteste bien sûr les faits, sera suspendu.

Vous savez bien qu’il y a des brebis galeuses, qu’il y a donc des « bavures ». Pourquoi le journal n’a-t-il pas titré : « Un Maghrébin jeté nu dans sa cellule » ? C’était en faire trop. Pourquoi le ministre de l’Intérieur n’a-t-il pas
proclamé ces faits « ignobles » ? On n’allait quand même pas le déranger pour si peu. Pourquoi le président de la République n’a-t-il pas déclaré son « effroi » ? Il a d’autres chats à fouetter. Pourquoi enfin la LIC(R)A n’a-t-elle pas publié de communiqué vengeur (seuls le MRAP et SOS Racisme indépendant
sont intervenus) ? Allez savoir.

Racisme autorisé

Il n’y a même plus à dire qu’il y a deux poids deux mesures, déni d’une prétendue « égalité » des citoyens, mais il y a un racisme « autorisé », ancré dans la mentalité journalistique et politique.

Car c’est de cela qu’il s’agit, et non d’un « emballement », et autre bla-bla-bla dont on a été abreuvé les jours suivants.

Dans l’affaire du RER D, on a vu le vrai visage sans fard du racisme. L’hystérique – et on ne le lui pardonnera pas – exprime, simule et stimule le désir du groupe. Il paraît que Libération a reçu des lettres de gens consternés parce qu’ils craignaient, du fait de leur apparence, de subir les conséquences
de ce fait divers.

Alors, c’est vrai, on est en plein racisme.

Est-ce que j’ai peur, avec mon look européen, d’être prise à partie parce que je partage ce trait avec le serial killer Michel Fourniret ? On croit rêver. Tout un groupe vit dans la peur d’être assimilé à ce qu’il y a de pire en son sein, généralisation imposée par les médias avec la phrase meurtrière : « les six Noirs et Beurs infligent un coup de pied à la jeune Blanche ». Et en plus, c’est faux.

Mais c’est tellement plus vrai que le vrai, comme disait Goebbels.

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 128 - Septembre 2004
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