Survie

Combien de vies humaines entrent dans le prix d’une cargaison de pétrole ?

(mis en ligne le 1er octobre 2004) - Sharon Courtoux

L’auteure de ces lignes a déjà posé semblable question, en
suggérant que la Banque mondiale avait compétence pour en
faire le calcul. En l’absence de réaction de sa part, on ne peut
avancer qu’une réponse imprécise, mais indiscutable :
beaucoup.

Beaucoup de vies humaines entrent dans le prix de
revient d’une cargaison de pétrole. Des centaines, parfois.
Celles qui en réchappent occupent le terrain des « crises
humanitaires » et ses camps : un nouveau territoire indépen-
dant… de la volonté des instances internationales, bien
entendu. Celles-ci, mues – en termes de fonctionnement
décisionnel – par les tourments de nécessiteux en manque d’énergie (entre autres la Chine, les
États-Unis, la France, tous membres du
Conseil de sécurité), donnent priorité au
combat contre la menace d’une terrible
pénurie. Quoi de plus… anormal,
inhumain ?

Assumons notre « naïveté » [1] : la mode est d’affubler de ce terme ceux qui
préféreraient (sans plaisir, mais qui préféreraient quand même) risquer la
pénurie que de troquer leur confort contre les os de leurs semblables.

Posons-nous, naïvement, la question :
s’il n’y avait pas de pétrole au Soudan et
au Tchad, susceptible de soulager les
tourments concurrentiels des néces-
siteux dessus mentionnés, aurions-nous
à contempler l’interminable, l’inqualifiable
spectacle qui se joue au Darfour ?
La
réponse est non, indiscutablement. Un
fonctionnaire de l’ONU a qualifié, devant
un correspondant, d’hypocrisie la
politique de sa maison, une politique de
diplomatie fondée sur l’imbrication des
intérêts en lice. Certes. On n’avait pas
besoin qu’il nous le dise, mais c’est bien
dit. Comment s’en sortir s’il fallait dési-
gner les coupables, les sanctionner ? S’il
fallait respecter la hiérarchie du crime,
vérifier scrupuleusement où on en est à
cet égard, dire que le Président
soudanais est un assassin, en tirer les
conséquences, décréter l’embargo sur le
pétrole soudanais, envoyer d’urgence
une commission d’enquête pour déter-
miner si des actes de génocide sont
commis au Darfour, risquer la pénurie
pour arrêter ce qui doit l’être ?

Le Secrétaire général de l’ONU, Kofi
Annan, « a déclaré qu’il était inconce-
vable que le Conseil de sécurité ne
passe pas à l’action sur le Darfour alors
que, pour la première fois de son
histoire, il était saisi d’un projet de
résolution au titre de la Convention sur le
génocide. Il a indiqué que lui-même était
favorable à l’envoi d’une commission
internationale chargée de décider si les
atrocités commises dans cette région du
Soudan pouvaient ou non être qualifiées
de génocide » [2].

Ce serait la moindre des choses qu’il
en aille enfin ainsi. Mais pas un observa-
teur bien informé ne croit à ce passage à
l’action. À qui la faute ? Bien entendu, la
longue liste commence par le président
soudanais Omar El Bechir, avec qui la
tendance « diplomatique » d’une politique
« réaliste » prétend pouvoir, et devoir,
continuer de « discuter ». Mais soyons
aussi sincères que naïfs. Une partie du
problème, c’est nous. On pourrait peut-
être inonder le Conseil de sécurité de
messages (fax, courriers, courriels, télé-
grammes, appels téléphoniques…). Cela
ne servirait à rien ? Essayons, pour voir.

Le 18 septembre, le Conseil de
sécurité a adopté une résolution
 [3] qui,
notamment, prie le Secrétaire général de
l’ONU de créer une commission inter-
nationale « pour déterminer également si
des actes de génocide ont eu lieu et
pour identifier les auteurs de ces viola-
tions afin de s’assurer que les respon-
sables aient à répondre de leurs actes ».

Par ailleurs, le Conseil « envisage de
prendre d’autres mesures […] à l’encontre
notamment du secteur pétrolier, du
Gouvernement soudanais ou de certains
de ses membres au cas où le Gouver-
nement soudanais n’appliquerait pas
pleinement les dispositions de la
résolution 1556 (2004) ou de la présente
résolution ». Le centre de nouvelles de
l’ONU ajoute : « Le Conseil indique dans
le texte adopté aujourd’hui n’envisager
ce type d’actions que dans le cas
notamment où il déterminerait, après
avoir consulté l’Union africaine, que le
Gouvernement soudanais ne coopère
pas pleinement avec la mission de
l’Union africaine sur le renforcement et la
prorogation de son opération d’obser-
vation dans le Darfour ».

La résolution
du Conseil de sécurité est une porte
ouverte par laquelle il faut s’engouffrer
par tous les moyens : pour obtenir la
création d’urgence (la rapidité de l’ONU
est le plus souvent indolente) de la
commission d’enquête, et insister sur
l’application des sanctions envisagées
sans plus tourner autour du pot. Le texte,
tel qu’il a été adopté, laisse à Khartoum
la possibilité de faire semblant de
« coopérer avec la mission de l’Union
africaine ».

[1Voir Ils ont dit, Jean-Hervé Bradol. Soyons
réalistes ! Errant hors du réel, les idéalistes en
ignorent tout. Les « choses » sont comme
elles sont, il faut vivre avec. Leurs causes
sont permanentes, immuables, l’humanitaire
est là pour en atténuer (on fait ce qu’on peut)
les effets.

[2Centre de nouvelles de l’ONU, 16/09 :
www.un.org/french/newscentre

[33. 11 voix pour, 4 abstentions (Algérie, Chine,
Pakistan, Russie) : www.un.org/french/newscentre
résolution n° 1564 :
www.un.org/News/fr-press/docs/2004/SC8191.doc.htm

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 129 - Octobre 2004
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