Survie

EDITO Abidjan : le tournant ?

(mis en ligne le 1er décembre 2004)

L’enchaînement complexe des faits, dont certains non élucidés, et le déchaînement des passions depuis plus de deux ans en Côte d’Ivoire obligent à lire les événements récents dans ce pays sur plusieurs registres, qui sonnent chacun le glas de la Françafrique.

Du côté des acteurs ivoiriens (au sens non ivoiritaire du terme), les jeux politiques sont portés à l’incandescence. Les objectifs sont le plus souvent très basiques : le pouvoir, donc le contrôle de l’armée, des médias et des urnes ; l’argent, donc les terres, les rentes du cacao, du coton et de l’aide internationale, les taxes ou rackets sur les transports, etc. L’intensité très humaine de ces rivalités rend la vie politique ivoirienne de moins en moins contrôlable de l’extérieur. Mais en même temps les armes brandies, notamment l’exclusion des “non-Ivoiriens”, remettent en question le cadre fragile et très récent de ce pays : les frontières arbitraires issues de la colonisation.

L’intensité des conflits internes n’a jamais fait autant parler de la Côte d’Ivoire, mais leur exacerbation suscitera forcément une intervention croissante des pays de la région, qui ne pourront pas accepter que leurs originaires, ressortissants ou transfrontaliers fassent les frais d’une construction plus nationaliste que nationale.
C’est un fait : Foccart et Houphouët ont défait le projet d’unité africaine des pères de l’indépendance, et les ex-colonies françaises ont une histoire quadragénaire. Les peuples pluriels assemblés dans ces États peuvent se servir de tels cadres pour y faire progresser la participation politique et l’esprit public. Mais l’échec est garanti, avec à la clef des guerres interminables, s’il s’agit seulement d’imposer l’hégémonie d’une partie « authentiquement autochtone » du peuple. Quelle régression ce serait, alors que tant d’Africains se remettent à espérer en les bienfaits solidaires de l’Union africaine, en pleine édification !

L’autre registre, c’est celui de la Françafrique, dont le régime d’Houphouët fut un concentré, aux méfaits un temps anesthésiés par le “beurre” du cacao. Tandis que les Ivoiriens se coltinent les effets-retard (rivalité des dauphins, mépris des électeurs considérés comme du « bétail », ruine des finances, monopoles étrangers, corruption enracinée, etc.), la Françafrique et son parrain de trente ans, Jacques Chirac, s’accrochent au fleuron de la couronne néocoloniale.

Du coup, leur politique est non seulement contestable, mais illisible. Après que le consortium françafricain de Ouaga (cf. Billets n° 114 et 115), déstabilisateur de l’Ouest africain (notamment le Liberia voisin), a favorisé le coup d’État de 2002, les rébellions du Nord et de l’Ouest, Paris a joué les pompiers avec un programme civique et démocratique apparemment rassurant : la rébellion était empêchée de renverser le pouvoir en place, ce dernier était requis de bâtir une citoyenneté non discriminatoire.
Ce programme dit « de Marcoussis », quoique né dans un contexte très ambigu et discutable, a été avalisé par l’ONU et les instances africaines. Mais la Françafrique n’a pas voulu savoir que la trêve était très précaire. Forte de ses milliers d’hommes sur place, elle a cru pouvoir continuer son business as usual, jouant sur tous les tableaux économiques, politiques et barbouzards - penchant tantôt pour certains rebelles, tantôt pour Gbagbo, de façon à rester maîtresse du terrain.

Cela n’a pas fonctionné, cela ne fonctionne plus.
Les partisans les plus actifs de Gbagbo, qui ne voulaient à aucun prix du risque foncier et électoral induit par Marcoussis, ont touché le point faible du vrai-faux arbitre. S’appuyant sur l’inavouable du passé et du présent néocoloniaux, ils ont réduit le conflit à cette seule dimension Abidjan-Paris. Or il est devenu facile de mobiliser le sentiment anti-français face à une Françafrique pillarde et oppressive, qui n’a que trop duré. Dans son arrogance, Chirac ne l’a pas perçu.
Une réplique proportionnée à l’attaque subie le 6 novembre à Bouaké par un campement militaire français aurait pu se comprendre. Au lieu de quoi, les blindés et les commandos français ont été envoyés occuper le points névralgiques d’Abidjan, dont l’hôtel Ivoire à proximité du palais présidentiel. Cela signifiait affronter la foule, et lui tirer dessus. Ces victimes-là, largement occultées par les médias français, l’Afrique ne les supporte plus. Jacques Chirac doit comprendre qu’il s’agit du dernier massacre néocolonial.

Car s’il ne le comprend pas, s’il ne voit pas que, définitivement, la France ne peut plus faire la loi en Afrique et qu’en conséquence, la Françafrique c’est fini, eh bien les prolongations se feront de manière de plus en plus sale. Pas seulement pour les Africains. Il reste très peu de temps pour annoncer et engager de manière crédible un changement radical de la politique africaine de la France.

François-Xavier Verschave

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 131 - Décembre 2004
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