Survie

À lire, à voir

Algérie : LIRE - Olivier Le Cour Grandmaison, Coloniser. Exterminer. Sur la guerre et l’État colonial, Fayard, 2005.

(mis en ligne le 1er mai 2005)

En lisant cet ouvrage, l’on est saisi d’un sentiment étrange : si les faits qu’il relate nous sont parfois connus, des anachronismes semblent s’être glissés dans le récit, sur les dates - il évoque la période 1830-1875 quand on croit lire les événements actuels - et sur l’identité des acteurs : il cite Guizot, Bugeaud, Tocqueville, Bodichon, Changarnier, Pélissier, Saint-Arnaud, Lamoricière, quand nous sommes persuadés qu’il s’agit de Chirac, Belkheir, Villepin, Smaïn Lamari, Zerhouni, B-H. Lévy, Bruguière, Toufik Mediene, Lang, Attali, Mohamed Lamari, Bianco, Bouteflika... Mais la qualité de l’auteur, universitaire, professeur de sciences politiques et de philosophie, la multitude de références qu’il apporte, et le souvenir même estompé d’une conquête coloniale aux affres indicibles nous persuadent rapidement qu’il n’y a pas maldonne. Non, il évoque bien ce passé lointain, et notre malaise vient de ce que l’histoire a depuis fait une boucle et nous ressert aujourd’hui, dans presque les mêmes termes, cette époque que nous avons collectivement commis l’inadvertance d’oublier. Oui, tout se réitère quasiment à l’identique : la conjoncture, les prétextes, le discours, les méthodes, les dévastations... La conjoncture d’abord, la France tourmentée, souffrant d’un sentiment d’infériorité vis-à-vis de « la Grande-Bretagne, insolente de puissance » (aujourd’hui, ce sont les États-Unis), une classe politique incompétente, un pouvoir menacé à l’intérieur et qui trouve dans l’Algérie, « proche et réputée si riche en ressources naturelles mal exploitées par des “indigènes” paresseux et barbares, [...] “un Far-West à découvrir” et une “Californie à exploiter” » (aujourd’hui, on dit « Eldorado »). « Il y va des finances du pays et surtout de ses capacités à résoudre partiellement la question sociale », explique Tocqueville, dans un « contexte marqué par les fréquentes émeutes de ceux d’en bas et par la mobilisation politique et intellectuelle de ceux d’en haut pour y mettre un terme ». Il a suffi de deux voyages en 2004 à Alger de l’ex-ministre des Finances Nicolas Sarkozy pour obtenir des contrats se montant à plus de deux milliards d’euros, pour des travaux tels que... l’électrification d’une voix ferrée par Alstom alors en sérieuse difficulté financière. Le même prétexte ensuite. Il s’agissait jadis d’« assurer la sécurité en Méditerranée ». Aujourd’hui, ce sont les mêmes termes que les ministres de l’Intérieur des deux côtés de la Méditerranée avancent pour maintenir le peuple algérien sous le joug : assurer « la stabilité » et « la sécurité », autour de tyrannies moyenâgeuses. Pour justifier la colonisation hier, une littérature foisonna, racontant les mœurs coupables de ces « indigènes », adeptes de « nécrophilie », de « cannibalisme », d’« homosexualité », sources de « péril vénérien », portant « dans leur sang de hideux germes de la mort ». La caractéristique de l’« Arabe » est qu’il est « mal civilisé » ; « c’est plus grave [que les Noirs a-civilisés], disait-on, car cette “mauvaise” civilisation, si intimement liée à sa religion, est la cause de son impossible domestication ». Il est aussi voué à l’arriération, sous l’effet du « souffle stérilisant de l’islamisme ». Son incapacité intrinsèque était, expliquait-on, indiscutable : « Pas de doute, l’Arabe est le plus incapable des agriculteurs : il n’est bon qu’à gaspiller et détruire les richesses naturelles de ce Tell ». Dès lors, « priver les “Arabes” de leurs terres, ce n’est pas violer un droit naturel, [...] car ils ne sont que les usufruitiers indignes qui utilisent de manière déplorable les domaines qu’ils occupent sans jamais les exploiter vraiment ». Bref, l’« Arabe » est une « bête féroce » et, « face aux barbares qui font peser sur la civilisation une menace mortelle, tout est permis [...] ». Un discours que ne renient nullement les colons d’aujourd’hui, tel Bouteflika, qui invoque « l’insuffisance des compétences » pour faire appel à des renforts français en enseignants, ou Saïd Barkat, ministre de l’Agriculture, qui assure : « la voie est désormais ouverte aux véritables professionnels capables de relever les défis de la mondialisation. Je saisis cette occasion pour exprimer ma satisfaction quant à l’émergence d’une nouvelle race [sic !] d’agriculteurs. » Les méthodes enfin. Que deviennent les « Arabes » spoliés ? Aucune calamité que l’homme ait pratiquée depuis la nuit des temps ne leur fut épargnée, « repoussés dans ces contrées arides », « exterminés », « comprimés », « razziés, « enfumés », soumis à la « famine », leurs villages détruits, leurs cultures incendiées, leurs cadavres « utilisés à la fabrication de charbon animal »... Mais, plus magnanime que Bodichon, Tocqueville préconise, au lieu de l’extermination totale, de seulement « comprimer les Arabes ». Résultat, de 1830 à 1870, la population est passée de 3 millions à 2 150 000 habitants. Aujourd’hui, « je suis prêt et décidé à éliminer trois millions d’Algériens s’il le faut pour maintenir l’ordre que les islamistes menacent », a dit Smaïn Lamari en 1992, tandis que son homonyme Mohamed Lamari s’adressa à ses homologues français en ces termes : « Si vous voulez nous aider, faites en sorte que l’on parle le moins possible de la situation en Algérie. Parce que nous allons frapper fort, liquider, éradiquer. Nous avons besoin de temps, de votre aide, mais aussi de silence. » Et le silence se fit, tandis que commençait un programme qui valut la mort à 200 000 Algériens, dont beaucoup de nourrissons, de fillettes, de vieillards... « Pour venir à bout des “indigènes” dont les résistances armées compromettraient les projets de colonisation, des auteurs proposèrent [...] de refouler les “Arabes” jugés dangereux et inaptes aux exigences du travail moderne, et de les remplacer par des Chinois et des Noirs », des « auxiliaires fiables » et « dociles ». Refouler les « Arabes » vers où ? « Dans les zones les plus arides du désert ». Nous n’étions pas encore à l’ère du pétrole. Aujourd’hui, comme une réplique maladroite à ce projet, le ministre actuel de l’Énergie et des Mines, Chakib Khelil, vient de faire voter une loi sur les hydrocarbures qui cède aux multinationales étrangères la souveraineté des Algériens sur leurs ressources. Mieux, il prévoit de faire quitter Hassi-Messaoud à ses habitants indigènes. Au Nord, des Chinois (70 000 sont jusqu’ici recensés), assistés par la gendarmerie, sont employés par les nouveaux colons du Club des Pins comme auxiliaires « dociles » pour extorquer leurs terres aux petits paysans des domaines agricoles à l’ouest d’Alger. Des « indigènes » impuissants qui voient se dresser des clôtures autour de leurs terres, et s’ériger des complexes hôteliers dans des conditions qui défient toutes les lois. Une fois la conquête achevée, les peuples « arabe » et « kabyle » dûment comprimés, l’on s’attela à faire la pédagogie de l’œuvre : « Mis en récit de façon pédagogique afin d’atteindre un public jeune, ce racisme [d’État] fut enseigné et diffusé par les instituteurs de la Troisième République. » Aujourd’hui aussi, des écrivains mènent cette même offensive, avec le renfort de députés et du chef de l’État français même, qui votent en catimini une loi pour que « les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer notamment en Afrique du Nord et accordent à l’histoire et aux sacrifices des combattants de l’armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit ». Un débat public sur ce thème, et sur tous les autres qui concernent cette histoire tumultueuse passée et présente, règlerait tant de problèmes. Mais on ne tolère à des gens de débattre que si on les considère dignes d’humanité. Or, comme l’explique si bien Olivier Le Cour Grandmaison, « l’État colonial » est « un état d’exception permanent ». Et vice versa pourrait-on ajouter car, depuis 1992, l’Algérie vit un état d’exception permanent, que les dirigeants se relaient à justifier par la propension supposée des Algériens à basculer dans la violence dès qu’on leur en laisse latitude. Coloniser. Exterminer, un livre nécessaire, pour permettre à chacun d’entre nous de comprendre les événements et les enjeux que tant de monde s’évertue à brouiller. Un livre qui rappelle qu’en fermant les yeux sur les abus commis en leur nom, les Français les ont eux-mêmes subis quelque temps après, les méthodes pratiquées dans ces contrées lointaines ayant cette fâcheuse habitude à toujours trouver un champ d’expression dans l’Hexagone, contre « les barbares de l’intérieur ». Un livre éclairant, car en décrivant les malheurs d’hier, nous devinons plus aisément ceux qui sont occultés aujourd’hui. Un livre indispensable, car il ôte désormais à tous l’argument éculé de l’ignorance : c’est un signe des temps que les journaux ne se sentent plus concernés par la mission d’informer, mais par celle de servir la propagande d’un système transnational des nantis contre les peuples, par la désinformation, la rétention, la contrevérité... Un livre pour comprendre que cette loi historicide contre laquelle se sont levés les historiens est un acte délibéré pour éclabousser les nouvelles générations des crimes abominables de leurs ancêtres. Un livre qui laisse l’espoir enfin, au moment où l’on assiste à une défiance des peuples d’Europe et du Tiers-monde envers leurs dirigeants. La conjoncture paraît propice à l’éclosion de médias alternatifs, plus attachés à la vérité, à l’avènement d’une nouvelle classe politique porteuse de projets dignes de l’humanité, des projets de paix et de prospérité dans le respect de l’homme... C’est seulement dans ce contexte que l’on pourra promouvoir l’amitié franco-algérienne, la vraie, et non celle que préparent aujourd’hui des corrompus avec des criminels, qui devront tôt ou tard s’expliquer sur l’un des plus grands crimes contre l’humanité de l’ère moderne, une pseudo amitié qui laisse les Algériens plus colonisés que jamais...

Lounis Aggoun

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 136 - Mai 2005
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