Survie

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(mis en ligne le 1er juillet 2005) - Odile Tobner

Décidément Stephen Smith récidive. Avec Antoine Glaser, directeur de La Lettre du Continent, il vient de produire un livre intitulé Comment la France a perdu l’Afrique. Le titre est d’une ambiguïté qui a dû échapper aux auteurs. Le réel perce toujours inconsciemment sous la propagande. Il faut en effet comprendre : « Comment la France a causé la perte de l’Afrique », seul ouvrage qui serait instructif. Au lieu de cela on a un rideau de fumée qui est un chef-d’œuvre de désinformation. L’objectif est, comme dans Négrologie, de dire que la Françafrique n’existe plus : « Il y eut “tout un système”, il n’est plus. À la fin de la guerre froide, le monde a changé. La France et l’Afrique aussi. Il n’y a plus de “sous-traitance” géopolitique, le Parlement français votait des lois pour le financement au grand jour des partis politiques et, corollaire inquiétant, l’intimité franco-africaine s’est évanouie. » (p.168). Bien entendu c’est l’inverse qu’on vient encore de voir s’étaler impudemment sous nos yeux, en 2005, avec la reconduite à l’identique, bénie par le pouvoir français, de la dictature togolaise. Le « système » déclaré mort est bien vivace. Et pour cause. L’assainissement, en France même, des systèmes occultes de financement des partis, avec le développement des instances citoyennes et le début de détachement de la justice de la dépendance du pouvoir, qui ont produit des procès comme celui des marchés des lycées d’île de France, a eu pour corollaire qu’on ne peut plus trouver de ressources qu’en Afrique. Le « corollaire inquiétant » de Smith est donc plein de signification. La fin d’une complicité mafieuse n’aurait en effet rien d’inquiétant, au contraire. Mais, à l’inverse, beaucoup de gens s’inquiètent d’une possible disparition qu’il faut à tout prix éviter. Quoi de mieux que de dire qu’elle n’existe plus ?

Le chapitre sur la Côte-d’Ivoire, qui ouvre le livre, est un feu d’artifice de contre-vérités. Ainsi, à propos de la rébellion puissamment armée qui, en septembre 2002, tenta de prendre le pouvoir et se solda par la partition du pays, on lit : « À Paris personne n’a vu le coup venir. Signe du démontage du dispositif africain, les services secrets de la République ont fermé leur “poste” au Burkina Faso, le pays voisin. » (p.13) Qui peut bien croire une aussi grotesque affirmation ? Il est vrai que ce livre est fait pour les gogos, à ce point-là c’est quand même trop. Mais comment expliquer que Paris fut le pompier pyromane de la crise ? Plus loin, quand on en est aux événements de novembre 2004, on lit : « Sous l’apparence d’une colère populaire, les expatriés français sont pillés chez eux et pourchassés dans la rue. ». Vous savez Valmy ce n’était que l’apparence d’un sursaut national, cessons de mystifier les écoliers, ce fut ourdi par des meneurs et c’est tout, tous les émigrés vous le diront.

Derrière un exposé de l’histoire des rapports de la France et de l’Afrique qui à toute l’apparence de l’honnêteté impartiale, il y a la malhonnêteté indiscernable mais fondamentale de l’omission. Tout est vrai mais l’ensemble est faux. Et alors ? On ne peut pas tout dire, c’est matériellement impossible. On peut répliquer : à quoi bon tant de pages oiseuses, tant de bavardage, quand on omet des données essentielles, entre autres celle des Africains libres, qui n’entrent pas dans le schéma de la construction néocoloniale. Ne sont jamais mentionnés ni Sylvanus Olympio, ni – incroyable – Thomas Sankara. On cite un impérissable aphorisme de l’inévitable Yambo Ouologuem « Sous le porche de l’Église de la coopération, la France reste africaine et l’Afrique française » (p.53) mais on ignore les essais politiques de Mongo Beti. On nous régale de tous les potins des « affaires », Carrefour du développement, Elf, mais on omet de préciser que le policier Jacques Delebois, s’il fut certes condamné à quatre mois de prison avec sursis dans l’affaire du faux passeport d’Yves Chalier, connut une retraite dorée comme conseiller d’un Président africain. Les vraies infos ne sont pas pour les profanes.

François-Xavier Verschave a montré [cf. Négrophobie, p. 105] comment le génocide Tutsi marqua un basculement dans l’attitude de Smith comme journaliste. Ce dernier persiste ici dans la théorie du complot FPR (qui aurait délibérément déclenché le génocide), en s’appuyant sur les "fuites" d’une certaine "enquête" du juge Bruguière à propos de l’attentat contre l’avion d’Habyarimana (p. 146) et en omettant des faits essentiels et avérés qui ont conduit le conflit au génocide, dans le but évidemment d’exonérer la France de sa complicité. En tant que co-auteur, Glaser s’engage aussi dans cette thèse.
Par ailleurs le livre fourmille d’erreurs difficilement pardonnables à des spécialistes. Il est écrit de Léopold Sédar Senghor qu’il fut « mobilisé en 1939, dès la déclaration de guerre, en tant que Français naturalisé » (p.28). Senghor, issu de ce qu’on appelait les « quatre communes de plein exercice » au Sénégal, était français de naissance. Il a parcouru tout naturellement, sans aucune naturalisation, le cursus d’un citoyen français, fonction publique comme professeur agrégé, service militaire. Sans souci de la contradiction on trouve ailleurs la mention de « Blaise Diagne, premier député africain à l’assemblée française [...] devient, en 1931, sous-secrétaire d’État aux colonies » (p.34). Les quatre communes (Dakar, Gorée, Rufisque et Saint-Louis) étaient en effet représentées à l’Assemblée Nationale française.

Page 37 on lit : « Depuis N’Djamena, Félix Éboué va provoquer le basculement de toute l’Afrique équatoriale française (AEF) du côté de la France libre. » C’est évidemment un anachronisme, puisqu’à l’époque il s’agissait de Fort-Lamy, appellation mentionnée du reste ailleurs dans le livre. Plus amusant enfin, on trouve : « Á Christine Leclerc, journaliste au Figaro, Jacques Chirac parlera de Michel Roussin… » (p.122). Mais non, ce n’est pas à la célèbre et populaire Évelyne Leclerc que Chirac s’adresse mais bien à la non moins célèbre – dans les milieux politiques tout au moins – Christine Clerc, orgueil de la rédaction du Figaro.

Pourquoi chercher la petite bête, puisque tout est de la même farine. Cours de géopolitique pour Café du Commerce, Comment la France a perdu l’Afrique recycle, en version soft, les principales trouvailles de Négrologie, sur l’origine des Bétés en Côte d’Ivoire, ethnie inventée par les Français selon Jean-Pierre Dozon, sur la démographie galopante des Africains, sur Axelle Kabou, sur les Américains, qui vont sûrement nous « piquer » l’Afrique, puisque nous, pauvres Français, nous sommes décidément « déphasés », à cause de nos traditions de colons humanistes peu soucieux de nos intérêts. Que voulez-vous, le grand malheur de la France, c’est qu’elle aime trop l’Afrique et les Africains, elle s’occupe trop de leur bonheur et on lui en veut pour ça, c’est un comble. Sûr, sûr, on pleurera dans les chaumières sur « l’acte de décès » dressé par Smith et Glaser.

Odile Tobner

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 138 - Juillet Aout 2005
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