Survie

Sécuriser la colonie

rédigé le 25 mai 2023 (mis en ligne le 15 juin 2023) - Marie Bazin

A Mayotte, la justice et les protestations des habitant.e.s concerné.e.s n’auront entravé l’action de l’État que pendant un mois. L’opération « Wuambushu » a repris le 22 mai. Prévue et préparée depuis plusieurs mois, elle vise un triple objectif, selon le ministère de l’Intérieur : détruire les bidonvilles, lutter contre la délinquance, expulser les personnes en situation irrégulière. On retrouve le fameux triptyque nauséabond étranger = pauvre = délinquant, appliqué cette fois à un territoire très lointain de la France, dont personne ou presque ne connaît les réels enjeux. Il est stratégique pour l’exécutif de médiatiser une « reprise en main » (la traduction de Wuambushu en mahorais) sur des thèmes sécuritaires qui lui permettent de courtiser l’électorat de droite et d’extrême-droite en France. Mais la réalité à Mayotte est évidemment infiniment plus complexe et ne peut être appréhendée qu’au regard de l’histoire coloniale qui lie l’archipel des Comores à la France. Dans un archipel divisé par une frontière créée par la France, qui est étranger et qui ne l’est pas ? Sur cette île, que l’État a voulu à tout prix garder dans son giron comme « département français » mais sans pour autant y accorder les mêmes droits à ses habitant.e.s qu’aux Français.es en métropole, ni fournir le même niveau de service public, est-ce par la « sécurisation » que l’on résoudra la grande pauvreté dans laquelle vit 80 % de la population ? Quand les écarts de richesse se creusent au sein d’une société, entre la population colonisée et une petite minorité qui détient le pouvoir et l’économie locale, doit-on s’étonner que cela engendre de la rébellion, de la violence ?
C’est à un pourrissement de la situation coloniale que l’on assiste ici, face auquel tout positionnement semble difficile. Le rattachement de l’île aux Comores ? Les Mahorais.es qui le demandent sont extrêmement minoritaires, ce qui semble compréhensible tant la France a créé une dépendance de l’île à la métropole et tant le spectre d’une déstabilisation comme aux Comores effraie. Sans compter que depuis des années, la division entre les Mahorais.es et les autres habitant.e.s des Comores est entretenue et instrumentalisée, au profit de la logique coloniale. Rester français ? Alors l’État devrait cesser de traiter les Mahorais.es comme des sous-citoyen.ne.s, et fournir des services publics dignes de ce nom (en particulier l’école, la santé, la justice, le logement). Mais dans ce cas, c’est aussi l’emprise coloniale qui se perpétue, renforce la frontière au milieu de l’archipel et continue de diviser la population comorienne . Nous nous en tiendrons donc au rôle qui est le nôtre : vous éclairer sur les enjeux et le contexte historique de cette situation (voir l’entretien en page 4), souligner la violence intrinsèque au colonialisme, dont l’opération Wuambushu est un nouvel exemple (1800 policiers et gendarmes déployés, des tirs à balles réelles), et en analyser les coulisses, en particulier diplomatiques.
A l’heure où nous écrivons cet éditorial, l’opération a repris depuis deux jours, avec la démolition du quartier Talus 2 où 162 maisons en tôle doivent être détruites. Seule la moitié des habitant.e.s concerné.e.s sera relogée, pour une durée de 3 à 6 mois uniquement. L’État lutte donc contre l’insalubrité en jetant des personnes à la rue, sans solution de logement pérenne. Au 2e jour, Wuambushu a fait son premier mort : un salarié dans le bâtiment, habitant de Talus 2 et mobilisé pour l’opération dans le cadre de son travail, a été victime d’un AVC alors qu’il devait détruire sa propre maison. Le comble du cynisme et de la violence coloniale, c’est donc quand ce sont les personnes colonisées elles-mêmes qui sont embauchées pour détruire leurs habitations. Car l’État a envoyé à Mayotte des policiers et gendarmes en renfort, mais il faut bien des bras sur place pour terminer les sales besognes.
Marie Bazin

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 328 - mai 2023
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