Survie

Mémoire

(mis en ligne le 1er avril 2006) - Survie

« À propos de la colonisation, le président de la République nous invite à renoncer à l’"autoflagellation" et à la "repentance". Je ne me sens pas visé par cet appel : en effet, toute ma vie j’ai lutté contre la colonisation et j’en ai subi les conséquences.

Que les hommes d’affaires et les dirigeants politiques qui ont poursuivi et défendu contre vents et marées, par tous les moyens, la politique coloniale, aient des comptes à rendre, c’est autre chose.

Ayant participé quatre années durant à la Résistance, j’ai voulu, la France étant libérée, apporter ma contribution à la libération de l’Afrique. Nommé en 1946 professeur au lycée de Dakar, j’y étais militant de l’Union démocratique sénégalaise (RDA) et des syndicats, élu en 1948 secrétaire adjoint de l’Union des syndicats confédérés de Dakar. En 1947, l’usage m’avait désigné pour faire le discours de distribution des prix. Le gouverneur général devait répondre à ce discours. J’avais pris pour thème l’histoire d’Haïti (le rétablissement de l’esclavage par Bonaparte et ses conséquences). Le gouverneur général me fit savoir que, n’ayant pas approuvé mon discours, la distribution des prix aurait lieu sans discours. Elle eut donc lieu sans discours et sans ma présence.

En 1948, en classe de première (où, sur le sol africain, on appliquait les programmes de la métropole : géographie régionale de la France, quelques leçons en fin de programme étant consacrées aux colonies), je fis un cours sur l’Afrique occidentale française. À la suite de ce cours, je reçus un blâme du recteur Capelle (qui fut par la suite ministre de l’Éducation nationale) pour "avoir fait de la politique" dans mon cours et tenu des "propos racistes et antifrançais" (sic). Je n’avais fait que rappeler les caractéristiques de l’"économie de traite" analysée par le géographe Jean Dresch et par l’économiste Marcel Capet. On m’expliqua que ce blâme était consécutif à une plainte de parents d’élèves. Ma classe était encore constituée en majorité d’élèves européens, dont plusieurs enfants de directeurs des sociétés commerciales bénéficiaires de cette économie. On m’en communiqua le texte, en repliant le papier pour que je ne puisse pas lire les noms des signataires. Il me fut dit en "a parte" que certains d’entre eux avaient fait partie pendant la guerre d’une organisation nommée “La France de Pétain” qui s’employait à débusquer et dénoncer les partisans de la "dissidence" (= les gaullistes). Je protestai et fis valoir mes sources. Je fus reçu par le recteur qui consentit à lever son blâme, mais me rappela qu’il y avait des choses qu’on pouvait dire à la rigueur dans une classe de Paris ou de Marseille, mais pas à Dakar, surtout devant des indigènes...

Le 20 février 1949, je fus expulsé manu militari en pleine année scolaire par le haut-commissaire Béchard, sénateur et maire socialiste d’Alès, par avion spécial...

En 1959 - 1963, m’étant mis comme enseignant à la disposition de la Guinée indépendante, je fus successivement rayé des cadres pour abandon de poste, puis sommé de rentrer en France sous menace de déchéance de la nationalité française et de me voir l’accès du territoire français définitivement interdit ! Par la suite, chercheur au CNRS, je me vis interdire trois années durant des missions pourtant accordées par le CNRS "étant donné l’orientation de mes travaux" (lettre du cabinet du président Pompidou), ceci avant mon expulsion du CNRS. J’arrête là le récit de mes aventures "anticoloniales". Ce que j’ai eu à subir est peu de chose par rapport à ce que subirent d’autres anticolonialistes français, pour ne rien dire des "résistants" coloniaux.

Je n’ai pas été le seul à combattre la politique coloniale. En majorité communistes, nous avons été nombreux sur ce terrain. Nous n’avons pas été les seuls, ni les premiers. J’évoquerai à ce sujet la mémoire du député Paul Vigné d’Octon, qui, à la tribune de la Chambre et dans son livre La Gloire du sabre (1900) [1] dénonça les crimes de la conquête et qui publia en 1911 un livre intitulé Les Crimes coloniaux de la IIIe République.

La colonisation, à bon droit, devrait figurer parmi les crimes contre l’humanité.

Mais non seulement on le conteste, mais on poursuit aujourd’hui sous d’autres formes cette politique coloniale. Notre gouvernement soutient (quand il ne les a pas mis en place) un quarteron de chefs d’État africains voleurs (par milliards de dollars) et assassins, de notoriété publique : je renvoie aux publications du regretté François-Xavier Verschave, dénonciateur de la "Françafrique". Tout cela parce que ces présidents mènent une politique conforme à certains intérêts capitalistes, français et autres (mondialisation oblige) »

Jean Suret-Canale, historien et géographe, Qui se sent morveux, qu’il se mouche, dans l’Humanité du 20/02.

[1Réédité en 1984 par les éditions Quintette, avec des illustrations de Cabu.

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 146 - Avril 2006
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