Survie

Rwanda : La Face cassée de la République (VIII) Une question toujours à l’ordre du jour

(mis en ligne le 1er avril 2006)

Si, à l’orée de la catastrophe rwandaise, l’association Survie-France ne savait pas qu’un génocide allait s’accomplir, elle savait, depuis plus d’un an, que des événements d’une extrême gravité pouvaient survenir. En avril 1994, la réalité d’un génocide en cours lui est apparue sans tarder. Elle a été parmi les premiers à la nommer, à s’engager dans un combat pour que cette réalité soit reconnue et domptée, pour dénoncer les complicités, lâchetés, aveuglements, mensonges qui accompagnaient sa réalisation, pour que les coupables soient identifiés, arrêtés, jugés et punis.

Le génocide des Tutsi rwandais est l’aboutissement d’une histoire dans la longue durée qu’à présent de nombreuses publications documentent. Bien avant l’exécution du génocide, la population tutsi a été l’objet d’une oppression générale, de multiples exactions, dont des massacres, parfaitement connus. L’organisation du génocide a été entreprise, puis mise à exécution, par un noyau d’extrémistes hutu qui ont pris leur pays en otage à cet effet. Ce groupe a agi notamment par les moyens de la propagande pour entraîner la population hutu à adhérer au projet, puis, pour beaucoup, à participer à son exécution. Il a armé la population à cet effet. La France a soutenu, avant, pendant et après la catastrophe, le régime rwandais qui a prémédité et mis à exécution le génocide des Tutsi. Ce fait est également à présent avéré. La France, mieux que tout autre pays, savait ce qui se passait au Rwanda, elle savait ce qui pouvait, puis ce qui allait survenir. La communauté internationale aurait pu mettre fin à l’entreprise, mais aussi la France seule aurait pu y mettre fin, ce que l’une et l’autre se sont abstenues de faire.

Survie est une campagne citoyenne. Ce que font les autorités de notre pays, elles le font en notre nom : lorsqu’elles entreprennent l’inacceptable, nous, citoyens, devons nous lever pour dire non, pas cela, pas en notre nom. C’est ce que Survie a fait lorsqu’elle a compris que des autorités françaises s’étaient rangées du côté d’un régime engagé dans l’organisation d’un génocide. Elle poursuivra cette route jusqu’à ce qu’elle ait réussi à disqualifier, politiquement et moralement, ceux qui ont entraîné la République dans cette honte [1].

Notre association n’était pas, n’est pas seule à s’engager ainsi, à fonder son action sur de tels principes. D’autres organisations, des journalistes, des chercheurs, des universitaires, agissaient et agissent de la sorte. Ils ne forment ni un « club », ni un groupe voué au service d’intérêts ou d’un pouvoir quelconque, comme cela a été récemment affirmé [2], en désignant comme bénéficiaire l’actuel pouvoir rwandais tenu par le Front Patriotique Rwandais (FPR). Avant, puis au cours du génocide et de la guerre civile, le FPR a commis des crimes, avérés. En juillet 1994, le FPR a pris le pouvoir au Rwanda. Quelle que soit la difficulté de la situation dont il a hérité, sa gestion de ce pouvoir est à bien des égards critiquable. Survie n’a pas manqué de formuler des critiques le concernant. Mais nous faisons résolument la distinction entre le génocide des Tutsi, commis avec préméditation et dans l’intention d’exterminer un groupe de personnes pour ce qu’elles sont, et les crimes commis par le FPR ou son exercice du pouvoir. Nous avons pour priorité la documentation [3] d’un génocide - auquel le monde a tourné le dos - et celle de l’implication française [4] dans cette abomination. Au nom des victimes du génocide, au nom de notre responsabilité de citoyens français et de citoyens du monde.

L’histoire montre que toute entreprise génocidaire s’accompagne de négationnisme. C’est ainsi qu’est née la thèse du "double génocide", celle de la volonté de la victime d’engendrer son propre malheur à des fins inavouables, celle des caractéristiques intrinsèquement malfaisantes de la victime, tendant à transformer celle-ci en coupable. Nous assistons aujourd’hui, en France, à la manifestation d’un tel négationnisme, qui vise à transformer la victime en coupable afin de récuser toute responsabilité française dans le drame. C’est ainsi que Survie (avec d’autres organisations ou personnes toutes honorables), ses anciens présidents, Jean Carbonare et François-Xavier Verschave, et la signataire de ces lignes, ont été accusés de malveillance à l’égard de la France, et de soutenir les intérêts du FPR.

Si les récentes publications colportant ces extravagances n’étaient allées si loin dans l’outrage à l’endroit des victimes du génocide (et dans l’offense à l’égard de Jean Carbonare, dans l’insulte ignoble à l’égard de François-Xavier Verschave), nous aurions pu en rire. Car l’histoire continuera à s’écrire, et ceux, qui œuvrent pour que la vérité soit documentée et dite, et justice faite, poursuivront leurs efforts. Mais, outre les affirmations fallacieuses et les contrevérités qui composent les ouvrages auxquels nous avons fait allusion, on y trouve une charge de haine à l’égard d’un groupe humain qui ôte toute envie de rire. Elle interdit par ailleurs tout débat avec de tels individus (qui ne cherchent que des tribunes pour répandre leur venin), et souligne l’urgence de l’indispensable documentation sérieuse d’un pan de l’histoire humaine. Ce travail, qui fait réponse aux discours haineux, est en cours, nombreux sont ceux qui le portent. Nous ne cesserons d’y verser notre contribution.

François-Xavier Verschave y a versé une contribution inestimable. En nous quittant, il a souhaité que son oeuvre, celle que nous partagions avec lui, soit poursuivie. En le voyant partir, nous en avons bien entendu pris l’engagement. Nous ne manquerons pas à notre promesse. Et nous savons que ceux qui l’insultent jusque dans sa tombe n’ont que cette lamentable marchandise à lui opposer. Il a dit, peu avant de décéder : « Tout ce que nous avons fait était impossible, nous n’en avions pas les moyens. Nous l’avons fait quand même ». Les insultes continuent de pleuvoir sur Survie. Ne t’inquiète pas François-Xavier, on continuera, ce n’est pas grave. Réparer la face cassée de la République est impossible, on le fera quand même.

Sharon Courtoux

[1Au-delà des Tutsi victimes du génocide, le Rwanda tout entier est victime de l’histoire, dans laquelle la République a joué un rôle. Hutu, Twa, comme Tutsi sont victimes. La part de responsabilité française dans la catastrophe pèse sur ce que vivent tous les Rwandais, elle pèse sur le groupe qu’elle a laissé entraîner dans la catastrophe en soutenant ceux qui l’y entraînaient.

[2Noirs fureurs, blancs menteurs (Pierre Péan), Les secrets de la justice internationale (Charles Onana).

[3À tous égards, l’ensemble des circonstances dans lesquels s’inscrit le fait. Cette documentation est loin d’être terminée.

[4Et aussi celle des autres nations, les plus impliquées, en particulier celles qui composent la communauté internationale et ses instances représentatives.

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 146 - Avril 2006
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