Survie

Vérité sur l’art des colonies

(mis en ligne le 1er juillet 2006)

Il y aurait beaucoup à dire sur le musée des Arts Premiers, voulu par Chirac, qui vient d’être inauguré à Paris, Quai Branly, et qui regroupe des oeuvres d’art non européennes, majoritairement africaines. Laissons de côté les considérations, qui seraient cependant très utiles, sur le choix de l’appellation “arts premiers”, qui ne vaut guère mieux que le ridicule ethnic art des anglo-saxons. Le primitivisme pouvait être un point de vue, à condition d’y intégrer les arts gaulois, préhellénique etc. L’arrachement au lieu et au temps est un traitement réservé à certains, hommes et œuvres, c’est la signature coloniale. On n’a d’ailleurs guère lu le mot “œuvres”, encore moins “œuvres d’art”, mais on a parlé d’“objets”. Les sculptures de nos cathédrales, pour anonymes qu’elles soient, ne sont guère traitées d’“objets”, mais plutôt de chefs-d’oeuvre, dans nos discours esthétiques. La seule querelle, dérisoire, à propos de ce musée, a opposé les anthropologues aux esthètes, qui partagent pourtant le même point de vue au fond, le point de vue colonial.

On retiendra un passage étonnant du discours de Chirac. « Il s’agissait pour la France de rendre hommage à des peuples auxquels, au fil des âges, l’histoire a trop souvent fait violence. Peuples brutalisés, exterminés par des conquérants avides et brutaux. Peuples humiliés et méprisés, auxquels on allait jusqu’à dénier qu’ils eussent une histoire. Peuples aujourd’hui encore souvent marginalisés, fragilisés, menacés par l’avancée inexorable de la modernité. Peuples qui veulent voir leur dignité restaurée. ». C’est loin d’être un mea culpa français, mais c’est déjà une rhétorique assez noble. Il a lu Lévi-Strauss, comme le confirme une citation de l’auteur de Tristes tropiques. On aurait aimé, pour un discours qui se voulait politique et moral, qu’on nous explique pourquoi l’avancée inexorable de la modernité est une menace et non un bienfait. Ce sera pour une autre fois. En attendant prenons acte de la vérité de ces déclarations.

Pas un mot par contre sur deux réalités très laides qui sont derrière ces œuvres d’art et qui en rendront la contemplation bien amère à quelques uns : il s’agit du pillage et de la spéculation. Ces œuvres d’art n’ont été ni reçues ni acquises honnêtement, elles ont été volées ou escroquées à leurs possesseurs impuissants ou trompés. Si on en veut un témoignage, entre mille, qu’on lise le récit de l’ethnologisation des Dogons par Marcel Griaule, fait par Michel Leiris [1] . En voici quelques extraits : « Griaule prend deux flûtes et les glisse dans ses bottes. » « Griaule décrète et fait dire au chef de village que, puisqu’on se moque décidément de nous, il faut, en représailles, nous livrer le Kono en échange de dix francs, sous peine que la police, soi-disant cachée dans le camion, prenne le chef et les notables du village pour les conduire à San, où ils s’expliqueront devant l’administration. Affreux chantage ! » Le Kono est un fétiche sacré, centre de la vie religieuse du village. Leiris décrit l’affolement, la terreur, la panique provoqués par son enlèvement... Qu’à cela ne tienne : « Avant de quitter Dyabougou, visite du village et enlèvement d’un deuxième Kono que Griaule a repéré en s’introduisant subrepticement dans la case réservée. Mon coeur bat très fort, car, depuis le scandale d’hier, je perçois avec plus d’acuité l’énormité de ce que nous commettons. [...] Au village suivant, je repère une case de Kono à porte en ruines, je la montre à Griaule et le coup est décidé. Comme la fois précédente, Mamadou Vad annonce brusquement au chef de village, que nous avons amené devant la case en question, que le commandant de la mission nous a donné ordre de saisir le Kono et que nous sommes prêts à verser une indemnité de vingt francs. » Enfin, couronnant le tout : « Griaule et moi regrettons que dans cette région il n’y ait plus de Kono. Mais pas pour les mêmes raisons ; ce qui me pousse quant à moi, c’est l’idée de la profanation (sic) » [2]

Quant à la spéculation sur ces œuvres, c’est peut-être le phénomène le plus choquant, qui ne choque pourtant personne. Les 17 et 18 juin derniers la dispersion de la collection Vérité - cela ne s’invente pas - du nom de la famille propriétaire, a atteint des records, presque 50 millions d’euros. Un admirable masque fang du Gabon, a été acquis au prix de 5.904.176 euros par un acheteur anonyme. Ces prix, tout comme ceux d’un Van Gogh, me semblent exprimer la vérité de notre civilisation mercantile, avec cet ultime crachat de l’argent sur ce qui ne s’achète pas et n’a pas de prix, la création artistique. Une œuvre ne devrait enrichir que son auteur et appartenir ensuite à la communauté humaine qui l’a produite. On ne la possède que par le regard et non par l’argent, qui ne peut que tuer l’œuvre en empêchant son message de parvenir à ses destinataires.

Le mot de la fin appartient, cette fois encore, à Aminata Traoré : « Ainsi nos oeuvres d’art ont droit de cité là où nous sommes, dans l’ensemble, interdits de séjour »  [3].

Voilà en effet la vérité : tout pour l’argent, rien pour les hommes. C’est ce qu’on appelle l’humanisme, par antiphrase bien sûr.

Odile Tobner

[1Michel Leiris, L’Afrique fantôme

[2cf. O.Tobner, Les intellectuels français et l’Afrique noire, PNPA n° 13, janvier/février 1980, www.arts.uwa.edu.au/mongobeti/issues/pnpa13/pnpa13_02.html#haut

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 149 - Juillet Aout 2006
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