Survie

L’atome à l’assaut de l’Afrique

(mis en ligne le 1er septembre 2006) - Victor Sègre

Reconduite à la tête d’Areva, la très mitterrandienne Anne Lauvergeon (elle fut chargée de mission à l’Élysée à partir de 1991 pour l’organisation des sommets internationaux), songe manifestement à développer ses activités en Afrique.

Ce continent n’occupe pour l’instant que 1 % des activités du groupe, contre 37 % pour la France, 24 % pour le reste de l’Europe, 22 % pour les USA et 16 % pour l’Asie/Pacifique. Début février, Areva s’est doté d’un « président pour l’Afrique et le Moyen Orient et conseiller de la présidente sur les questions internationales », en la personne de Zephirin Diabré, dont Jeune Afrique a récemment fait la promotion (« Le pari de l’atome », 11/06/06). Ce dernier fut ministre de l’économie de Compaoré et numéro 2 du groupe Castel au Burkina, avant d’accéder au poste d’administrateur associé du PNUD.

En 1994, il avait comparé la dévaluation du franc-CFA à la colonisation et l’esclavage... pour mieux la justifier, « car il s’agit d’épreuves que le destin réserve toujours aux peuples qu’il a choisi d’aimer » [La Dépêche Diplomatique, 19/09/2005]. Un spécialiste en catastrophes, donc. Il affirme aujourd’hui que « Compte-tenu de l’acuité des problèmes d’accès à l’énergie, il faut prendre l’utilisation de l’uranium au sérieux », et que « Dans l’esprit de certains chefs d’États, l’idée est moins taboue aujourd’hui. » [Jeune Afrique, 11/06] La hausse du prix du pétrole semble en effet en passe de doper le marché du nucléaire et d’aviver les appétits des pays producteurs et exportateurs de technologies nucléaires qui lorgnent sur l’Afrique (France, Chine, USA mais aussi Afrique du Sud, équipée par la France sous le régime d’apartheid).

Début avril 2005, le Nigeria et les États-Unis signaient un accord pour « faciliter la sécurité des installations nucléaires et des sources de radioactivité » [Xinhuanet, 06/04]. Début mai, une centrale nucléaire était annoncée au Maroc avec le soutien de la France dont l’ambassadeur Philippe Faure déclarait que la voie de l’énergie nucléaire était « insuffisamment explorée » [Jeune-independant.com, 09/05]. Malgré l’accord de l’AIEA, la centrale à nouveau annoncée en mai 2006 est toujours à l’état de projet. Fin mai 2005, le ministre des Affaires étrangères français, J.-F. Mattéi, déclarait [AP, 31/05/05] que la France avait accepté de coopérer avec la Libye en matière de nucléaire civil (on sait par ailleurs qu’il y a difficilement plus poreux que la frontière entre nucléaire civil et militaire), demande rejetée l’année précédente par J. Chirac.

Début mai 2006, le ministre de la recherche tunisienne annonçait devant le parlement être en train d’étudier l’implantation d’une centrale nucléaire [La Tunisie s’engage sur la piste du nucléaire, in enerzine.com, 12/05]. Fin mai, les participants au 16ème Forum économique mondial (WEF) sur l’Afrique, réunis au Cap en Afrique du sud, envisageaient de faire du nucléaire « une option énergétique pour répondre au développement économique de l’Afrique » selon l’agence Xinhuanet [01/06]. Fin juin, Areva accueillait pendant deux jours à Paris un conseiller scientifique du président Abdoulaye Wade, « suite à une rencontre entre le chef de l’État sénégalais et la présidente du directoire d’Areva, Anne Lauvergeon » [Demain le nucléaire, in Jeune Afrique, 16/07]. Fin juillet, le Nigeria annonçait la réalisation de sa première centrale nucléaire dans un délai de 10 à 12 ans. Au cours du sommet WEF du Cap déjà cité, le PDG de Pebble Bed Modular Reactor expliquait que « les coûts énergétiques élevés, qui représentent jusqu’à la moitié des coûts de production dans certains pays africains, portent gravement atteinte à la profitabilité des industries » [Xinhuanet, 01/06].

Comment expliquer que des pays producteurs de pétrole, et parmi les plus importants, comme le Nigeria, soient contraints de recourir à l’énergie nucléaire ? Facile : en bonne logique économique néocoloniale, il est plus intéressant pour les multinationales pétrolières d’importer du pétrole brut dans les pays occidentaux et de revendre des produits pétroliers finis aux pays d’origine, plutôt que de laisser ces derniers développer une industrie de raffinage...

On sait comment l’enfouissement de déchets radioactifs en Afrique est déjà l’occasion de trafics qui prospèrent à l’ombre des réseaux françafricains et atlantistes [cf. Billets n°113, ou Les Pillards de la Forêts, A. Labrousse et F.-. Verschave, p.34-38]. Un exemple révélateur de l’hypocrisie officielle : les 13 et 14 septembre 2005, se tenait à Ouagadougou une conférence organisée par l’AIEA, réunissant 18 pays africains, pour « promouvoir la ratification de la convention commune sur la sûreté de la gestion du combustible usé et des déchets radioactifs » [Sidwaya, 16/09/2005]. Or moins de la moitié d’entre eux produit de l’uranium, et aucun pays du continent n’a développé d’activité nucléaire à l’exception de l’Afrique du Sud, de l’Egypte, de la RDC et de l’Algérie. Par ailleurs la quatrième convention de Lomé interdit l’importation des déchets radioactifs en Afrique. Il n’empêche que la conférence de Ouagadougou devait permettre « d’harmoniser les politiques et dispositions en rapport avec les déchets radioactifs » et de « normaliser les arrangements internationaux sur leur mobilité ». (idem) Les « arrangements » secrets ont une longue vie devant eux, à la différence des populations qui en font les frais... On connaît également l’extraordinaire pouvoir de nuisance des firmes chargées de l’extraction d’uranium, comme Areva au Gabon ou au Niger (cf. par exemple les enquêtes de l’association Sherpa). On ne peut donc que s’inquiéter sérieusement de l’exportation de centrale sur le continent noir, surtout si celle-ci épouse le modèle des relations françafricaines.

À ce sujet, un petit feuilleton passé presque inaperçu mérite d’être mentionné. Bouygues a fait savoir depuis plusieurs mois qu’il envisageait de diversifier ses activités, notamment dans le secteur énergétique dont l’ouverture à la concurrence doit être totale en 2008, et qu’à ce titre il était intéressé par la privatisation d’Areva, avec laquelle son groupe entretient déjà des liens étroits et anciens. Anne Lauvergeon, qui a multiplié les sièges d’administrateur dans les grands groupes (Total, Eramet, Suez-Lyonnaise des Eaux, est elle-même une franche partisane de la privatisation, et ne serait « pas défavorable » (Capital, 28/04/06) à l’arrivée de Bouygues. Selon cette dernière (idem), le projet aurait même les faveurs de l’Élysée. Mais la privatisation partielle envisagée initialement pour 2004 est officiellement au point mort, Villepin s’y étant opposé pour ne pas compromettre la privatisation d’EDF et de GDF [Challenge, septembre 2005], et le ministre de l’économie Thierry Breton a promis qu’il n’y aurait pas de privatisation avant 5 ans. Une promesse bien hasardeuse à quelques mois d’une présidentielle où candidate Nicolas Sarkozy, ami intime de Bouygues, et favorable lui aussi à son entrée dans l’enceinte très opaque du nucléaire [Libération, 28/04]. Deux précautions valant mieux qu’une, un scénario de rechange a été mis en œuvre plus discrètement. Fin juin, l’État a vendu les 21 % de parts qu’il détenait dans Alstom (renfloué quelques mois auparavant par ses soins). Cette vente s’est faite hors marché, au bénéfice exclusif de Bouygues, qui devient ainsi le premier actionnaire, avec l’assentiment de Patrick Kron, PDG d’Alstom. Ce dernier travaille étroitement avec Framatome, filiale d’Areva, et réclame depuis plusieurs mois une fusion entre les deux groupes, « qui semble écrite sur le long terme au-delà de certains blocages politiques », selon Boursier.com [29/06], et qui est soutenue par Michel Pébereau de BNP-Paribas [Le Monde, 07/07]. À noter enfin que le « Monsieur Afrique » de Bouygues, mis à disposition de Sarkozy pour la campagne électorale selon La Lettre du Continent [27/07] est Michel Lunven, ancien conseiller de Foccart, ex-ambassadeur de France au Gabon, où il fut également président de la COMUF (Compagnie des mines d’uranium de Franceville), filiale de la COGEMA, qui a laissé en héritage de 40 ans d’exploitation intensive, « quelques milliers de tonnes de déchets industriels nocifs ». (« L’Afrique a-t-elle besoin de poubelles industrielles ? », s’interroge AFRICA Info Plus Gabon, 04/03) La boucle est bouclée...

Victor Sègre

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 150 - Septembre 2006
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