Survie

Tribune : Côte d’Ivoire : Les sentiers de la guerre et la voie de la paix

(mis en ligne le 1er janvier 2007) - Sissulu Mandjou Sory

Par Sisulu Mandjou Sory

Les démons de la division et les artistes de la confusion et de l’intox semblent avoir pris ces jours-ci le dessus en Côte d’Ivoire. Le pays se réveille et s’endort avec des rumeurs de coups d’État.

Tout se passe comme si un malin génie s’amusait à retarder à l’infini le retour à la paix, pourtant unanimement réclamé par les Ivoiriens de tous bords. En effet, et ce n’est pas le moindre des paradoxes de ce pays, tous les protagonistes du conflit, pressés par un fort courant populaire qui exprime de plus en plus ouvertement son ras le bol de cette crise qui n’en finit pas, clament haut et fort leur désir ardent d’aller à la paix. Le hic est que chaque camp prétend sauver le processus de paix en multipliant les préparatifs de confrontation avec les méchants d’en face. Résultat de cette course folle : c’est la cacophonie totale, une succession de communiqués et de contre-communiqués, d’invectives, de demandes de pardon, de recours à des médiations pour régler des conflits qui n’existent pas. Bref, c’est la pagaille ! Dans ce contexte, les manifestants qui sont tombés récemment sous les balles des forces dites de « défense et de sécurité » viennent alourdir la liste macabre de ces nombreux « morts pour rien » qui jalonnent la sinistre période ouverte par les événements de septembre 2002.

À qui profite cette confusion ? À qui profite le statu quo ?
Dans un dernier rappel à la raison et à l’ordre (assorti d’une énième menace de sanctions) adressé aux protagonistes ivoiriens de la crise, Kofi Annan, avant de tirer sa révérence à la tête de l’ONU, apporte une réponse sans équivoque à ces deux questions : les acteurs politiques ivoiriens sont tous co-responsables du marasme ambiant.

Disons la même chose sans les circonlocutions diplomatiques habituelles : dans le contexte actuel, le camp qui a le plus intérêt au blocage voire au dérapage de la situation, c’est bien celui du FPI et de son mentor Laurent Gbagbo. Ce dernier, il faut lui reconnaître sa franchise sur ce point, n’a jamais fait mystère de son refus catégorique de la thérapie onusienne pour sortir de la crise. Dès l’annonce du vote de la résolution 1721 il a clairement indiqué sa préférence pour une voie de sortie de crise bâtie en interne par les ivoiriens seuls, à l’exclusion de toute interférence extérieure. Face à une communauté internationale plombée par les conflits d’intérêt des puissances chargées « d’accompagner la Côte d’ Ivoire vers la paix », le FPI et Gbagbo ont vite compris le « bénéfice politique » qu’ils pouvaient tirer de cette faiblesse onusienne, quitte à s’embarquer, avec un argumentaire quelque peu scabreux et brinquebalant dans « une lutte pour la souveraineté et l’indépendance de la Côte d’Ivoire ». Surfant sur la vague montante du sentiment anti-français bien réel dans le pays, dû à la gestion chaotique et maladroite du dossier ivoirien par le locataire actuel de l’Élysée, les tenants du pouvoir d’Abidjan font flèche de tout bois, n’hésitant pas à recourir dans leur « combat contre la France » à des fantasmagories servies par des journalistes aux ordres du palais. Selon l’aveu de deux grandes figures de cette presse « au service de la patrie » fait récemment à un journaliste de l’AFI qui s’étonnait de leur grand écart par rapport à la déontologie journalistique « il s’agit d’un journalisme de temps de guerre où tous les coups sont permis ». Dans cette rude « bataille contre l’ancien colonisateur », tous les arguments (même contradictoires !) sont bons. Un exemple parmi tant d’autres : au lendemain de la publication par le Conseil de sécurité de l’ONU de la Résolution 1721, comme un seul homme, tous les acteurs et supporters du camp présidentiel ont applaudi ce qu’ils ont qualifié de « déculottée diplomatique de la France » prenant appui sur les réserves exprimées par certains pays lors du débat de la première mouture du texte, initiée par la France. Dans son discours, Laurent Gbagbo s’en est réjoui et a salué le refus exprimé par ces pays face à « cette énième tentative de la France de mettre la Côte d’Ivoire sous tutelle onusienne » .Une fois passé ce moment quasi euphorique de « victoire des authentiques républicains ivoiriens contre la France Chiraquienne », le FPI n’a pas craint de se contredire en embouchant un air désormais bien connu des ivoiriens : « il faut refuser par tous les moyens l’application de la 1721 par ce que c’est le résultat de l’entreprise diabolique de la France qui rêve de recoloniser la Côte d’Ivoire ». On voit bien que la diatribe du FPI est bancale. De deux choses l’une ; soit la 1721 exprime une « défaite mémorable de la France », soit elle traduit « sa volonté exclusive de recoloniser la Côte d’Ivoire ». On l’aura compris, l’essentiel pour Gbgabo et les siens est ailleurs : il s’agit avant tout d’empêcher par tous les moyens l’application des décisions de l’ONU. Leur volonté c’est de rendre impossible la jouissance par Banny des fameux « pouvoirs élargis » que lui confèrent l’ONU.

Au-delà des contradictions dans l’argumentaire du régime FPI, la question qui nous intéresse est de savoir si la défense de la souveraineté de la Côte d’Ivoire (combat combien noble) prônée par Gbagbo n’est pas un leurre. En effet, avec des faits et chiffres indiscutables toute personne ayant quelque peu suivi la politique économique du régime en place sait que la lutte contre la Françafrique version FPI c’est largement du pipeau. Car l’essentiel des secteurs juteux de l’économie a été concédé (en toute souveraineté !) aux entreprises françaises. Comme en attestent les quelques données suivantes :
– Les deux grandes sociétés des secteurs de l’eau et de l’électricité (la SODECI et la Compagnie Ivoirienne d’Électricité) sont toutes les deux concédées à Bouygues,
– Côte d’Ivoire Télécom a été rachetée par France Câble, une filiale de France Télécom,
– Orange, filiale de France Télécom a le monopole de la téléphonie cellulaire,
– Le secteur des Assurances et des Banques est contrôlé par AXA, AGF Assurances, la BICICI (filiale de BNP Paribas, SIB (Filiale du Groupe Crédit Lyonnais), Société Générale de Banque en Côte d’Ivoire (filiale du Groupe Société Générale),
– Colas(filiale de Bouygues) se partage le marché juteux des Travaux publics avec la SETAO,
– Dans le transport, on a Sitarail (Bolloré) et AERIA (Chambre de Commerce de Marseille) qui a racheté l’Aérport d’Abidjan,
– Aventis Sanofi garde la haute main sur le secteur de la Pharmacie, Total Fina Elf sur celui des Hydrocarbures tandis que Sofitel, Novotel et Club Méditerranée se partagent le secteur de l’Hôtellerie.

Avec çà, La France peut en effet trembler sous le règne de Gbagbo, l’intrépide combattant « du néocolonialisme et du colonialisme pervers ». Il vient de se faire applaudir par un parterre de jeunes panafricanistes accourus à Abidjan (à l’invitation du « Général de la rue » Charles Blé Goudé) pour saluer l’exemplarité de « la lutte héroïque que mène la Côte d’Ivoire contre la France et l’ONU impérialistes ». Tirez le rideau !

Quant à la brouille Chirac-Gbagbo (bien réelle), quotidiennement surdimensionnée par la presse proche du régime, qu’en est-il exactement ? En fait, les ponts (même au plus fort de la crise de novembre 2004) n’ont jamais été coupés entre le Palais de Cocody et l’Élysée. En ce moment même, pendant que la presse « au service de la patrie » continue de « tirer à boulets rouges contre la France Chiraquienne » le ballet des émissaires présidentiels sillonnant les deux capitales n’a jamais été aussi intense depuis le début de crise en 2002. Au plan militaire, le Général Mangou peut rouler les mécaniques devant les « jeunes patriotes » et envoyer ses hommes tirer sur les manifestants proches de l’opposition mais il sait bien que son armée n’entreprendra aucune action significative sans l’accord (ou tout au moins le feu orange) de la Force Licorne, qui est la vraie armée disposant de la maîtrise opérationnelle du terrain ivoirien.
Dans quel but et à qui veut-on donc faire croire que le torchon brûle entre Paris et Abidjan ?

À l’allure où vont les choses, dans l’intérêt de la paix et sans forcément abandonner son légitime combat souverainiste de président élu, Laurent Gbagbo aurait tout à gagner à renoncer au coup d’État qu’il est entrain d’opérer sous le regard complaisant des dits « facilitateurs de paix » onusiens. Ce putsch qui s’opère sous nos yeux a connu plusieurs épisodes : l’irruption des FDS dans le débat politique, l’impunité accordée à Mangou et à ses hommes pour traquer, mâter et jeter en prison des présumés auteurs de coup d’État en préparation, le contrôle exclusif par le camp présidentiel des médias d’État et du Trésor Public, le décret d’interdiction des manifestations de rue (en réalité ce décret instaure de fait un État d’urgence qui ne veut pas dire son nom), etc.

On peut comprendre la volonté légitime du régime FPI d’exister, mais on ne saurait excuser et cautionner sa logique aventuriste actuelle. Revendiquer son droit à assumer son destin national et inculquer aux ivoiriens un fort attachement à la République (plutôt qu’à l’ethnie) sont des combats dignes et nobles. Mais ce sont des combats qui sont exigeants au plan éthique et politique. Revendiquer la défense de la Constitution est une lutte à mener dans le contexte ivoirien actuel. Il importe cependant de ne pas le faire de façon opportuniste dans le seul intérêt de sauver un régime aux abois. Cela exige par dessus et avant tout d’être soi-même respectueux de la Constitution. Or que constate-t-on ? L’article 78 de l’actuelle constitution stipule la prééminence de la légalité internationale sur la loi nationale. Le FPI a fait fi de cet article en récusant bruyamment et sur la base d’arguments douteux la résolution 1721. De nombreux articles constitutionnels reconnaissent et garantissent les libertés individuelles et collectives. Chacun peut voir que les récents décrets de Gbagbo visant à prendre le contrôle politique exclusif des médias d’État (la télévision , la radio et la presse écrite) et interdire le droit de manifestation publique sont des infractions graves à la Constitution. Des vies innocentes ont été fauchées par les FDS lors des rassemblements initiés par les « jeunes houphouétistes ». Le FPI par la voix de son président Affi Nguessan a salué lors d’un point de presse « le professionnalisme des FDS » sans dire un seul mot de compassion pour les victimes. L’idée de condamner l’usage de la force face à des jeunes aux mains nues (dont les méthodes n’ont rien à envier à celles des manifestants des « jeunes patriotes ») ne lui a même pas effleuré l’esprit. Le républicanisme du FPI s’arrête aux portes du palais présidentiel de Gbagbo !

Parlant de la crise au sommet de l’État ivoirien, des analystes ont pointé un bicéphalisme qu’aurait introduit la résolution onusienne dans le paysage politique ivoirien. Il nous semble plus juste de parler non pas de deux mais de trois têtes en charge de gérer le pays.

En face du régime de Gbagbo et de sa stratégie de maintien du pouvoir, on trouve contre le camp présidentiel deux autres gouvernants ayant leurs propres calculs et agendas politiques : le chef présumé des forces nouvelles, Guillaume Soro et le Premier ministre imposé par l’ONU, Charles Konan Banny.

De ces deux leaders ivoiriens, le plus redouté du camp présidentiel et paradoxalement le plus absent en ce moment des joutes politiques en cours c’est Guillaume Soro. Il a multiplié ces temps-ci des actes de défiance « au pouvoir de l’autre moitié de la Côte d’Ivoire » sans être inquiété le moins du monde. Pire, c’est au vu et au su de tous que les forces nouvelles ont tenu fin novembre leur fameuse « rencontre de réorganisation et de professionnalisation des forces nouvelles ». Ni le GTI, ni l’UA, ni Chirac n’ont exprimé la moindre réserve ou condamnation face à ce qu’il faut bien qualifier de remise en cause de la dynamique de désarmement. Ladite communauté internationale en charge du dossier ivoirien doit savoir qu’elle contribue objectivement à apporter de l’eau au moulin du FPI qui ne rate aucune occasion (à juste raison !) pour dénoncer la politique de deux poids deux mesures qu’elle applique quand il s’agit des manquements graves du camp de Soro. Comment a t-on pu accepter la présence et la participation d’un général togolais à la rencontre de restructuration des FN à Bouaké ? En assumant ouvertement le fait de l’avoir invité, Guillaume Soro savait pertinemment qu’aucune voix onusienne ne s’élèverait pour condamner une telle initiative. Les agitations tardives du régime togolais sur cette infraction grave de l’embargo en vigueur ne sont que de la diversion. Il faut exiger la cessation immédiate de toute initiative des forces nouvelles visant à se réorganiser. Ce temps est désormais révolu. Et comme le dit Guillaume Soro lui même « le temps des combats est terminé ! ». La seule chose sérieuse qu’on attend d’eux c’est de se mettre à disposition des forces dites impartiales en vue de leur désarmement et de la réintégration (sous des conditions claires et transparentes) de ceux d’entre eux qui méritent vraiment de porter l’uniforme de la nouvelle armée ivoirienne républicaine à bâtir. Il va sans dire qu’il faudra bien, un jour prochain, ouvrir le lourd dossier des nombreux crimes économiques et de sang de la rébellion et de ses parrains (au premier rang desquels figure Blaise Compaoré) en même temps que celui des escadrons de la mort du FPI et des victimes de la guerre coloniale menée par Licorne lors des évènements sanglants de novembre 2004.

Des trois gouvernants ivoiriens en scène, seul Konan Banny a réellement intérêt au succès des solutions préconisées par le Conseil de Sécurité de l’ONU. Son avenir politique immédiat et à long terme en dépend. Son problème c’est son statut actuel de général sans armée. La difficulté actuelle du Premier Ministre est qu’il est coincé entre deux armées ivoiriennes qui sont au service de clans et de camps pas très pressés d’aller à la paix. Certes, il a le soutien entier des forces de l’ONUCI et de la Licorne. Mais cela ne suffit pas à lui donner la légitimité que requiert sa tâche de sauveur impartial du processus de paix. Signe néanmoins encourageant : toute la mouvance des houphouétistes, une large majorité des populations des zones sous contrôle des forces nouvelles et la quasi-totalité de la société civile ivoirienne ont clairement montré leur préférence pour Banny comme l’homme de la situation susceptible de conduire à bon terme la transition ouverte par la résolution 1721. Ce soutien « populaire » reste encore fragile et indécis. Banny a tout intérêt à garder le cap d’une gestion non partisane de la transition, renvoyer dos à dos les jusqu’au-boutistes et va-t-en-guerre de tous bords, veiller à une transparence et à une équité du fonctionnement des structures utiles pour sa feuille de route. La tâche n’est pas aisée. Le camp présidentiel va multiplier jusqu’au bout de son mandat les crocs en jambes et les peaux de bananes. Ces manœuvres échoueront les unes après les autres si Banny ne se contente pas d’attendre que ce soit l’ONUCI qui lui donne sa force mais sait s’appuyer sur la volonté populaire qui est largement favorable à son style de gouvernement.

On l’aura compris, dans le contexte actuel de la Côte d’Ivoire, les sentiers de la guerre sont nombreux. Les tentations de recours aux coups d’État et autres passages en force sont présentes aussi bien dans la mouvance présidentielle, chez les forces nouvelles qu’au Rassemblement des houphouétistes dont les leaders n’hésiteront pas, comme en mars 2005 , à utiliser les « jeunes militants » comme chairs à canon dans l’ unique dessein de s’assurer un avenir politique. Quant à la paix, il n’ y a malheureusement pas trente six chemins pour l’atteindre. La seule voie (la moins mauvaise, la moins coûteuse en vies humaines et en argent pour le pays et la communauté internationale) c’est l’application intégrale et consensuelle de la résolution 1721. Elle est n’est certes pas parfaite, loin s’en faut. Mais elle a l’énorme avantage d’être le résultat de compromis âprement obtenus à l’issue d’un long processus de discussions qui a su associer tous les protagonistes ivoiriens (y compris Gbagbo et son parti, le FPI), la CEDEAO, l’Union Africaine et les membres du Conseil de Sécurité de l’ONU. Prétendre que cette résolution découle de la seule volonté de puissance de la France est un grossier mensonge qui d’une part surestime à dessein la force de dissuasion de la diplomatie française actuelle dans les négociations à l’ONU et d’autre part constitue une injure à l’égard des représentants des autres membres du Conseil de sécurité de l’ONU qui sont ainsi ravalés au rang de serviteurs dociles des intérêts français en Côte d’Ivoire. Il est temps de renoncer au verbiage souverainiste et à la lutte de façade contre la Françafrique pour enfin assumer et défendre la paix qui constitue aujourd’hui le bien le plus précieux dont rêve le peuple ivoirien.

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 154 - Janvier 2007
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