La force européenne initiée par la France (voir Billets d’Afrique n°162) pour « sécuriser les camps de réfugiés » au Tchad et en Centrafrique peine à se mettre en place, et les critiques se multiplient.
Les ministères français de la Défense et des Affaires étrangères ont beau se démener depuis plus de quatre mois pour convaincre nos « partenaires » européens, l’Eufor, qui aurait dû se déployer à la minovembre, n’a toujours pas vu le jour. Il n’est pas certain non plus qu’elle puisse respecter la nouvelle échéance fixée à mijanvier. Non seulement l’Allemagne et la Grande Bretagne n’ont pas souhaité fournir des soldats (officiellement pour cause de forte participation à l’intervention de l’Otan en Afghanistan), mais ces pays refusent également de compenser leur absence par une participation financière ou matérielle, comme instamment demandé par la France. L’Italie et l’Espagne ont pour leur part fait valoir leur participation à la Finul pour décliner l’invitation (Le Monde, 24 septembre 2007, « Paris peine à obtenir des soldats d’autres pays de l’Union »). La Suède, fortement sollicitée pour assurer le commandement de l’opération a finalement passé la main. C’est un général irlandais, Patrick Nash, qui assurera le commandement opérationnel (basé en banlieue parisienne), tandis que le commandement de la force sur le terrain sera assuré par le général français Philippe Ganascia, ce qui suffit au journaliste spécialisé dans les questions de défense, Philippe Leymarie, pour affirmer sans rire que « la chaîne de commandement de la Minurcat [en fait de l’Eufor, la Minurcat étant la force de police de l’ONU que la force militaire européenne est censée seconder] sera donc entièrement indépendante de celle de l’armée française » (RFI, 30 septembre 2007, « Mise en place d’un état-major multinational pour la Minurcat »). A l’inverse, Le Point du 6 novembre rapporte les considérations plus prosaïques d’un proche du dossier : « C’est tout bénef pour la France. Il suffira aux soldats de changer de sticker sur l’épaule. D’une opération française ils passent à une mission sous mandat de l’ONU. On mutualise les risques. Si ça ne marche pas, la France ne sera pas le bouc émissaire. » Sauf qu’il y a toujours aussi peu de volontaires pour tester « si ça ne marche pas » et que le « bénef » se fait attendre.
Au 30 novembre, sept autres pays seulement avaient accepté de fournir quelques soldats aux côtés des troupes françaises qui composeront la majorité des effectifs : la Belgique, l’Irlande, l’Autriche, la Finlande, la Pologne, la Suède et la Roumanie. Mais le compte (3000 à 4000 soldats attendus au total) n’y est toujours pas. Le porte-parole du commandant de l’Eufor, Dan Harvey, a expliqué le 29 novembre : « Si je n’ai pas assez de joueurs, je n’envoie pas d’équipe de rugby sur le terrain » (Le Soir, 30 novembre 2007, « L’Eufor en panne d’hélicos »), oubliant sans doute que l’Eufor est censée endosser le maillot de l’arbitre et non celui d’une équipe... Même l’Irlande qui assure le commandement et qui avait promis 450 soldats a reporté leur départ à début 2008 pour 50 rangers et à février-mars pour le reste de la troupe, faute d’un soutien logistique et aérien suffisant. Mi-décembre, le président français expliquait que Bernard Kouchner en était encore à « grapiller les hélicoptères les uns après les autres. » (Reuters, vendredi 14 décembre 2007) « Si les pays européens n’arrivent pas à compléter la force, l’Union européenne fera appel à des pays tiers, comme la Turquie, la Norvège et surtout l’Ukraine, aux importantes capacités aéronautiques », rapportait Le Soir du 30 novembre. Par ailleurs, le général irlandais Patrick Nash a demandé que soit étudiée la possibilité de faire appel, le cas échéant, à de « l’outsourcing ». En bon français, l’engagement d’éléments non militaires. Des mercenaires ? « Non, pas du tout, explique un responsable militaire européen. C’est hors de question. Ce ne sont pas les capacités en troupes qui posent problème. » A voir...
La difficile préparation de l’Eufor en ferait presque oublier qu’officiellement celle-ci n’a vocation qu’à intervenir en soutien à la force de police de l’ONU, la Minurcat, dont on ne parle plus beaucoup. Dans son rapport du 17 décembre 2007 sur la Mission des Nations Unies dans le nordest de la république centrafricaine et au Tchad, le secrétaire général de l’ONU déplorait que sur les 300 policiers attendus, seuls 70 ont été sélectionnés et que « le nombre total de candidats présentés par les pays fournissant des policiers est toujours insuffisant. » Bref, là aussi, ça patine.
Dans le même temps, alors que la France avait obtenu les feux verts européens (Action commune 2007/677/PESC du Conseil de l’UE, 15 octobre 2007) et onusien (Résolution 1778 du 25 septembre 2007), ainsi que la mise en sourdine des réticences initiales des autres « poids lourds » européens (Libération, 20 juillet 2007, « Tchad : Paris veut enrôler les Vingt- Sept »), les critiques se manifestent de plus en plus ouvertement. Selon La Lettre du Continent du 22 novembre « l’Allemagne s’est carrément montrée hostile à l’opération, estimant que l’Europe devrait plutôt concentrer ses forces et ses moyens sur l’opération Minuad, au Darfour en 2008. Dans les débats au sein du Comité politique et sécurité (COPS) européen, Berlin s’est aussi inquiété de l’impact d’Eufor sur les “ dynamiques internes ” au Tchad et en Centrafrique. » Simultanément, un député vert autrichien, Peter Pilz dévoilait un rapport interne et confidentiel du ministère autrichien de la Défense daté du 9 novembre signé du major Généralmajor Christian Segur-Cabagnac (AFP, 27 novembre 2007). Celui-ci affirme que « le parti-pris net des Français en faveur du président Idriss Déby pourrait réduire significativement la marge de manoeuvre de l’Eufor et conduire les troupes de paix de l’UE à choisir leur camp. Il est redouté qu’un engagement des troupes françaises aux côtés des troupes gouvernementales ne peut être exclu, dans le cas où les rebelles, comme en avril 2006, décideraient d’attaquer la capitale, N’Djamena. » (Le Soir, 28 novembre 2007 : « Les objectifs cachés de Paris inquiètent »). Le rapport pointait ainsi les dangers que la position française ferait encourir aux soldats autrichiens. La fuite du rapport est-elle involontaire ? Toujours est-il que le ministre autrichien de la Défense Norbert Darabos reconnaissait publiquement fin novembre devant l’académie militaire que « l’importance de l’engagement français suscite bien sûr des interrogations ici où là » sur la neutralité de l’Eufor (AFP, 27 novembre 2007). Début décembre, un rapport rédigé par Björn Seibert, un ancien expert de l’armée allemande, pour le Massachusetts Institute of Technology (MIT) pronostiquait un enlisement de l’Eufor et un désengagement progressif des pays européens déjà peu enthousiastes. Plusieurs députés européens ont également manifesté leur scepticisme ou leurs craintes : ainsi le socialiste belge Alain Hutchinson, a appelé les Etats membres à « démontrer qu’il s’agira bien d’une force européenne » ; le Vert espagno Raül Romeya a estimé que « la force est excessivement liée à la France, ce qui pourrait avoir un effet défavorable », et Mary Lou McDonald, une députée issue de la gauche irlandaise du Sinn Fein a mis en garde contre une mission qui, dominée par la France serait « presque provocatrice » et « vraiment imprudente » (IPS, 19 décembre 2007, « La position française retarde l’envoi de troupes au Tchad). Plusieurs organisations humanitaires présentes sur le terrain, comme le CICR ou l’International Rescue Committee (IRC) ont fait part de leur crainte d’être associées par certains groupes armés à une force qui ne serait ni neutre ni impartiale, et de voir de ce fait leur action auprès des réfugiés compromises et leurs personnels mis en danger (IRIN, 26 décembre 2007, Tchad : Neutralité ou impartialité de la force nouvelle force internationale ?).
Des réticences et des critiques qui irritent
fortement notre ministre de la Défense, au
point qu’il a jugé bon d’endosser son costume
humanitaire entre la bûche de Noël
et le foie gras du 31, et d’aller sermonner
les autres pays européens depuis un
camp de réfugiés au Tchad, s’indignant
des « faiblesses et des défaillances européennes
» et plaidant « du fond du coeur »
pour un déploiement en janvier. Si les télévisions
françaises ont relayé cet appel à
la charité chrétienne sans trop se poser de
questions, pas sûr qu’il suffise à émouvoir
la prochaine « conférence de génération
de force » qui doit se réunir le 11 janvier à
Bruxelles et faire le point sur l’Eufor.
Les autorités françaises n’ont en effet
pas même fait semblant de réfréner leur
soutien militaire à la dictature tchadienne
pendant la phase de préparation de
l’Eufor. La Lettre du Continent révélait
le 17 décembre que l’Elysée et la Délégation
générale à l’armement (DGA) a fait
passer en procédure accélérée devant la
CIEEMG (Commission interministérielle
pour l’étude des exportations de matériels
de guerre) la livraison à Idriss Déby d’une
centaine de missiles Milan et de 20 postes
de tir. En mars dernier, la CIEEMG avait
déjà autorisé la Sofema (office français
d’exportation de matériel militaire) à exporter
25 véhicules blindés d’occasion,
livrés un mois plus tard accompagnés de
personnels du service action de la DGSE
(Bakchich, 19 décembre 2007, « Armement :
Le tchadien Idriss deby se blinde
en France »).
L’évolution de la situation au Tchad ne
contribue pas non plus à susciter des vocations.
Le chef irlandais de l’Eufor, encadré
par les militaires français, s’est rendu
à N’Djamena pour réitérer l’engagement
pris par la France auprès de Déby que
l’Eufor n’aurait pas pour fonction d’intervenir
dans les « affaires intérieures »
du Tchad (Libération, 5 novembre 2007,
« Déby entame le crédit de Sarkozy ») Le
même jour éclatait l’affaire de l’Arche de
Zoé. Il est vraisemblable que les militaires
tchadiens ont attendu le dernier moment
avant de mettre un terme à la scandaleuse
expédition, celle-ci constituant un moyen
de pression dans les relations franco-tchadienne
(et la livraison des missiles Milan
mentionnée ci-dessus pourraient être une
contrepartie au scénario judiciaire concocté
en commun par Déby et Sarkozy).
Le dirigeant tchadien a également rendu
visite le 10 novembre à son homologue et
protégé centrafricain, qui s’était déclaré
favorable à l’Eufor, car celle-ci aurait pour
effet de « gêner » les rebelles a-t-il expliqué
quelques jours plus tard (AFP, 20 novembre
2007). Les deux ont rendu public
une déclaration commune affirmant que le
mandat de la force européenne n’avait pas
vocation à être renouvelé. L’Eufor essuie
également des critiques inverses de la part
du Comité de Suivi de l’Appel à la Paix
et à la Réconciliation au Tchad (voir leur
mémorandum sur billetsdafrique.info).
Par ailleurs, les combats entre l’armée tchadienne
et les différentes rebellions (voir
Billets d’Afrique n°164, décembre 2007)
ont repris immédiatement après l’accord
mort-né signé en octobre en Libye, chacun
semblant pressé d’en découdre avant
l’arrivée des troupes européennes. A l’issue
des derniers combats, l’UFDD, qui a
à nouveau dénoncé les vols de reconnaissance
français au dessus de ses positions
au profit de l’armée tchadienne, s’est déclaré
« en état de belligérance » non seulement
avec la France, mais avec « toute
autre force étrangère sur le territoire national
» (AFP, 30 novembre 2007), visant
implicitement l’Eufor en préparation. Le
message a apparemment été bien reçu.
En outre, le 12 décembre, trois des rebellions
tchadiennes, l’UFDD du général
Mahamat Nouri, RFC de Timan Erdimi,
et l’UFDD-Fondamentale d’Abdelwahid
Aboud Makaye affirment avoir conclu un
nouvel accord de coordination militaire
pour unir leurs forces contre Déby.
Enfin selon le Canard Enchaîné du 5
décembre, « nos alliés européens ignorent
encore certains aspects secrets
de l’engagement français. Des petites
équipes du COS (Commandement des
opérations spéciales) opèrent dans
la zone frontalière du Soudan et du
Centrafrique, voire bien au-delà. Leur
mission : repérer les groupes rebelles
qui se réfugient dans ces Etats voisins,
et guider un avion Atlantique-2 pour
ses missions de reconnaissance ou
de préparation d’un éventuel raid de
Mirage. Il ne s’agit nullement d’initiatives
prises par quelque chef militaire
heureux de jouer à la guerre
dans l’“Afrique de papa”. La décision
vient de plus haut. » Pas sûr que cela
suffise à rassurer les autres pays européens,
d’autant plus que la tension entre
le Tchad et le Soudan, à la frontière
desquels se réorganisent les rebellions
tchadiennes à nouveau alliées, monte
à nouveau. Le 27 décembre, le Tchad
a accusé le Soudan de préparer « une
nouvelle agression » pour empêcher le
déploiement de l’Eufor. Le lendemain
le Soudan a accusé l’armée tchadienne
d’avoir fait une incursion terrestre et
des bombardements aériens en territoire
soudanais, et se réservait le droit
« de se défendre au moment et à l’endroit
qu’il jugera opportuns ». Déby
s’est déclaré « indigné » de ces accusations,
pourtant confirmées selon
l’AFP (5 janvier 2008) par des sources
militaires tchadiennes et d’autres observateurs.
Les bombardements tchadiens ont-ils
bénéficiés du repérage mené par les
hommes du COS mentionné plus haut ?
Le 5 janvier, lors d’une « manifestation
de soutien » à son régime, Déby a affirmé
à plusieurs reprises vouloir en
finir avec les rebelles, quitte à mener
la guerre à l’intérieur du pays voisin :
« Nous allons les détruire dans leur nid
à l’intérieur du Soudan ».
On saura maintenant rapidement si la
France réussit à nouveau à subordonner la
politique européenne de sécurité en Afrique
à la défense de ses intérêts françafricains.
Victor Sègre