Survie

Les complicités de la classe politique française

La face cassée de la République (épisode 7)

(mis en ligne le 1er mars 2009) - Pierre Rohman

La complicité française dans le génocide reste un sujet tabou pour notre classe politique, tabou qui s’étend au-delà des seuls décideurs aux affaires au moment de la tragédie. Retour sur quinze ans d’omertà pesante, ponctués de quelques minces brèches.

La grande difficulté de la classe politique hexagonale à regarder en face la vérité de l’implication française aux côtés du régime génocidaire rwandais, à étudier les faits en toute objectivité, repose en grande partie sur le contexte politique très particulier de l’époque. Cette cohabitation, entre un président de gauche et un gouvernement de droite, qui a scellé une improbable communauté de destin. Un pacte de silence toujours respecté entre les décideurs de l’époque appelés, pour beaucoup, à tenir les premiers rôles dans les gouvernement successifs, jusqu’à nos jours.

Verrouillage en règle

Édouard Balladur était en 1994 le Premier ministre de François Mitterrand, dont il n’a pas soutenu toutes les manoeuvres dans le dossier rwandais mais dont il doit aujourd’hui assumer tous les choix non contestés à l’époque. Candidat malheureux à la présidentielle d’avril 1995, il conserve toutefois un rôle non négligeable au sein de la majorité présidentielle et du Parlement, en particulier au sein de la commission des Affaires étrangères qu’il préside de 2002 à 2007. Ironie de l’histoire, c’est lui qui, en 2008, dirige les travaux de la commission sur la réforme de la Constitution qui ouvrira quelques (timides) opportunités à un contrôle parlementaire accru sur les interventions militaires françaises à l’étranger.
Concernant le dossier rwandais, c’est d’un verrouillage en règle qu’Édouard Balladur s’acquitte, au moment du génocide puis devant les parlementaires de la mission d’information de 1998, évoquant alors la thèse d’un complot antifrançais pour expliquer la polémique née de la publication d’articles du journaliste Patrick de Saint-Exupéry.
Bis repetita devant les micros braqués vers lui en 2004, au moment où le débat sur l’implication française rebondit, un sommet de désinformation étant atteint à l’occasion de la diffusion sur France 3 du film Tuez-les tous, le 27 novembre 2004. À sa demande, l’ancien Premier ministre obtient alors un droit de réponse diffusé aussitôt après le générique de fin, alors même que le débat sur le plateau, animé par Élise Lucet, n’a pas commencé. Sa déclaration, filmée en plan fixe est interminable. Si le format est digne des pires heures de l’ORTF, le contenu est encore plus inquiétant. Balladur ne regrette rien, il dit tout assumer. Quatre ans plus tard, mis en cause par le rapport Mucyo, menacé de poursuites pour complicité de génocide, il tient un discours invariable.
Édouard Balladur peut compter sur la solidarité et la fidélité de ses lieutenants de l’époque. Alain Juppé, alors ministre des Affaires étrangères, Dominique de Villepin, directeur de cabinet d’Alain Juppé au quai d’Orsay, François Léotard, ministre de la Défense, Bernard Debré, ministre de la Coopération ne trahiront jamais le pacte et reprendront même à leur compte les arguments de leur ancien Premier ministre, en particulier ceux d’une opération Turquoise « humanitaire » ayant contribué à mettre fin au génocide.
Dominique de Villepin, devenu ministre des Affaires étrangères sous Jacques Chirac, évoque même en 2003, sur l’antenne de RFI, la théorie révisionniste du « double génocide » (à laquelle Bernard Debré consacra lui carrément un ouvrage en 2006 intitulé La véritable histoire des génocides rwandais ), déclaration qui décida Patrick de Saint-Exupéry à démarrer la rédaction de L’Inavouable.

Sarkozy soutient son mentor Le Premier ministre comptait, en 1994, dans son équipe, un autre de ses protégés, en la personne de Nicolas Sarkozy, ministre du Budget. Ce poste ne le mettait pas à l’abri du dossier rwandais (on connaît le soutien financier apporté par la France au régime génocidaire, via BNP-Paribas), pas plus que son statut de porte-parole du gouvernement qui l’amena à déclarer à propos de l’opération Turquoise, le 20 juillet 1994. « C’est tout à l’honneur de la France de s’engager dans une opération humanitaire […] Imaginez ce que seraient ces images s’il n’y avait pas la zone de sécurité, si les soldats français de l’opération Turquoise n’avaient pas fait ce qu’ils ont fait avec un courage formidable  ». Une position invariable jusqu’à aujourd’hui (lire page 5).
Si le soutien de Nicolas Sarkozy à Édouard Balladur à l’occasion de la présidentielle de 1995, lui valut quelques inimitiés et la mise à l’écart des deux premiers gouvernements, Juppé, l’élève de Balladur ne pensa jamais à renier totalement son maître, fidélité témoignée par ailleurs à l’égard d’un autre de ses mentors, Charles Pasqua.
Peu disert jusqu’ici sur la question du génocide au Rwanda, sujet pourtant revenu d’actualité depuis 2006 du fait des tensions diplomatiques, puis du rapprochement avec Kigali, Nicolas Sarkozy a toujours défendu le rôle supposé positif joué à l’époque par Édouard Balladur, notamment à l’occasion du discours de Cotonou prononcé le 19 mai 2006. Dans ce discours de campagne supposé annonciateur d’une rupture avec la Françafrique, le candidat Sarkozy est apparu soucieux de se démarquer de Jacques Chirac, mais pas du Premier ministre de cohabitation de 1994.
« Quelles qu’aient pu être les insuffisances de la politique suivie par la France au Rwanda avant le génocide, en 1994, il y avait beaucoup de gens pour dénoncer les atrocités et les massacres commis contre les Tutsis, mais bien peu pour intervenir directement afin d’arrêter ce crime contre l’Humanité, comme le fit, seule, la France, sous l’autorité d’Édouard Balladur », déclara-t-il.

Frères d’armes

Les anciens protagonistes de l’époque ont donc toujours su monter au créneau pour défendre leur conception de l’honneur de la France ou réfléchir de concert à la stratégie à adopter en cas de polémique, comme lors de la parution du rapport Mucyo. Dans cette tâche, ils peuvent compter sur le soutien d’un contingent d’amis politiques particulièrement zélés.
Le 6 décembre 2006, alors que Kigali menace d’engager des procédures contre des Français pour « complicité de génocide », l’association France Turquoise, créée par le général Lafourcade pour défendre l’honneur des soldats français engagés dans cette opération, réunit à l’Assemblée nationale quelques témoins et « spécialistes  » particulièrement contestables (dont Pierre Péan). L’invitation émane du député UMP et ancien ministre de la Coopération Bernard Debré, qui, dans son intervention, rend hommage à François Mitterrand pour avoir, en juin 1994, organisé une « opération humanitaire » alors que « personne ne voulait y aller ». À ses côtés, une petite garnison de parlementaires parmi lesquels les députés UMP Jaques Myard (qui s’était déjà illustré lors des débats de la Mission d’information parlementaire) et Michel Voisin, qui créera deux mois plus tard une délégation « assemblée nationale » de l’Association France Turquoise.
Le 20 octobre 2007, un colloque organisé au Sénat sous le thème « La France et le drame rwandais » réunit l’écrivain Pierre Péan, des militaires français (Jean-Claude Lafourcade, Jacques Hogard), des hommes politiques (Paul Quilès, Xavier de Villepin, père de l’ancien Premier ministre) et des opposants rwandais, mobilisés pour défendre l’honneur de la France.
Ces deux événements mettent en scène la solidarité affichée entre dirigeants politiques et représentants de l’état-major. Une couverture mutuelle, sans doute contrainte par le risque qu’un jour chacun ait à répondre de ses actes devant la Justice, qui volera peut-être en éclat le jour où des enquêtes sérieuses seront menées sur la hiérarchie des responsabilités à l’oeuvre.

Le fantôme de Mitterrand

La présence d’Henri Emmanuelli, député PS des Landes et ancien proche de François Mitterrand à la conférence de presse de France-Turquoise ou celle du député Paul Quilès au colloque révisionniste du 20 octobre 2007 rappelle qu’à gauche aussi, des solidarités se sont mises en place après 1994, une omertà des plus caractérisées frappant en particulier le rôle majeur joué par François Mitterrand dans cette tragédie.
Président de la République en fin de règne et en fin de vie au moment du déclenchement du génocide, François Mitterrand est, rappelons-le, emporté par un cancer en janvier 1996 sans qu’aucun inventaire des dérives passées ne soit publiquement dressé par ses dauphins à la tête du PS malgré les promesses de Jospin sur le « droit d’inventaire ». Le dossier rwandais, même s’il en embarrasse plus d’un, devient un tabou que la nomination en 1997 d’un Premier ministre socialiste, Lionel Jospin, pourtant peu admiratif de la politique africaine menée par Jacques Chirac et ses prédécesseurs ne fera pas tomber. Quand Lionel Jospin désigne Hubert Védrine, ancien secrétairegénéral de l’Élysée de 1991 à 1995, comme ministre des Affaires étrangères, on comprend que l’aggiornamento sur la politique africaine n’est pas encore pour tout de suite. « Envoyer Hubert Védrine au Quai d’Orsay, c’était comme hisser le drapeau blanc avant d’avoir livré bataille », écrit en 2002 François-Xavier Verschave dans Noir Chirac. Reconnu à gauche comme à droite comme un spécialiste des relations internationales, en particulier lorsqu’il s’agit de critiquer l’hégémonie anglo-saxonne, thème flatteur pour les souverainistes de tout poil, Védrine est, en effet, également, le gardien d’une « ligne dure » sur la question de l’implication de la France dans le génocide, ligne conservée jusqu’à nos jours. De tous les protagonistes de l’époque, il est même sans doute celui qui se montre le plus actif dans l’art de manier le contrefeu et la contre-vérité, défendant jusque devant le tribunal les thèses de Pierre Péan (le 25 septembre 2008 lors du procès intenté par SOS Racisme) et recommandant à qui veut bien l’entendre les écrits de Stephen Smith…plutôt que ceux de Survie.
L’aura de François Mitterrand, l’admiration témoignée à Hubert Védrine, régulièrement invité aux colloques, débats organisés par le PS et ses sections locales, fait donc du dossier rwandais un sujet embarrassant pour les dirigeants socialistes. Chez certains, on relève également la volonté de défendre (ou de penser défendre) l’honneur de la France et de son armée, préoccupation partagée par leurs collègues de droite. Et ne négligeons pas la méconnaissance du dossier dont font preuve bien d’autres, souvent doublée de visions caricaturales sur l’Afrique. Le 26 juin 1994, Ségolène Royal déclarait ainsi sur le plateau de l’Heure de vérité à propos du Rwanda : « Il faut quand même rappeler que la politique africaine est toujours prise dans une contradiction. C’est-à-dire soit on conforte les pouvoirs en place parce qu’on se dit « au moins c’est la stabilité », on évite les guerres ethniques ou les guerres tribales, soit on pousse à la démocratisation, on organise des élections, qui débouchent souvent sur des conflits extrêmement violents. »

Ouvertures ?

Heureusement, au sein de la classe politique, quelques volontés de faire progresser le travail de vérité ont pu s’exprimer depuis 1994, y compris au sein du PS. Des rencontres menées par des militants de Survie dans le cadre des démarches de plaidoyer qui ont entouré les élections présidentielles et législatives de 2007 ont effet montré que chez certains responsables socialistes, l’envie de se débarrasser de l’encombrante réputation françafricaine du parti pouvait être plus forte que la fidélité à telle ou telle « figure » du parti.
Ces « résistances » ne sont pas totalement nouvelles, même si elles sont restées longtemps anecdotiques. Dans un article de novembre 1996, Billets d’Afrique citait des prises de parole de quelques socialistes sur le sujet, rappelant par exemple que le 16 juin 1994, au moment du débat sur le lancement de Turquoise, Pervenche Bernès, sans s’attaquer pour autant à François Mitterrand, avait écrit pour son parti un communiqué critique sur les desseins réels de cette opération (avant que le PS ne finisse par donner sa bénédiction à l’intervention). Le député socialiste de la Gironde, Pierre Brana, rapporteur de la mission d’information de 1998 fut, quant à lui, de ceux qui prirent part le plus activement dans les auditions et eut en particulier fort à faire pour tenter d’éviter certains verrouillages de ses collègues. Au sein de la gauche parlementaire, c’est toutefois en dehors du PS que sont venues les critiques les plus sérieuses.
En 1998, des députés communistes et verts ont réclamé la création d’une véritable commission d’enquête parlementaire, au lieu de la mission constituée et présidée par Paul Quilès. Le communiste Jean-Claude Lefort, vice-président de la mission, refusa d’ailleurs, à la différence de son groupe parlementaire, de voter le rapport final et, par la suite, il prit position à plusieurs reprises pour la création d’une véritable commission d’enquête, ce que les Verts réclamèrent à nouveau à leur tour dans un communiqué publié le 7 avril 2004. À la même période, d’autres députés d’opposition interpellaient à leur tour le gouvernement sur le retour de la polémique sur l’implication de la France dans le génocide, dix ans après son déclenchement. À gauche de la gauche, et dans certains milieux militants, la complicité française dans le génocide au Rwanda apparaît comme un des symboles les plus emblématiques du néocolonialisme français en Afrique.

Quelle envie de savoir ?

Depuis 2004, les mobilisations et interventions de députés sur le sujet ont été très ponctuelles, presque toujours liées à des actualités particulières. En mai 2004, lors de la commémoration du 10e anniversaire du génocide, deux députés, le communiste Jean-Claude Lefort (encore lui) et, plus surprenant, l’UMP Jacques Remillier, se font remarquer par des questions écrites remettant très fortement en cause le rôle de la France. Les deux députés n’obtiendront de réponse écrite que quatorze mois plus tard (J.0. du 27 septembre 2005).
D’autres interventions ont été suscitées par l’interpellation directe d’ONG, les élus (de toutes tendances) se contentant de reproduire fidèlement dans le texte de leur question écrite les arguments énoncés par l’organisation (plusieurs questions sur l’implication de la France ont par exemple été posées au printemps 2005 à la suite des courriers d’interpellation d’Amnesty International). D’autres se sont polarisés sur les turbulences diplomatiques entre Paris et Kigali, actualité coïncidant avec l’offensive de divers ouvrages révisionnistes, contribuant ainsi à semer encore davantage la confusion dans certains esprits. Beaucoup de députés, ne sachant pas ou ne voulant pas savoir qui croire, acceptent ainsi le discours des extrémistes. En février 2007, Jean-Claude Lefort a ainsi été un des seuls parlementaires à s’offusquer de voir un de ses confrères créer une antenne de l’association France Turquoise à l’Assemblée (voir plus haut), l’organisation d’un colloque révisionniste au Sénat le 20 octobre ne suscitant, quant à elle, pas de réaction.
Quinze ans après le génocide, si l’envie d’en finir avec les pages les plus sombres de la Françafrique est présente parmi de nombreux représentants de la classe politique française, elle revient donc souvent à éviter de trop se pencher sur les épisodes sombres du passé.
Quant à ceux qui sont directement impliqués dans le dossier, mieux vaut ne pas compter sur eux pour soulever le couvercle de la marmite. À l’occasion d’un entretien avec des ONG, François Loncle évoquait, en octobre 2008 une réunion tenue quelques mois auparavant ayant rassemblé certains de ces responsables (Balladur, Juppé, etc.) ainsi que des parlementaires de la mission de 1998, pour une discussion des plus houleuses dans laquelle il fut notamment question des points de vue exprimés par Bernard Kouchner à Kigali, le 26 janvier 2008. Kouchner avait rappelons-le évoqué la « faute politique commise par la France au Rwanda » suscitant la colère d’Édouard Balladur et quelques autres.
À la veille de la commémoration du 15e anniversaire du déclenchement du génocide, davantage que dans la volonté de la classe politique de faire la lumière sur les responsabilités à l’oeuvre et de sanctionner les coupables, c’est bien encore une fois la mobilisation des citoyens qui sera déterminante pour que les projecteurs se braquent à nouveau sur cette tragédie que beaucoup voudraient voir sombrer dans les oubliettes de l’histoire. Comme en 2004, au moment où Survie lançait dans toute la France une vaste campagne de mobilisation sur ce thème, il est encore indispensable en 2009 de faire toute la lumière sur « les victimes et les complices oubliés du génocide ».

Pierre Rohman

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