Survie

Nous voici « au bord du marigot » !

(mis en ligne le 1er décembre 2009) - Comi Toulabor

À trois mois de la présidentielle prévue le 28 février 2010, analyse des enjeux et des rapports de force de la scène politique togolaise alors que Faure Gnassingbé fait des oeillades appuyées à la France.

Elle est bien futée la pythie qui sera en mesure de prédire si la présidentielle, élection capitale, attendue des Togolais aura lieu ou non. Capitale, car soit elle consolidera la dynastisation du clan Gnassingbé, soit elle permettra enfin une alternance. Capitale encore parce que dans le pré carré françafricain, le Togo sera le premier à inaugurer par une élection majeure l’année 2010, proclamée « l’Année de l’Afrique » afin de célébrer le cinquantenaire des indépendances africaines. En attendant de voir l’armée togolaise mono-tribale et poly-brutale défiler martialement le 14 juillet sur les Champs Elysées, le scrutin de février sera l’occasion de vérifier les véritables intentions de « rupture » de Nicolas Sarkozy qui a donné sa bénédiction aux récentes mascarades au Congo-Brazza, au Gabon, en Mauritanie et au Niger dans la pure tradition de ses prédécesseurs. C’est dire tout l’enjeu qui entoure la présidentielle togolaise à la fois comme les autres et pas comme les autres en bien de ses aspects.

Où en est l’opposition devenue un ectoplasme à force de nomadisme politique ? Où en est le pouvoir RPT (Rassemblement du Peuple Togolais), ébranlé par la récente « affaire Kpatcha », mais solidement en place depuis 1967, de père en fils, passé maître dans la haute voltige de la manipulation, de la fourberie et dans l’art d’allécher ses opposants par quelques sucettes et cacahuètes empoisonnées ?

Une opposition épuisée, sans stratégie lisible

Les partis d’opposition viennent de sortir de leur atonie politique en mettant sous pression le pouvoir RPT par des revendications touchant à des réformes constitutionnelles et institutionnelles, actées dans une douzaine d’accords jamais appliqués. Notamment le dernier en date, l’Accord politique global (APG) du 20 août 2006 sous l’égide du facilitateur ambigu, le burkinabé Blaise Compaoré, considéré comme le parrain sous-régional françafricain de Faure Gnassingbé à la mort de son père en février 2005.

Sans être précis dans les termes, cet APG imposait « la révision du cadre électoral », des « réformes institutionnelles », d’examiner « les problèmes de sécurité » et « le problème de l’impunité », etc.

Le 26 septembre 2009, quatre partis d’opposition (CAR, CDPA, PSR, OBUTS) conduits par le plus important d’entre eux, l’Union des forces de changement (UFC) de Gilchrist Olympio, ont organisé un meeting réussi au cours duquel ils réclament « le rétablissement du mode de scrutin uninominal majoritaire à deux tours » conformément à l’APG qui n’est pas aussi précis, d’autant que Gilchrist Olympio (pas l’UFC en tant que parti) et le RPT n’y étaient pas favorables. Il faut savoir que cette revendication a été soulevée pour la première fois dans une lettre datée du 10 septembre adressée par le secrétaire général du CAR, Dodji Apevon, au facilitateur Compaoré qui préféra esquiver par un silence épais. Plus tard, dans un « Mémorandum pour une élection transparente en 2010 au Togo » du 29 octobre, le secrétaire général de l’UFC, Jean-Pierre Fabre, récapitule les onze points qui font grief avec le pouvoir. Mémorandum qui reprend les recommandations de la Mission d’observation électorale de l’Union européenne à la suite des législatives contestées d’octobre 2007. A son tour, le président de l’UFC, Gilchrist Olympio, insiste sur cette demande de scrutin à deux tours dans un communiqué signé du 12 novembre, assortie de menace de boycott à peine voilé, alors qu’il s’est toujours opposé à ce mode de scrutin. Il est relayé trois jours plus tard, le 15 novembre, par le CAR, ces deux formations avec leurs 31 députés contre 50 RPT constituant l’opposition parlementaire depuis les législatives d’octobre 2007. Comme à son habitude, le RPT réagit en trois temps : dans un premier temps il fait la sourde oreille, dans un second temps, son secrétaire général pose la question de la pertinence d’une telle revendication, et dans un troisième temps, son ministre- conseiller spécial à la présidence, le Français Charles Debbasch, persifle l’irresponsabilité de l’opposition dont la menace de boycott est un aveu de fiasco électoral annoncé.

Une commission électorale sous tutelle

C’est au moment où l’opposition semble reprendre du poil de la bête que la commission électorale (CENI) annonce, le 16 novembre, le report de la révision des listes électorales au 18 décembre alors actée dans son agenda au 19 novembre. Parce que, fait-elle remarquer, d’une part « la plupart des listes des membres des Comités de liste et cartes ne [lui] sont pas encore parvenues », d’autre part « les textes et le reconditionnement des équipements de révision des listes électorales par les sociétés prestataires de service ne sont pas encore achevés » et enfin « les différents documents ainsi que les supports de sensibilisation devant servir à la révision des listes électorales sont en cours de finalisation  ». Pour la première fois de son histoire, la CENI est chargée d’organiser de A à Z une élection, qu’elle supervisait seulement, alors qu’on sait bien qu’elle ne dispose pas de ressources (humaines, techniques, savoir-faire, etc…) nécessaires pour le faire.

Par ailleurs, se pose la question de son indépendance qui implique qu’au moins la « compétence  », la « probité » et « l’impartialité » soient les critères cardinaux qui président à la désignation de ses membres. Mais une CENI « indépendante » de toute tutelle politique ne s’est jamais vue au Togo, toujours placée, au moins, sous l’autorité du ministère de l’Intérieur et de la présidence de la République, directement intéressée. La nomination de ses membres obéit à des critères d’appartenances partisane et ethnique qui se corrèlent et surplombent tout critère de sélection rationnel et universel. C’est à partir de cette corrélation, durablement imposée, en grande partie, par le pouvoir, que le RPT et son opposition se livrent bataille pour le contrôle de la direction de la CENI, stratégique dans la production des résultats électoraux.

C’est cette corrélation qui explique largement l’éjection de Henri Lardja Kolani, censé être proche du pouvoir. Ejection réclamée par l’opposition parlementaire qui va participer assez paradoxalement à l’élection de son remplaçant, Issifou Taffa Tabiou, un militant du RPT pur jus selon son état de service. Il est en effet membre du Comité central du RPT, et depuis 2008, conseiller technique auprès de Pascal Bodjona, ministre d’Etat, ministre de l’Administration territoriale, de la Décentralisation et des Collectivités locales et son homme de main. Après cette erreur de casting monumentale, l’opposition pourra-t-elle revenir sur la composition très inégale de la CENI en sa défaveur avec seulement 5 membres contre 12 proches du pouvoir ?

Faure en terrain miné

Pendant ce temps, Faure Gnassingbé est dans un état de fragilité qui s’est aggravé au fur et à mesure que l’échéance du 28 février s’approche. Il s’est rendu compte que s’asseoir dans le fauteuil de son père ne suffit pas à lui conférer la légitimité et qu’il n’arrivera pas à faire oublier les conditions meurtrières dans lesquelles il a capté le pouvoir en février- avril 2005. Scandalisés par la mauvaise gestion de l’héritage et des conflits sans fin, des généraux et des officiers de l’armée ainsi que des barons civils du régime, qui avaient cru miser sur le bon cheval et l’avaient imposé à la population avec le soutien cynique de Jacques Chirac, ont déserté le navire ou sont garés dans les parkings souterrains du pouvoir. Ses parrains régionaux et internationaux de l’époque ont pris aussi diverses voies obliques  : le président ghanéen John Kufuor et son homologue nigérian Olusegun Obasango ne sont plus aux affaires, et surtout Jacques Chirac ainsi que le VRP de Faure, Louis Michel, déguisé en commissaire européen, ne peuvent plus instrumentaliser l’OIF, la CEDEOA ou l’Union africaine (UA). L’imprévisible dictateur libyen, Mouhamar Khadafi, n’a pas les mêmes ressources qu’Obasanjo pour mettre facilement l’UA qu’il préside au service de son poulain Faure. Lequel peut toutefois trouver des soutiens auprès du burkinabè Blaise Compaoré, le sénégalais Wade voire son sosie, Ali Bongo et quelques amis obscurs de son père. On ne sait pas ce que fera vraiment la France sarkozyste qui n’a pas encore clarifié ses positions.

Même si Faure lui a fait des clins d’oeil appuyés en éjectant du port à containers de Lomé, Dupuydaudy, ennemi de l’ami Bolloré ou la société Moov pour Orange France, rien n’indique expressément que le président Sarkozy soutiendra Faure comme le fit Chirac en 2005.

Mais sa Realpolitik, consistant en la rupture dans la continuité et en sa symétrie, la continuité dans la rupture, avec ses réseaux parallèles, lui permet d’afficher les contorsions les plus inattendues avec un superbe aplomb.

En outre, plus qu’hier, le clan familial Gnassingbé est également écartelé entre ses faucons sanguinaires et ses colombes au comportement imprévisible. Faucons parce qu’attachés à la partie autoritaire de l’héritage et colombes car prônant des compromis avec l’opposition pour la survie même de l’héritage. Les deux tendances incarnées à différents moments par le demi-frère Kpatcha qui n’a cessé d’opposer sa légitimité de bio-héritier pur-sang bleu kabyè à Faure, le bâtard au sang mêlé, donc impur et illégitime. La tension, momentanément et artificiellement résorbée par son embastillement en avril dernier pour tentative présumée de coup d’Etat, est promise à rebondir avec vigueur à tout moment. Ce qui met Faure dans de petits souliers, incapable à ce jour d’organiser le congrès du RPT pour s’auto-investir candidat, préférant aller chercher le réconfort moral chez la pythie de son père à Rome où il est plus régulier qu’à Karapya, le bio-fief régional du clan où il est indésirable.

L’opposition, miroir déformant du pouvoir

Le délitement des trois piliers du pouvoir Gnassingbé (armée, RPT et clan familial) ne profite guère à l’opposition, fragmentée en plusieurs morceaux dont la plupart sont favorables à l’idée de rassemblement sans pouvoir l’imposer. Compte tenu de son statut de leader historique de l’opposition et surtout de sa popularité indéniable au sein de la population, Gilchrist Olympio, qui devrait être la cheville ouvrière de ce rassemblement bâti sur des accords électoraux et gouvernementaux, n’y voit toujours aucun intérêt. Conscient de son hégémonie et tenant la clé d’une possible victoire, il invite, par voie de communiqués, ses alliés potentiels à soutenir ses positions quand il ne les somme pas de rallier son parti ou de venir s’y fondre tout simplement. L’opposition tourne en rond, sans stratégie lisible, sans véritable leadership crédible, alors que tout le monde est convaincu que seule l’union est en mesure de mettre sérieusement Faure en difficulté. Constamment harcelée par le pouvoir, épuisée de ses vingt ans de lutte sans succès, évidée par la personnalité politique peu fiable de Gilchrist Olympio en qui la population voit toutefois son salut indécrottable, l’opposition togolaise s’est peu à peu transformée en miroir à peine déformant du pouvoir dont elle reproduit les fourberies et l’immobilisme. Les quelques rares organisations de la société civile ne sont pas assez puissantes pour prendre fermement le relais de cette opposition faillie.

Faure prépare son élection

Faure, bien qu’affaibli, n’entend pas baisser les bras. Aussi socialisé aux bonnes manières de son père, achète-t-il des armes, suscite la création de milices, d’associations et de partis satellites, arrose de billets de banque tout ce qui bouge dans son champ visuel, accorde des microcrédits même à qui ne demande rien, réécrit les textes électoraux, redessine les préfectures, taille un corset juridique aux médias privés, creuse des puits, construit un dispensaire, une école et un marché, implante un camp militaire, nomme ses hommes à la tête de l’armée, distribue aux membres de la CENI des 4x4 rutilants. Ces symboles de pouvoir pourront circuler sous les vivats des 6 000 policiers et gendarmes de la Force Sécurité Election Présidentielle 2010 (Fosep), chargée de « garantir la sécurité avant, pendant et après l’élection présidentielle de 2010 et aussi de préserver un climat de paix et de sérénité sur l’ensemble du territoire togolais  ». A la tête de ce dispositif sécuritaire est placé le lieutenant-colonel Yark Damehane, un gendarme de sinistre réputation, familier des rapports des organisations internationales de défense des droits de l’homme. Le RPT se targue d’avoir déjà les résultats en poche que le vote viendra entériner.

Dans ce paysage qui désole, il faut signaler le travail du Comité de pilotage composé des représentants des Etats-Unis, de la France, de l’Allemagne, de l’Union européenne et du PNUD. Surveillant la prochaine présidentielle comme du petit lait, il est de plus en plus ferme envers le pouvoir RPT à l’image de l’ambassadrice américaine, de l’ambassadeur d’Allemagne et même de France au Togo qui expriment leurs « préoccupations » quant à l’organisation d’une présidentielle transparente et sincère. Le pouvoir ressent son document « Projet d’appui au processus électoral  » pour le moment confidentiel comme un coup de poing dans le ventre et s’oppose à sa publication. Ses pressions sur Faure sont saluées par l’opposition qui apprécie mal que le comité de pilotage ait confié le coaching de la Fosep à la France qui n’inspire pas de confiance auprès de l’opinion.

A la veille de ce scrutin décisif, nombreux sont les cartons rouges adressés à Faure, sans que pour autant l’opposition soit en mesure d’en tirer un avantage probant pour l’alternance. On est dans ce paradoxe à la Buridan où le président sortant se sent contraint de frauder par habitude même s’il peut gagner à la régulière, tandis que l’opposition qui a toutes les chances de victoire ne bouge pas trop comme on l’attend. A ceux qui lui reprochent son absence de vision politique, Gilchrist Olympio aime à leur répondre qu’au bord du marigot, il saura comment faire pour le traverser. Nous y sommes maintenant.

Comi M. Toulabor CEAN-Sciences Po Bordeaux

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 186 - Décembre 2009
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