Survie

Rapport Mutzinzi : un document très embarrassant pour l’armée française

(mis en ligne le 1er février 2010) - Billets d’Afrique et d’ailleurs..., Mehdi Ba

Deux ans durant, une commission de sept personnes dirigée par Jean Mutzinzi, ancien président de la Cour suprême du Rwanda, a enquêté sur l’attentat contre l’avion du président rwandais Habyarimana, le 6 avril 1994, prélude au génocide des tutsi.

Le rapport de la commission Mutzinzi désigne clairement le clan des extrémistes hutus, dont certains officiers des ex-Forces armées rwandaise (FAR), comme étant à l’origine de l’attentat. Ceux-ci considérant que le président Habyarimana avait « trahi leur cause ». En décembre dernier, le magazine Continental avait, pour la première fois, divulgué des extraits de ce rapport. Outre l’accès aux documents du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), les comptes rendus des tribunaux rwandais et de la justice belge, la commission Mutzinzi a auditionné 557 témoins, notamment d’anciens militaires des ex-Forces armées rwandaises (FAR) ou membres de la garde présidentielle présents autour de l’aéroport de Kigali, le 6 avril 1994. Le rapport du comité d’experts rwandais conclut que «  l’avion Falcon 50 du président Habyarimana a été abattu à partir du domaine militaire de Kanombe [ndlr : fief de la garde présidentielle] par des éléments des Forces armées rwandaises (FAR) qui contrôlaient cette zone ». C’est ce qu’expliquent d’anciens membres des FAR, des techniciens et des employés de l’aéroport ainsi que des militaires de la Mission des Nations unies pour l’assistance au Rwanda (MINUAR) et de la coopération technique militaire belge.

L’enquête du juge Bruguière avait conclu à la responsabilité du Front patriotique rwandais (FPR) dans l’attentat. Une « enquête » partiale, qualifiée, dans nos colonnes (Billets d’Afrique n°183, septembre 2009), de manipulation par Jean-François Dupaquier, historien et témoin-expert auprès du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR).

Mehdi Ba est rédacteur en chef-adjoint de Continental Mag. Il est l’auteur de Rwanda. Un Génocide français (L’Esprit frappeur, 1997). Il répond aux questions de Billets d’Afrique.

Billets d’Afrique : Comment le rapport Mutzinzi été perçu en France ?
Mehdi Ba : Il a été accueilli plutôt favorablement, comme une contribution intéressante si on en juge par les articles de presse parus sur le sujet. Ce que l’on peut regretter, c’est qu’ils soient un peu « passifs ». On n’a pas vraiment senti que les journalistes allaient s’emparer des conclusions du rapport pour enquêter, vérifier et valider par eux-mêmes les témoignages puisque, du côté des détracteurs, on invoque un rapport partisan commandé par le pouvoir rwandais.
Est-ce qu’il a été possible à l’Etat rwandais de susciter le témoignage ou de manipuler les 557 témoins figurant dans le rapport ? Il suffirait de se rendre au Rwanda et de recouper les éléments les plus importants du rapport.

Avec ce rapport très documenté, l’enquête du juge Bruguière n’apparaît- elle pas encore plus comme une opération politique ?
Mehdi Ba : Ce qui est certain, c’est que du point de vue judiciaire, il est difficile d’envisager la fin de l’instruction. Si l’on se réfère aux conclusions du juge Bruguière dans son ordonnance de novembre 2006, les éléments révélés par le rapport Mutzinzi n’ont manifestement pas été pris en compte. Il serait donc naturel que le juge Trévidic, qui a pris la suite de Bruguière, se déplace au Rwanda, interroge les témoins, tente de faire parler les débris de l’avion et recoupe un certain nombre d’éléments figurant tant le dossier Bruguière que dans le rapport Mutzinzi.
Et notamment la faisabilité de l’attentat tel qu’il est décrit chez Bruguière, c’est-à-dire un commando du FPR qui aurait fait le trajet en voiture depuis le Conseil national de développement (CND) jusqu’à la colline de Masaka (et retour) avec des missiles sol-air. A défaut, les conclusions de Bruguière ne peuvent passer aujourd’hui que pour des conclusions très intermédiaires et très partielles.

La conclusion générale du rapport est sévère : « L’ordonnance du juge Bruguière, engagée à l’initiative d’un mercenaire au service de la famille Habyarimana a participé à une propagande constamment répétée avec le relais de puissants relais négationnistes  ». De quel mercenaire s’agit-il ? Paul Barril ?
Mehdi Ba : On parle bien de Paul Barril. Car il faut revenir au départ de l’instruction. C’est la famille Habyarimana qui souhaitait, la première, se constituer partie civile.
Elle était défendue par maître Hélène Clamagirand, par ailleurs avocate historique de Barril. Or, cette demande avait été rejetée par la justice française. Fin 1997, quand la fille de Jean-Pierre Minaberry, un des pilotes français tués dans l’attentat du Falcon présidentiel, se constitue partie civile, elle le fait avec la même avocate. Dans les premières pièces versées en procédures, il y a une série de témoignages qui sont, en fait, les témoignages de la famille Habyarimana et notamment celui du fils cadet, Jean-Luc, témoin oculaire de l’attentat selon lui.
D’après moi, ce sont ces éléments qui sous-tendent la conclusion dont vous faites référence.
L’autre élément que l’on peut donner, c’est que Barril a été entendu, au moins à deux reprises par le juge Bruguière et que ces auditions ont été très conciliantes. D’une part, il se contredit totalement sur certains points d’une audition à l’autre et cela n’est pas relevé par le magistrat. D’autre part, il y a la question de son rôle controversé, certains le suspectant d’avoir participé à l’attentat, lui-même se vantant d’avoir été présent à Kigali à cette époque.
On n’a pas été très soucieux de le confronter à des questions gênantes. En revanche, on a pris pour argent comptant ce qu’il pouvait indiquer au sujet de l’attentat.

1994, Rwandais armés de machettes, haches et gourdins cloutés.

Curieusement, la Mission d’information parlementaire de 1998 ne l’a pas entendu !
Mehdi Ba : Oui, clairement. Certains parlementaires se sont défaussés, d’abord en faisant mine de le prendre pour un rigolo, ensuite, devant les pressions, la mission a décidé de l’auditionner… quelques jours seulement avant la publication de son rapport. Paul Barril avait eu beau jeu de prétendre réserver son témoignage justement pour l’information judiciaire que venait d’ouvrir, en mars 98, le juge Bruguière.

D’après Patrick de Saint-Exupéry, « il est le pivot d’une toile d’araignée entre l’Elysée de Mitterrand et les extrémistes qui commettront le génocide ». Sera-til de nouveau entendu par le nouveau juge en charge du dossier, Marc Trévidic  ?
Mehdi Ba : Personne ne peut le dire. Sachant que c’est un dossier énorme, on ne peut pas considérer que mécaniquement, il doive être réentendu. On peut toutefois avoir quelques raisons à le faire. Ce serait, d’une part, le fait qu’il se contredise sur un point important : a-t-il vu, oui ou non, le tube lance-missiles, prétendument retrouvé à Masaka ?
Il faut cerner cette contradiction puisque c’est quand même une des pièces à conviction invoquées par Bruguière. Enfin, on pourrait lui demander dans quel contexte précis, il affirme être allé récupérer, de lui-même, des pièces à conviction qu’il aurait retrouvé à l’aéroport. Mais ce qui manque à l’enquête Bruguière, c’est tous ceux qui n’ont pas été entendus comme le chercheur Gérard Prunier par exemple ! Il a quand même laissé entendre, devant la mission Quilès, que Paul Barril pourrait connaître des personnes impliquées dans l’attentat, qu’il pourrait en dire plus mais qu’il craint pour sa vie.
S’il était entendu, comme d’autres, dans l’instruction, on ne peut pas écarter l’hypothèse que d’autres informations concernant Paul Barril soient divulguées. Ce qui impliquerait de nouvelles auditions.

Quelles suites peut-on attendre de la publication du rapport Mutzinzi ?
Mehdi Ba : Que le rapport Mutzinzi soit pris en compte dans l’instruction par le juge Trévidic. La première conséquence serait de lancer une commission rogatoire internationale au Rwanda pour creuser les pistes contenues dans le rapport. Si la justice française décidait de faire l’impasse, alors que d’autres juges d’instructions, sur d’autres affaires, se sont rendus au Rwanda, on ne pourrait que mettre en doute la volonté de la justice française de connaître la vérité sur cet attentat.

Le rétablissement annoncé des relations diplomatiques avec le Rwanda a-t-il eu selon lui une incidence sur le contenu du rapport ?
Mehdi Ba : Je pense, qu’indépendamment de cette question sur laquelle je n’ai pas d’éclairage particulier, il était opportun de la part du comité d’expert qui a commis le rapport, de ne mentionner, concernant la France, que les aspects purement factuels et tangibles. En l’occurrence, la présence immédiate d’une équipe d’assistants militaires français qui s’est rendue sur les lieux du crash et qui, très certainement, d’après les témoins, auraient récupérés un certain nombre d’éléments comme la boîte noire, des morceaux de carlingue ou les têtes de guidage infrarouges des missiles. Grégoire de Saint-Quentin qui dirigeait cette équipe s’est aussi contredit, sur certains points, dans l’instruction Bruguière. Ce qui est très embarrassant pour l’armée française puisque, dans ce cas, il s’agit d’un officier en service et non pas d’un franc-tireur comme Barril. L’autre point important étant les magouilles ou les manipulations autour de la boîte noire de l’avion.
Sur ce point, le comité d’experts est extrêmement méticuleux et démontre que le Falcon présidentiel disposait bien d’une boîte noire.

Un pôle génocide pour se donner bonne conscience ?

Dans un contexte de rétablissement des relations diplomatiques avec le Rwanda, Bernard Kouchner et Michèle Alliot-Marie annonçaient la création d’un pôle « génocide et crimes contre l’humanité » au TGI de Paris dans une tribune parue dans Le Monde (6 janvier). « Patrie des Droits de l’homme, la France ne sera jamais un sanctuaire pour les auteurs de génocide, de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité  », affirment-ils, alors qu’ils savent pertinemment que c’est déjà le cas.
La Coalition française pour la Cour pénale internationale (CFCPI), dont Survie est membre, a immédiatement fait remarqué qu’« il ne suffit pas d’avoir les juges, encore faut-il les lois qui leur permettent d’agir », et de réclamer à nouveau le vote de la loi adaptant le droit pénal au statut de la Cour pénale internationale.
Pour mémoire, l’examen de cette loi par l’Assemblée nationale est sans cesse repoussé, et le projet soumis aux sénateurs a été amendé de manière qu’il soit rendu inapplicable.
Tout est fait par ailleurs pour que les poursuites éventuelles restent sous contrôle du pouvoir exécutif.

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