Survie

Polynésie française - Toxique : Enquête sur 
les essais nucléaires

rédigé le 5 avril 2023 (mis en ligne le 7 septembre 2023) - Marie Bazin

C’est à plus de 15 000 km de son territoire que l’État français décide, dans les années 1960, de tester sa machine de guerre nucléaire : en Polynésie française, « collectivité d’outre-mer » en droit, mais « colonie » dans les faits, comme le prouve l’histoire de ces essais nucléaires et leurs conséquences dramatiques.

En 2021 est parue la première enquête journalistique approfondie sur les essais nucléaires français en Polynésie : le livre Toxique. Fruit de la rencontre entre l’ONG Interprt spécialisée sur les écocides, Sébastien Philippe, un ingénieur et enseignant chercheur spécialisé en nucléaire militaire, et Tomas Statius, un journaliste du média d’investigation Disclose, cette enquête balaie tous les tenants et aboutissants de ces essais nucléaires, dans un ouvrage synthétique et très accessible.
C’est toute la Polynésie – son peuple, sa terre, sa mer, son ciel et même son sous-sol – qui a servi de cobaye pour le nucléaire militaire français de 1966 à 1996, à travers 193 essais de bombe atomique : 46 essais aériens puis 147 essais souterrains, les derniers ayant eu lieu en 1995-1996 suite à la relance du programme par Jacques Chirac, décision à laquelle s’était très fermement opposée la population polynésienne, dans une révolte d’ampleur en septembre 1995. Le Centre d’Expérimentation du Pacifique (CEP) a été créé spécifiquement pour mener les essais, mêlant domaine civil et militaire.
En 2013, le ministère de la Défense a déclassifié plus de 2000 pages de documents concernant les essais, mais ceux-ci n’avaient jamais été analysés par des personnes ou institutions indépendantes des pouvoirs publics. Ce que l’on savait jusqu’à présent de cette période venait des documents officiels, les rapports du ministère de la Défense et du Commissariat à l’Energie Atomique (CEA), et bien sûr de tous les témoignages directs et nombreux des victimes des essais, mais sans qu’une ‘photo’ globale et critique existe. C’est désormais chose faite et les faits décrits sont atterrants.

Une catastrophe humaine

Les conséquences des essais nucléaires sont avant tout dramatiques pour la santé. Les retombées radioactives ont entraîné des « clusters » de cancers chez les habitant.e.s des îles à proximité (en particulier dans l’archipel des Gambier), mais aussi chez toutes les « petites mains », employé.e.s ou militaires, ayant participé de près aux essais (les personnes locales employées pour assurer les services des bases militaires, les pilotes d’avion, les marins sur les bateaux chargés de faire des prélèvements, les nettoyeurs chargés de décontaminer les atolls, et tant d’autres). Un ancien spécialiste de la radioprotection, embauché au CEP, explique qu’il y avait 3 catégories de protection selon les personnes « Pour le personnel CEA, c’était le top du top. Pour les militaires, c’était moins bien. Pour le personnel local et le public, zéro – rien du tout » (p. 59).
Les essais ont aussi fortement entravé la liberté des personnes. A plusieurs reprises, les habitant.e.s des atolls les plus proches des tirs ont été évacué.e.s, sommé.e.s de partir de chez eux pendant plusieurs semaines. Les pêcheurs ont été interdits de pêcher, et les personnes empêchées de consommer du poisson (pourtant à la base de l’alimentation polynésienne) en raison de la radioactivité mais aussi de la prolifération d’une micro-algue toxique, entraînant une maladie appelée « ciguatera ». Il a depuis été prouvé que cette algue s’est développée car l’écosystème a été bouleversé par les nombreuses constructions humaines nécessaires aux essais (p. 70).

Une catastrophe écologique

Les tirs aériens ont entraîné de fortes pollutions radioactives de l’air et de l’eau. Pour cette raison notamment, ils ont été remplacés par des essais souterrains qui ont profondément mis à mal le sous-sol des atolls. « Au sud-ouest de Mururoa une partie de la terre a déjà disparu sous les flots, remarque un rapport du CEA publié en 1993. Aujourd’hui encore l’atoll continue de s’enfoncer de quelques millimètres par an. En trente ans, les Français ont creusé 392 forages à sa surface ou dans le lagon : des puits pour les bombes, pour les déchets, ou des forages secondaires. L’atoll n’est plus que béton et ferraille. Rouille et crevasses » (p. 74). Les essais souterrains sont si puissants qu’ils provoquent des ondes sismiques, entraînant « un phénomène hydraulique », c’est-à-dire des vagues submersibles qui reviennent s’écraser sur l’atoll.

En partant en 1996, le CEP efface toutes les traces visibles de son passage, mais ne dépollue rien, bien au contraire. Au lieu de décontaminer, les bâtiments sont détruits et les gravats jetés dans les lagons, avec tout le matériel devenu inutile, y compris le mobilier !

Déni et mensonge

Le livre conclut que les essais nucléaires en Polynésie sont marqués du sceau du secret, du mensonge et de la négligence. Le secret, car les archives ont montré que le CEP a agi en connaissance de cause. Le mensonge, car dès 1966 les autorités ont préconisé de minimiser l’ampleur de la contamination. La négligence car l’État a volontairement exposé des milliers de personnes à la radioactivité, sans les protéger. Plus que de la négligence, soulignons que c’est en réalité du racisme, et qu’on le retrouve au fondement de toute entreprise coloniale. Car c’est bien parce que les vies des populations locales sont considérées comme ayant moins de valeur que celles des Blancs, voire une valeur inexistante, que ce type d’entreprise mortifère peut avoir lieu et durer aussi longtemps au vu et au su de toustes. A ce jour, un mécanisme d’indemnisation des victimes a été mis en place mais il est restrictif et difficile d’accès, et les responsables civils et militaires jouissent toujours d’une totale impunité.

Marie Bazin

Toxique : Enquête sur les essais nucléaires français en Polynésie, Sébastien Philippe et Tomas Statius, 2021, Presses universitaires de France et Disclose.

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 328 - mai 2023
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