Survie

Max Savi Carmel « Il faut que le Togo soit parmi les priorités de la justice internationale… »

(mis en ligne le 7 décembre 2010) - Max Savi Carmel, Régis Marzin

Max Savi Carmel est le
fondateur de Tribune
d’Afrique (voir encadré).
Journaliste d‘investigation,
il est spécialiste du Togo
et directeur zone Cémac,
Afrique Centrale à la
rédaction. Il est l’auteur de
Togo, de l’état de voyou à
l’Etat de droit, la république
menacée et Togo, la face
cachée du processus
politique.

Billets d’Afrique et d’ailleurs : Quel est
aujourd’hui l’état de la liberté de la presse
au Togo ?

Max Savi Carmel : Elle est passable,
c’est-à-dire qu’à première vue, nous
sommes dans un état de respect de liberté
d’expression, avec un code de presse et de
communication raisonnable et l’inexistence
de peine privative de liberté pour les
professionnels des médias. La réalité est
tout autre, le président Faure Gnassingbé
intimide judiciairement la presse qu’il
estime trop libre et a tendance à tenir les
médias privés par l’argent. Il crée ainsi un
réseau de griots abrutis par les cadeaux et
les privilèges accordés.

Le dernier rapport de Reporters Sans
Frontières a été réalisé avant les nombreuses
attaques en justice et donne, du coup, une
image trompeuse d’un pays de liberté, ce
qu’exploite, bien sûr, le régime. Il y a aussi
l’instrumentalisation de la justice contre
les médias, la justice au Togo étant une
épicerie pour la famille gouvernante.
Notre journal connaît d’ailleurs plusieurs
difficultés au Togo. Il y a eu, d’abord,
les menaces de la Haute Autorité de
l’Audiovisuel et de la Communication
(HAAC), puis une pression par l’argent
par le biais de ministres du gouvernement
et enfin l’utilisation de la justice avec un
procès contre nous, davantage politique
que juridique.

Nos journalistes sont sous pression et
notre titre, cible d’une partie de la presse
nationale qui nous taxe de socialisme à
outrance, de communisme de mauvais goût
ou de journal à la solde de l’opposition.

BDA : Quelles sont les
enquêtes réalisées par
Tribune d’Afrique qui
déplaisent au pouvoir ?

MSC : Nos articles ciblent
des sujets qui fâchent telles
que les injustices d’Etat,
les détournements de
fonds publics, la mauvaise
gestion, la répression de
manifestants, les violations
de droits de l’homme, les
trafics divers, etc.
Nous nous sommes intéressés
à la vie « privée » du
chef de l’Etat, une vie qui
n’a rien de privée à partir du
moment où elle se résume
à des crimes et sabotages
économiques.

Nous avons
fait un dossier sur les
propriétés somptueuses du
président de la République,
ses biens si mal acquis,
ses folies féminines, sa vie
trop dispendieuse et ses
dérapages économiques.

Il gère le pays
comme une usine familiale de bois d’ébène.
Il s’agit de dépenses inadmissibles et de la
gestion hasardeuse de fonds publics. C’est
le cas de la société des impôts à laquelle
nous nous sommes souvent intéressés
mais aussi de la société de phosphate, si
mal gérée et monopolisée par la dynastie
gouvernante.

Il y a trente ans, elle rapportait cinquante
fois plus à l’Etat qu’elle n’en rapporte
aujourd’hui. En 2009, elle n’a contribué que
pour cinq milliards au budget de l’Etat alors
qu’elle pouvait en apporter le quadruple
au moins.

Mauvaise gestion également
des sociétés de télécommunications,
Togocel et Togo Télécom avec à leur
tête des copains du président. Malgré
les efforts de modernisation, la douane
togolaise rapporte cinq fois moins que son
homologue béninoise.

BDA : Faure pourrait-il être concerné par
une affaire de Biens Mal Acquis comme
Sassou, Bongo, Obiang ?

MSC : C’est évident que Faure Gnassingbé
dispose de biens mal acquis… Il dispose de
plusieurs maisons construites en moins de
cinq ans dont le majestueux palais d’Agou,
à 100 km de Lomé et sur lequel nous avions
fait un reportage avec photos à l’appui. Le
palais est estimée à onze millions d’euros
au moins, piste d’avion et routes bitumées
comprises. Et pour la construire, il a
fallu aplanir plusieurs hectares de zones
montagneuses.

Au Nord de la ville de
Lomé, à Cacaveli, il dispose d’un château
de la démesure et ne cesse de construire
des maisons de luxe pour ses proches. Son
salaire de 12 000 euros ne permet pas de
financer ces résidences de luxe.

BDA : Votre dossier sur les trafics de
drogue évoquant des rumeurs à Lomé
concernant les frères de Faure Gnassingbé,
Mey et Kpatcha, est à la source de votre
condamnation cet été. En quoi la lutte du
gouvernement américain contre les trafics
de drogue intervient-elle au Togo ?

MSC : Il faut replacer cette problématique
dans un contexte où d’un côté, Sarkozy
prend ses distances avec le Togo et de
l’autre côté, la Grande-Bretagne, le Canada
et les Etats-Unis s’intéressent peu au Togo.
Du coup, Faure s’est tourné vers l’Asie et
les dictatures arabes, la Libye et l’Arabie
Saoudite notamment…

La pression américaine allant grandissante,
conjuguée à l’allemande, Faure a
décidé de se rapprocher de Washington en s’engageant dans la lutte contre
le trafic de drogue.

Mais très vite,
l’administration américaine s’est rendue
compte que la collaboration était viciée,
les gros trafiquants n’étant jamais livrés.

La Guinée-Bissau et le Togo étant les
plaque-tournantes du trafic de drogue
dans la sous-région, les Américains
poursuivent toutefois leur collaboration
avec Faure Gnassingbé, mieux disposé
que son père…

BDA : Comment réagit le régime alors
que revient sur le devant de la scène la
répression des élections de 2005 ?

MSC : Faure protège les criminels. Le
rapport de l’ONU de Diène DOUDOU
indexent nommément le Major Kouloun,
un tueur de premier plan très impliqué
dans les massacres dans la région des
Plateaux où il y a eu, en 2005, plus de
morts que nulle part ailleurs.

Mais il reste libre, n’est pas inquiété et
compte sur le régime pour le protéger.
La commission Justice Vérité et
Réconciliation n’y pourra rien. Elle
n’est pas une police et ne peut pas
interpeller les protégés du régime.

L’ONU ayant reconnu dans son rapport
de 2005 que l’Etat a failli par son silence
et sa complicité, et que l’armée était
responsable des massacres, Faure, qui
craint la justice internationale, essaie de
tuer la vérité ou l’encadrer. Le régime a
peur de la vérité, il la veut tordue.

La meilleure alternative, pour tendre à
(vers ?) un Etat de droit, reste celle de
la justice internationale. J’en ai parlé lors
de mon passage, en novembre dernier,
à La Haye avec plusieurs acteurs de la
justice internationale. La majorité des
Togolais que nous avons écoutés y croit
plus qu’à une commission Justice Vérité
et Réconciliation. Il faut que le Togo soit
rapidement inscrit parmi les priorités de
la justice internationale…

BDA : Les élections au Togo, en mars
2010, ont tourné à la mascarade. Que
pensez-vous du rôle de la Commission
Européenne ?

MSC : L’Europe n’est pas suffisamment
sincère. Pendant que Louis Michel, le
commissaire belge était aux affaires
humanitaires et à la coopération, sa
proximité avec le régime était à la limite
de la complicité, une promiscuité qui
limitait l’objectivité de l’UE.

Mais en
mars dernier, j’ai eu l’impression que
l’Europe était fatiguée du Togo. Elle
n’a pas été objective sur le cas du Togo
et ses premières déclarations ont été
précipitées. Elle a tenté par la suite de se
défendre avec une autre déclaration plus
proche de la réalité et qui contenait des
recommandations qui sont tout de même
pertinentes.

Le scrutin de mars 2010 a
été truqué, on le sait tous, du nord au
sud. Faure s’est octroyé 62% des voix
alors qu’aucun des sondages qu’il a lui-même
commandité ne lui donnait pas
plus de 20%.

BDA : Avec Eyadéma, le Togo a été
historiquement un des piliers de la
Françafrique. Comment cela évolue-t-il
avec son fils ?

MSC : Il y a une différence fondamentale.

Eyadema était l’une des figures de la
Françafrique, comme Bongo père,
Sassou Nguesso, Houphoüet-Boigny et
les autres… Son fils en est un héritier
protégé par Chirac, souvent peu aimé
par Sarkozy.

Faure n’a pas donc la
grande place qu’il aurait bien souhaité
en Françafrique car c’est avant tout
une garantie de protection politique qui
profite si bien à Bongo fils. Mais ses
incompatibilités d’humeur avec Nicolas
Sarkozy lui jouent de sales tours.

BDA : Plus globalement, comment
voyez-vous l’évolution de la situation
politique au Togo ?

MSC : Faure ne pourra pas avoir la
solution. Il est embrigadé par des
supers ministres, vénaux, voyous, qui
ne pensent qu’à leur panse. Il manque
de courage politique et de sincérité.

Je
m’attends à des complications dans les
prochaines années et je n’écarte pas une
intervention militaire comme en Guinée,
à Madagascar, au Niger, en Mauritanie
et ailleurs.

Avec la démocratie éprouvée,
les droits de l’homme violés, la bonne
gouvernance falsifiée, toutes les issues
deviennent possibles.

J’ai peur pour
l’avenir du Togo.

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 197 - décembre 2010
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