Survie

Bientôt la transition démocratique ?

(mis en ligne le 3 mai 2011) - Jean-Loup Schaal

Dans la foulée des
évènements qui se sont
déroulés en Tunisie, puis en
Égypte, les Djiboutiens ont
emboîté le pas pour réclamer
le départ du dictateur Ismaël
Omar Guelleh après douze
ans de restriction des libertés
et l’appauvrissement de la
population.

Les causes de l’insatisfaction de la
population ne sont pas récentes.
Depuis son élection très contestée
en 1999, puis sa réélection en 2005
(avec un score de 100 % ! puisqu’il était
le seul candidat), Ismaël Omar Guelleh
n’a pas cessé de durcir le régime sur le
plan policier.

Les Djiboutiens résidant au pays ont été
placés, de facto, en liberté provisoire,
puisqu’ils risquent à chaque instant
d’être arrêtés et incarcérés sans motif
sérieux...

Police, Garde républicaine, Force
nationale de sécurité et surtout le terrible
Service de la sécurité (SDS, les services
spéciaux) ont pris l’habitude d’arrêter
tous les citoyens émettant, ne serait-ce
qu’une critique ou possédant un bien ou
une entreprise convoité par le Président,
son épouse ou ses proches.

Ainsi, durant cette période, Jean-Paul
Noël Abdi, le président « légendaire »
de la Ligue djiboutienne des Droits
humains (LDDH) a été incarcéré à
plusieurs reprises à la prison de Gabode
et convoqué très régulièrement dans les
locaux de la gendarmerie pour y être
interrogé... au simple motif d’avoir
dit la vérité sur certaines dérives du
régime. Il a été condamné pénalement
à plusieurs reprises et l’étude de son
pourvoi par la Cour suprême est sans
cesse ajournée.

Un appauvrissement généralisé

Djibouti est souvent cité comme le pays
d’Afrique qui reçoit directement et
indirectement l’aide par tête d’habitant
la plus élevée (Union européenne,
FMI, Banque mondiale, USAID,
fonds arabes). A cela il faut ajouter
les 30 millions d’euros annuels versés
par la France au titre du loyer pour sa
base militaire, les 30 millions de dollars
payés par les Etats-Unis pour la même
raison et probablement autant par les
Japonais qui construisent leur première
base militaire à l’étranger [1]. A ces loyers,
il faut ajouter les revenus générés par
l’activité du port de Djibouti et de son
aéroport [2].

Pourtant, sa population figure désormais
parmi les plus pauvres du monde.
Le taux de chômage est estimé à 70 %
de la population active et une famille
sur cinq ne peut plus manger qu’une
fois tous les deux jours ! Comme le
pays compte environ 800 000 habitants,
il faut que les dignitaires du régime,
toutes proportions gardées, aient appli­
qué un taux massif de corruption. On
est loin des 5, 10 ou même 30 % qui
sont dénoncés dans d’autres pays. A
Djibouti, le détournement par le clan
Guelleh serait plus près des 90 et même
100 % alors qu’il se dit que la fortune
de la famille serait l’une des plus
significatives d’Afrique.

Le détournement des aides pour les
malades du Sida est un exemple parmi
tant d’autres : Abdillahi Miguil, le
ministre de la Santé, est accusé d’avoir
détourné l’intégralité de l’aide accordée
à Djibouti par le Fonds mondial de
lutte contre le sida, la tuberculose et
le paludisme. La somme représente
un milliard de francs djiboutiens
(environ 4,5 millions d’euro). Bien
qu’une enquête ait été diligentée par
les organismes internationaux et que
le fonds ait reconnu officiellement le
détournement de ses aides, le ministre
est toujours en place et aucune action
n’a été ouverte contre lui... Les
observateurs pensent qu’il a su partager
le montant de la prévarication avec son
président... qui « le couvre » contre
vents et marées.

Le troisième mandat a mis le feu aux poudres

En avril 2011, Guelleh a fait voter
par l’Assemblée nationale (où seuls
siègent les élus du parti majoritaire et
des partis alliés) une modification de la
Constitution de 1992, pourtant adoptée
par référendum, qui lui permettra de se
représenter à vie, alors que son mandat
expirait définitivement en avril 2011 et
qu’il ne pouvait présenter une troisième
fois sa candidature lors de l’élection
présidentielle.

Traditionnellement paci­fique et très
respectueuse de ses différentes appar­
tenances tribales, la société dji­boutienne
a subi le joug depuis l’indépendance en
ne manifestant pratiquement jamais.
Les rares mouvements de protestation,
comme celui des dockers ou des
invalides pensionnés de l’Armée ont
été rapidement étouffés par la force des
armes, et les arrestations massives.
Ce qui n’a suscité ni réprobation ni
même un seul commentaire de la part
des autorités françaises, toujours sour­des et aveugles... quand il s’agit de
soutenir le gardien de leurs intérêts.

Les étudiants ouvrent le bal
Le 5 février, les étudiants ont ouvert
la contestation en manifestant d’abord
contre les notations, volontairement
abaissées et injustes. Mais ce n’était
que la goutte d’eau qui a fait déborder
le vase. Ils savent qu’avec ce régime,
ils n’auront aucun avenir professionnel,
sauf à appartenir à l’une des familles
dirigeantes... Et c’est bien contre ce
système qu’ils manifestaient.

Comme à son habitude, le régime a
répliqué avec une force disproportionnée :
la police a pénétré dans le campus et
a aussitôt déversé un torrent de gaz
lacrymogènes contre des manifestants
plutôt pacifiques, qui ont alors répliqué
à la provocation, avec leurs moyens :
jets de pierres, destruction de voitures,
etc...

La police a tiré quelques coups de feu
à balles réelles, faisant de nombreux
blessés et selon les témoins, au moins
deux morts. Il y a eu de nombreuses
arrestations, suivies d’incarcérations.
Le lendemain 6 février, ce sont les
élèves du lycée voisin qui ont décidé
d’affirmer leur solidarité avec les
étudiants et qui ont manifesté. Ce jour-
là, encore, les provocations policières
sont à l’origine d’une flambée de
violence : un commissariat et quelques
locaux publics ont été mis à sac.
Le vendredi 18 février, à l’appel de
l’ARD, l’un des partis légalisés, avec
le soutien de toutes les composantes de
l’opposition, la population a manifesté
pacifiquement et a décidé d’occuper
le stade Gouled, jusqu’à la chute du
régime.

Ce jour-là, trois policiers somaliens
en formation à Djibouti (stage financé
par l’Union européenne et organisé
par la France) ont tiré à balles réelles,
provoquant une panique puis une
réaction de la foule. Il s’en est suivi
des débordements et les leaders
politiques ont évité une « boucherie »
en s’opposant à ce que la foule marche
sur la résidence personnelle d’Ismaël
Omar Guelleh.

On enregistre toutefois un certain flot­­tement dans l’Armée nationale djiboutienne. Plusieurs officiers, écrivant
sous le sceau de l’anonymat, affirment
leur intention de protéger la population
et de soutenir ses revendications
légitimes. On signale, par ailleurs, que
plusieurs hauts dignitaires ont déjà
évacué leurs familles vers la France ou
le Canada.

Bref, cela sent la fin du régime alors
que l’épouse du chef de l’État, Mme
Kadra Haid suit de près la situation et
donne les ordres aux ministres et aux
responsables de la sécurité. Elle ne veut
rien lâcher, ce qui explique certainement
le durcissement du régime.

Un grand nombre de responsables
politiques ont été arrêtés et incarcérés,
y compris Jean-Paul Noël Abdi, qui a
été relâché après une semaine d’em­
prisonnement, probablement sous la pres­
sion des organisations internationales
(Observatoire pour la protection des
défenseurs des Droits de l’homme,
FIDH, OMCT, Amnesty, Human Rights
Watch, etc...) et des associations
françaises dont Survie et l’ARDHD,
qui ont demandé au Consul français
d’intervenir en sa faveur.

A quand Guelleh devant la justice française

Combien de temps Guelleh pourra-
t-il encore se maintenir au pouvoir ?
Désormais, c’est la seule incertitude au
jour de la publication de cet article.
Car les évènements conduisant à la
chute de Guelleh peuvent s’accélérer
dans les prochaines semaines. Dans
cette perspective, il serait intéressant
de savoir si la France lancera ensuite
un mandat d’arrêt pour l’entendre dans
le cadre de l’instruction de l’assassinat
du juge Bernard Borrel. Prendra-t-elle
la décision d’interdire la présence sur
le territoire français du dictateur et de
ses proches ? Gèlera-t-elle les avoirs du
couple, dont un magnifique appartement
dans le XVIe arrondissement de Paris
et un compte bancaire ouvert chez
Indosuez, rue de la Baume à Paris ?

[1Djibouti va devenir le pays le plus
militarisé avec trois bases militaires
importantes : Japon, Etats-Unis et France,
mais qui va retirer un régiment mythique,
la 13e DBLE, en route vers ses nouveaux
quartiers dans les Emirats arabes unis.

[2En raison de la fluctuation des relations
diplomatiques entre Djibouti et l’Éthiopie
et de l’augmentation des tarifs du port,
l’Éthiopie aurait détourné 70 % de son trafic
vers Port-Soudan, Berbera et Mombassa, ce
qui a provoqué la quasi-faillite du port de
Djibouti.

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 200 - Mars 2011
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