Survie

Wikileaks : une certaine idée de la France et de sa politique étrangère

(mis en ligne le 3 mai 2011) - Mathieu Lopes

Si 2% seulement des câbles
Wikileaks ont été rendus
publics, ils ont déjà permis
de brosser un bout de
l’histoire contemporaine
de la France vue par la
diplomatie américaine.

Ces dernières semaines, la publi­cation des câbles diplomatiques
par Wikileaks s’est focalisée sur
la Tunisie, l’Egypte et la Lybie, mettant
en lumière les connivences de certaines
chancelleries avec les régimes en place,
notamment de la France avec celui de
Ben Ali. Il ressort de ces télégrammes
que les États-Unis sont à la fois
admiratifs des dispositifs répressifs et
inquiets du racisme français.

Ils font état de la visite de différentes
personnalités politiques françaises à
l’ambassade des Etats-Unis à Paris ou
sur le sol américain. Si certains n’y
passent que pour livrer leurs opinions,
d’autres, comme Alain Madelin s’y
rendent pour demander un soutien à
leur carrière [1]. D’autres encore pour
assurer les diplomates américains de
leur proximité idéologique : Brice Hortefeux ou Nicolas Sarkozy qui, en
2005, promet de faire en France « ce
que Reagan a fait aux Etats-Unis ou
Thatcher au Royaume-Uni
 » mais aussi
Dominique Strauss-Khan ou Michel
Rocard, qui propose la création d’un
think tank franco-américain.

Rwanda : le juge Bruguière en service commandé

Parmi les visiteurs de l’ambassade
américaine, on trouve aussi le juge anti-terroriste Jean-Louis Bruguière. Il y fournit les détails de plusieurs affaires en
cours, racontant notamment comment il
s’est coordonné avec l’exécutif français
pour délivrer les mandats d’arrêt contre
plusieurs personnalités rwandaises [2].

Un responsable français affirme plus
directement que le dossier Bruguière
était une réponse de la France à l’enquête
rwandaise sur les responsabilités fran­çaises dans le génocide de 1994. Bruguière n’aurait pas caché sa volonté
d’isoler le gouvernement Kagamé lors de
sa visite. Une volonté qu’on s’attendrait
à retrouver chez un politicien plutôt
que chez un juge, dont l’indépendance
n’est manifestement pas la plus grande
qualité...

En mars 2007, un diplomate américain analyse les orientations en matière de politique étrangère des candidats Royal
et Sarkozy et se félicite de leur volonté
affichée de rompre avec la gestion
interpersonnelle des affaires africaines
de Chirac et de « réduire l’empreinte
militaire
 » de la France en Afrique,
ce qui, cependant, « ne signifie pas un
retrait
 », puisqu’elle « voudra continuer
à exercer son influence au maximum
 » [3].

Dans plusieurs télégrammes ultérieurs,
les diplomates décortiquent la réalité
de cette promesse de rupture avec la
Françafrique. Le terme est d’ailleurs
explicitement employé dans plusieurs
notes, pas comme dénonciation militante,
mais comme grille d’analyse géopolitique
par la diplomatie américaine.

La Françafrique comme grille de lecture en Afrique

En 2008, trois longues notes [4] brossent la définition d’une Françafrique quel­que peu édulcorée (les crimes de la
Françafrique ne sont abordés que par
le biais de quelques affaires arrivées
en justice, comme l’assassinat du juge
Borrel), qui connaîtrait un réel tournant
avec l’arrivée de Sarkozy. Néanmoins, la
politique africaine de la France continue
d’être dictée par la cellule africaine de
l’Elysée. L’un de ses membres, Romain
Serman, reconnaît que les accords de
défense encore en vigueur avec huit
pays africains sont absurdes, donnant à
la France « un accès monopolistique aux
ressources naturelles
 ». Les diplomates
américains semblent alors croire à la
rup­ture annoncée par Sarkozy, qui
n’aurait connu que « quelques accidents
de parcours, comme l’éviction de
Bockel impliquant le Gabon
 », mais qui
pêcherait plus par manque de réussite
que de volonté.

La dernière note, concernant la présence
militaire française en Afrique
, conclut
en excusant la non-rupture pour cause de
difficulté de la tâche. Un fonctionnaire du
ministère de la Défense français décrit,
sans honte, la relation franco-africaine
comme une relation « parent-enfant »,
dont l’enfant, maintenant « adulte, est
capable et mérite plus d’autonomie,
ayant cependant toujours besoin d’aide
et d’orientation
 ».

En 2009, lors d’un entretien, portant longuement sur la Françafrique [5], Stephan Gompertz, du ministère des Affaires
étrangères, reconnaissait l’influence de
Robert Bourgi, « opérant dans l’ombre ».

Les diplomates américains concluaient que
la France use d’un panel large de politiques
en Afrique, « allant d’une approche idéale
exprimée par Sarkozy
 » à ses débuts,
« à des approches plus opaques mais
probablement plus judicieuses, conformes
au vieux modèle de la Françafrique. Les
circonstances et la nature imprévisible,
voire violente, des évènements en Afrique
peuvent parfois inciter ou forcer les
Français à agir moins idéalement qu’ils
le voudraient - un comportement connu
de tous les gouvernements de la planète
– quand les décisions doivent conforter
les intérêts nationaux par les méthodes les
plus efficaces, même quand les méthodes
les plus efficaces ne sont pas forcément
les plus jolies
 ».

La plus grande puissance impérialiste
du monde ne peut que comprendre,
évidemment...

Les coulisses diplomatiques de la Françafrique

Si la plupart des câbles ne contiennent que peu d’informations nouvelles, ils livrent
parfois un aperçu du jeu diplomatique
de la France pour influencer l’avenir
des pays africains. Ainsi, en 2006, une
proposition de résolution du Conseil de
Sécurité de l’ONU présentée par Chirac
sur la Côte d’Ivoire inquiète les Anglais
et les Américains [6]. Ils y voient une dérive
qui pourrait aller « au-delà des lois et
jurisprudences internationales
 » en se
« substituant à la constitution d’un pays
souverain
 ».

Ne souhaitant pas s’opposer à la France,
les Anglais sont néanmoins surpris que
les Français aient réussi à obtenir le
soutien du Ghana et du Congo. Pour ce
dernier, ce soutien n’a pourtant rien de
surprenant quand on sait à quel point
Denis Sassou Nguesso doit à la France sa
longévité au pouvoir.

En 2009, une note sur la perspective
des élections en Côte d’Ivoire
analyse
les accords de « Ouaga IV » comme
« essentiellement un accord entre Blaise
Compaoré et Laurent Gbagbo sur le
contrôle du nord
 » du pays.

Les Américains considèrent alors que les
« FAFN gardent, de facto, le contrôle de la
région, en particulier en ce qui concerne
les finances
 » et que « le désarmement et
la réunification ne sont pas des processus
séparés. Ils sont intimement liés
 ».

Une grille de lecture qui semble avoir été
oubliée de la communauté internationale
aujourd’hui...

En juin 2009, un autre télégramme (censuré
à moitié) [7] rapporte que la France considère
le président mauritanien Abdallahi
renversé par les putschistes comme « un
obstacle
 », à qui il faudrait forcer la main
lors des négociations. Le rôle de Robert
Bourgi y est à nouveau pointé du doigt,
tant dans le rapprochement du putschiste
Aziz avec les autorités françaises que dans
le cas du Gabon ou de Madagascar. Pour
Romain Serman, la Lettre du Continent
sert régulièrement à Bourgi pour diffuser
ses informations et que « tout ce qui [y]
paraît avec un lien potentiel avec Bourgi
doit être considéré avec précaution
 ».

D’autres exemples de cet acabit se
trouvent dans l’infime partie des câbles
déjà publiés mais ils fournissent déjà un
matériau riche.

Le cablegate de Wikileaks nous parle
avant tout de la diplomatie des Etats-Unis
et la Françafrique n’est donc pas son objet
principal. Néanmoins, les Américains s’y
sont suffisamment intéressés pour qu’on
puisse espérer que quelques affaires
françafricaines récentes soient mises à
jour.

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 200 - Mars 2011
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