Survie

Wikileaks : les coupes franches du Monde

(mis en ligne le 6 octobre 2011) - Mathieu Lopes

Début septembre 2011,
Wikileaks publiait l’intégralité
des 250 000 télégrammes
diplomatiques américains
en sa possession. Les cinq
grands journaux partenaires
avaient alors vivement réagi
jugeant qu’elle mettait en
danger la vie de sources citées
dans ces câbles.

L’accord de Wikileaks avait, en effet,
pour objet principal, de censurer
les passages permettant d’identifier
ces personnes. Le texte intégral des câbles
étant aujourd’hui disponible, on se rend
compte que Le Monde, contrairement à ses
homologues, est allé bien au-delà de cette
précaution en coupant des pans entiers
traitant de la diplomatie française en Afrique.

C’est le cas, par exemple, d’un télégramme
du 7 avril 2009 (09PARIS504) relatant une
discussion de Bruno Joubert
, alors conseiller
diplomatique de Sarkozy, sur le sujet de la
tournée africaine que le président français
venait d’effectuer. La totalité du paragraphe
concernant la coopération entre le Rwanda
et la république du Congo a été supprimée
par Le Monde
. Nul nom ou source à
protéger : la France y « salue la coopération
militaire grandissante entre les deux pays
 »,
proposant d’initier un volet économique
« par l’investissement [...] dans des projets
de développement
 »...

Un peu plus sensible
pour la diplomatie française, le fameux
« partage des ressources » de la RDC avec
le Rwanda qu’avait évoqué Sarkozy plus
tôt dans l’année : « Joubert a évoqué les
réactions très sceptiques quand il est apparu
que les Français voulaient favoriser une
sorte d’exploitation commune des richesses
de l’est de la RDC, et il a regretté que cela
ait suggéré une atteinte à la souveraineté. La
France ne prévoyait aucune interférence de
ce genre mais souhaitait faire travailler les
deux côtés pour leur intérêt mutuel
 »... Une
bonne volonté toute diplomatique que Joubert
propose de traduire plus concrètement par
la création d’une « zone franche le long de
la frontière
 », ce qui ressemble fort à une
manière d’officialiser la sortie sauvage et le
pillage des minerais de cette région instable,
où les services de douanes sont déjà « contre-
performants
 » selon l’euphémisme de la
direction générale des douanes de la RDC
en 2010
.

On sait que l’idée de Sarkozy avait
provoqué un tollé légitime en RDC et ailleurs
– le contraire eût été étonnant ! – alors que
le rapprochement franco-rwandais était
secrètement en cours. Dans ce contexte, on
peut regretter la coupe du Monde alors que
le deal business du couple franco-rwandais
est susceptible de se faire sur le dos de la
justice et de la vérité historique quant aux
responsabilités françaises dans le génocide
des Tutsi d’une part et de l’implication
de l’armée rwandaise en RDC dans des
massacres de grande ampleur d’autre part.

La Mauritanie maltraitée

Le Monde y a également expurgé la référence
à un autre câble relatant séparément la partie
de la conversation avec Joubert portant sur la
Mauritanie et Madagascar.

Ainsi, le journal publie un câble du 18 juin
2009 intitulé Mauritanie : la France voit
Abdallahi comme un obstacle (09PARIS815)

en l’amputant de la moitié de son contenu.

A l’époque, la France et les États-Unis
participent tous deux au groupe de médiation
à Dakar , après le putsch du général Aziz qui a
renversé le président élu Abdallahi. La France,
qui dans un premier temps avait condamné le
putsch, œuvrera activement à la légitimation
des putschistes, jusqu’à cautionner l’élection
frauduleuse du général Aziz.

Le passage supprimé par Le Monde
détaille l’insistance avec laquelle Romain
Serman, conseiller Afrique de l’Élysée,
tente d’influencer les Américains pour
qu’ils acceptent d’écarter Abdallahi du
processus de négociation. Il présente le
président renversé comme « intransigeant »,
manœuvrant pour détourner les négociations
à son avantage et son comportement pourrait
même « laisser une faille dans la structure
de sécurité
 ». A l’inverse, pour Serman, le
général putschiste serait attaché à la sécurité,
et aurait « fait d’importants compromis qui
pourraient permettre d’avancer
 ».

Serman
annonce clairement : si Abdallahi « reste
intransigeant, la communauté internationale
doit se préparer à le dire et à rechercher
l’application de l’accord de Dakar avec
ou sans la participation ou l’accord
d’Abdallahi
 ».

Plus loin, Serman brandit la menace du
terrorisme islamiste dans le Sahel qui est
« virtuellement à nos portes », appuyant
sur la corde sensible des Américains. Ces
derniers opposent pourtant d’autres raisons
au blocage des négociations et ne semblent
pas vraiment convaincus du plaidoyer pro-
putschistes de Serman. Deux semaines après
ce télégramme, un citoyen américain sera
assassiné dans la capitale mauritanienne.
L’acte est revendiqué par AQMI et même
si le coupable qui sera arrêté n’en a pas le
profil, cet attentat marquera un revirement
de la diplomatie américaine, qui cessera de
dénoncer le putsch.

Là encore, la censure du Monde ne se justifie
par la protection d’aucune vie humaine. En
revanche, elle a pour conséquence d’occulter
le vrai visage de la politique française dans
la région : celle qui consiste à évincer un
président élu au profit d’une junte putschiste.

Madagascar découpé

Un télégramme du 23 septembre 2009,
portant sur un autre putsch, celui de
Madagascar, titré « Les Français soutiennent
un consensus politique menant aux élections
 »
(09PARIS848), a lui aussi été largement
amputé par Le Monde
. Il a été presque
totalement vidé de son contenu. Dommage,
car on y apprenait qu’un des conseillers
Afrique de Sarkozy, Rémy Maréchaux, avait
« confié » aux diplomates américains que le
président déchu, Marc Ravalomana, tentait
de recruter des mercenaires y compris en
France. Réalité ou tentative de discréditer
un Ravalomana, « obsédé par son retour
au pouvoir
 » ?

Dans un autre passage,
Maréchaux indique que les suppositions selon
lesquelles la France était anti-Ravalomanana
sont très exagérées. Selon lui, elle y trouvait
son compte citant l’aide malgache sur le
dossier de Mayotte-Comores. Interrogé par
ses interlocuteurs américains sur la possible
livraison à la junte d’un avion militaire par
la France, Maréchaux répond ne pas avoir
connaissance d’un tel projet, le cas échéant
de n’y être pas favorable mais promettant
d’enquêter sur le sujet !

Il est intéressant, cependant, de noter que
pour ce câble comme pour celui concernant
la Mauritanie, Le Monde avait conservé les
passages relatant l’implication de l’avocat
Robert Bourgi dans ces deux pays. Bien
avant ses « révélations » sur les mallettes
à destination des politiciens français
, cet
intermédiaire décrit comme « en perte
d’influence
 », motivé « uniquement par
ses propres intérêts
 » et au sujet duquel
les diplomates américains interrogeaient
fréquemment leurs homologues français ne
semblait pas constituer un sujet suffisamment
sensible pour être censuré.

Les coupes effectuées par Le Monde dans
le cadre de la collaboration avec Wikileaks
posent question. Les autres journaux
partenaires ont visiblement limité leur
censure à des noms ou à de courts passages,
protégeant effectivement des identités. Pour
le journal français, les motivations semblent
bien différentes. Une personne de Wikileaks
a bien confirmé l’attribution de ces coupes
au « quotidien de référence », mais nos
sollicitations auprès du journal pour en
connaître les justifications n’ont pas encore
abouti.

Soutenez l'action en justice contre Total !
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 206 - octobre 2011
Les articles du mensuel sont mis en ligne avec du délai. Pour recevoir l'intégralité des articles publiés chaque mois, abonnez-vous
Pour aller plus loin
a lire aussi