Survie

« Quel est le pays qui ne souhaiterait pas être libre ? »

rédigé le 30 mai 2021 (mis en ligne le 30 août 2021) - Florian Bobin, Maky Madiba Sylla

Le militant sénégalais Guy Marius Sagna, membre fondateur du Front pour une révolution anti-impérialiste populaire et panafricaine (Frapp–France Dégage), met en garde les progressistes du continent africain contre les « manœuvres de l’impérialisme et ses suppôts locaux ». Un Sénégal souverain, estime-t-il, ne pourra se faire « que dans une Afrique unie et souveraine ». Cet entretien est paru initialement sur le blog Médiapart de Florian Bobin.

Guy Marius Sagna, vous luttez depuis des années pour un Sénégal souverain : face au statu quo néocolonial prévalant depuis les indépendances, vous appelez à barrer la route aux ingérences étrangères par un « anti-impérialisme panafricain ». Vos prises de positions vous ont d’ailleurs valu de nombreuses intimidations, interpellations et séjours en prison. D’où vous vient cette conscience politique ?
J’ai eu la chance d’avoir un oncle, Ludovic Alihonou, qui était membre d’une des organisations de gauche, [Rassemblement des travailleurs africains – Sénégal], organisée dans le cadre d’un journal qui s’appelait Ferñent (« L’Étincelle » en Wolof), en référence à l’Iskra, [organe du Parti ouvrier social-démocrate] de Russie. Ce sont donc ces militants de gauche – Birane Gaye, Assane Samb, Fodé Roland Diagne – qui ont pris en charge ma formation à partir de l’âge de 11-12 ans. Par la suite, s’y sont ajoutés des militants comme Alla Kane, Moctar Fofana Niang, Madièye Mbodj, Jo Diop, Malick Sy, Ousseynou Ndiaye, etc. Donc, depuis mes 11 ans, je ne suis jamais sorti des organisations de gauche, ni des échanges d’information dont j’ai bénéficié de militantes et militants de gauche. Nous sommes les héritières et les héritiers de nos glorieux prédécesseurs : de Lamine Ibrahima Arfang Senghor, Seydou Cissokho, Birane Gaye, les doyens Alla Kane, Dialo Diop à Cheikh Anta Diop. On peut remontrer plus loin dans l’Histoire, avec Aline Sitoé Diatta, [Biram] Yacine Boubou, et même nos religieux résistants Mame [Cheikh Amadou] Bamba, Maba Diakhou Bâ. Étudier et lire des gens comme Omar Blondin Diop ne fera que nous donner les outils à travers lesquels nous pourrons mieux analyser l’Histoire, mais aussi et surtout le présent, et mieux nous guider pour sortir de la pauvreté et du sous-développement.
Quand vous êtes biberonné par la gauche, votre compréhension de la vie c’est que « du malheur de la majorité est fait le bonheur d’une écrasante minorité ». Pour comprendre pourquoi il y a tant de sans-domiciles fixe et de pauvreté en France – cette France qui prétend nous aider alors qu’elle laisse des Français mourir de froid –, c’est parce qu’il y a un système qui s’appelle capitalisme, lequel système ne peut fonctionner que par l’oppression de la majorité dans les centres capitalistes et l’oppression de la majorité dans les périphéries du système capitaliste, pour parler comme Samir Amin. Voilà la vision de la vie que j’ai héritée de tous ces dignes prédécesseurs ; vision politique également que ce sont les peuples qui font l’Histoire, et qu’il faut inculquer à ce peuple-là que personne d’autre ne viendra le sauver, qu’il faut se battre et être aux côtés des différentes factions du peuple en lutte.
C’est pourquoi depuis des décennies, nous sommes aux côtés des animateurs polyvalents des « cases des tout-petits » [enseignants de la maternelle du public], des sans salaires. Mon premier emprisonnement était dans le cadre de cette lutte : cinq jours d’emprisonnement en 2012-2013 à Tambacounda [au Sud-Est du Sénégal], avec neuf enseignants des cases des tout-petits. Nous avions barré la route nationale de Tambacounda, après des mois de lutte restée vaine. Mais de 2012 à maintenant, il y a près d’un millier d’animateurs polyvalents des cases des tout-petits qui ont été formés et perçoivent des salaires grâce à ces luttes. Donc oui, seule la lutte libère. Nous avons aussi été aux côtés d’autres acteurs en lutte, des contractuels de la Senelec (Société nationale d’électricité du Sénégal), des travailleurs licenciés arbitrairement qui ont pu être recrutés à nouveau. Nous avons été aux côtés des travailleurs comme ceux du Centre d’appel PCCI [multinationale spécialiste des relations clients], restés quatorze mois sans salaire alors que les entreprises comme Orange, Tigo et Expresso continuent de payer PCCI, qui ne payait pas ses travailleurs. Et cette bataille a été gagnée. Nous avons été bastonnés, gardés à vue à plusieurs reprises dans le cadre de ce combat ; nous avons humé des grenades lacrymogènes.
Quand les grandes enseignes s’installaient au Sénégal, que ce soit Auchan ou Carrefour, il n’y avait aucun texte qui organisait les grandes surfaces. Il a fallu que nous nous battions, que nous disions « Auchan dégage », avec bien sûr un contenu : nous avons demandé à l’État de suspendre leur implantation et de faire une étude d’impact de ce qu’en seraient les conséquences. Le contenu de « Auchan dégage », c’était aussi de faire les assises du commerce intérieur, pour voir ce qui n’a pas marché et pourquoi les marchés sénégalais sont comme ça : quelle est la part de responsabilité du citoyen, des communes, des commerçants, de l’État, comment avoir des marchés sénégalais qui répondent aux besoins des Sénégalais. Parce que ce n’est ni Lidl, ni Walmart, ni Leclerc, ni Auchan, ni Carrefour qui vont venir transformer le Sénégal : ils vont venir, écumer les bénéfices et ramener à l’étranger. Bien entendu, une bonne partie de nos peuples vont suivre ces bénéfices qui sortent de l’Afrique exsangue, et c’est ça la tragédie de l’immigration piroguière.
Les faits n’ont fait que renforcer ma vision. Les faits peuvent contredire la théorie, mais dans mon expérience personnelle, cette théorie, cette vision politique de la vie que j’ai reçue en héritage de mes dignes prédécesseurs, n’a fait qu’être confirmée, affinée par les faits de la réalité, tragique, du peuple sénégalais. On se bat tout en étant gramsciens, c’est-à-dire avoir le pessimisme de l’analyse : nous donnons des coups au système néocolonial, mais ce système néocolonial ne va pas rester inerte face à nos coups. Il n’acceptera pas qu’il puisse être ménagé comme ça. Tout en ayant le pessimisme de l’analyse que le néocolonialisme va tout faire – l’impérialisme va être de plus en plus féroce pour perdurer et demeurer –, avoir l’optimisme de la volonté. L’optimisme de la volonté, c’est de savoir que quel que soit ce que l’impérialisme fera, quel que soit ce que fera la mésalliance entre l’impérialisme et les Africains qui acceptent d’en être les valets, les peuples peuvent être assez forts, seront assez forts, pour pouvoir transcender cela, et finalement vaincre.
Les évènements de mars 2021, ce soulèvement populaire exprimant un ras-le-bol généralisé de la jeunesse sénégalaise face à la gestion du pays par ses élites, illustrent les rapports de force que vous décrivez. Au cours du mois de février, avant même le 3 mars et la massification de la mobilisation, des dizaines de militants du parti Pastef-Les Patriotes, membres du mouvement Frapp – dont vous – et divers citoyens avaient été arrêtés et incarcérés pour leurs activités politiques. Quelle lecture faites-vous de la situation au Sénégal ?
Je pense que ce qui s’est passé récemment, c’est une jacquerie, une révolte, pas une révolution. Maintenant, plusieurs jacqueries, plusieurs révoltes peuvent mener à la révolution. Et une organisation comme le Frapp essaye de contribuer à l’avènement de cette révolution. Ce qui s’est passé récemment, c’est au moins deux choses. D’abord, c’est expressif du fait que le néocolonialisme, l’impérialisme, a peur parce qu’il y a au Sénégal une situation inédite. Jamais au Sénégal, depuis 1960, il n’y a eu de candidat faisant campagne contre le Franc CFA, contre les APE, contre les présences militaires étrangères – disons contre le système néocolonial. C’est la première fois en Afrique, dans les pays anciennement colonisés par la France, au moins en Afrique de l’Ouest, qu’un candidat a seize pour cents des voix en battant campagne contre l’impérialisme. Et je pense que le Président Macky Sall et l’impérialisme savent que si rien n’est fait fondamentalement, le cinquième Président s’appelle Ousmane Sonko, [c’est-à-dire] la victoire d’une famille politique anti-impérialiste. Ils comprennent le danger, ils savent que ceux-là qui se battent ont encore une grande marge de manœuvre et que les partis politiques sur lesquels l’impérialisme s’appuie sont beaucoup plus discrédités. Et ce discrédit va aller de mal en pire.
La deuxième chose à décrypter, c’est que la campagne d’éveil des consciences au Sénégal contre l’impérialisme a fait des bonds en avant. Cette manière de sortir dans la rue, de se mobiliser, elle est inédite au Sénégal, c’est du jamais vu. Et ça, c’est le résultat d’un travail auquel plusieurs organisations ont contribué ; des organisations dites nationalistes, patriotiques, panafricaines, anti-impérialistes. Nous, en créant le Frapp, nous avions dit : « nous voulons contribuer à mettre au cœur du débat politique, économique et social les questions de souveraineté – souveraineté économique, monétaire mais aussi populaire, démocratique ». Il faut transformer radicalement la relation entre l’Afrique et le reste du monde ; que l’Afrique arrête d’être le fromage du reste du monde. Mais il faut également transformer les relations entre les peuples, les citoyens et les élites qui accèdent au pouvoir. Nous avons des États qui sont pris en otage par des élus, qui ne sont pas des serviteurs à cause du système politique.
Je crois que la démocratie, c’est au peuple de choisir : c’est soit dans les urnes, soit dans la rue. Pour moi, quand le peuple burkinabè chasse [Blaise] Compaoré du pouvoir [en octobre 2014], c’est la démocratie. Mais pour moi aussi, s’il arrive qu’un peuple chasse Macky Sall, et élise un panafricain par les urnes, c’est ce que je préfère, ça nous éviterait des morts. Mais tout le monde sait qu’une classe en tant que classe n’abdique jamais. Le membre d’une classe peut faire le suicide révolutionnaire, pour parler comme Amílcar Cabral. Mais une classe en tant que classe ne se suicide jamais. La bourgeoisie bureaucratique parasitaire sénégalaise, soumise à l’impérialisme en général, n’acceptera jamais de gaieté de cœur que le Sénégal bascule dans le camp du panafricanisme, de l’anti-impérialisme. La France impériale n’acceptera jamais que ses anciennes colonies sortent du pré-carré. Le Sénégal, c’est la « vitrine démocratique » de la Françafrique ; la Côte d’Ivoire, c’est la « vitrine économique » de la Françafrique. Nous sommes des piliers de la Françafrique. Si un seul de ces deux pays sort, la Françafrique s’écroule, le Franc CFA s’écroule. C’est ça l’enjeu. Donc des organisations comme Pastef ou le Frapp, c’est un danger.
La France, l’impérialisme en général, voit que ce pré-carré-là est en train de lui échapper. Et toutes ces dernières années, vous avez entendu la France institutionnelle, et ses relais en termes de presse, dire : « il y a un sentiment anti-français ». En réalité, il ne s’agit pas d’un sentiment anti-français, il s’agit d’un sentiment anti-impérialiste. Quel est le pays qui ne souhaiterait pas être libre ? Oui, nous avons une aspiration profonde à la liberté. Pas, contrairement à la France ou aux États-Unis, pour opprimer les autres peuples. Parce que les États-Unis ont été opprimés et ont dégagé la Grande-Bretagne, mais pour après opprimer le reste du monde ; la France opprime le reste du monde. Un anti-impérialiste, un panafricain conséquent, c’est celui qui veut être libre, souverain, mais pas pour opprimer les autres. Au contraire, travailler à ce qu’ils soient libres.
Malcolm X expliquait que quand le Noir commence à prendre conscience, la première étape est de détester le Blanc. Quand également des populations commencent à être anti-impérialistes, elles détestent les aspects extérieurs : d’où les saccages de Auchan, de Total, des symboles français. C’est le même processus. Ce n’est pas mauvais, mais il faut vite élever sa conscience au niveau extérieur pour comprendre qu’il y a des Blancs qui sont aussi opprimés que les Noirs, que c’est le même système et il faut justement refuser la division, la manipulation des couleurs – si je peux m’exprimer ainsi –, des sentiments religieux, ethniques, confrériques ou nationaux, pour fragiliser et diviser les travailleurs et les peuples en lutte. Quand les voix normales, ordinaires, conventionnelles n’arrivent plus à maintenir les travailleurs et les peuples, à leur faire accepter leur oppression, les oppresseurs – si vous étudiez l’Histoire de l’humanité – en sont toujours arrivés, au dernier moment, à utiliser la division par la manipulation des sentiments ethniques, religieux, confrériques et de couleurs de la peau. Pour qu’on en vienne, aujourd’hui, à empêcher les gens de regarder vers le néo-colonialisme et que le Peuhl en vienne à dire : « c’est toi, le Wolof, la cause de ma situation » ; que le Sereer utilise le Joola comme bouc-émissaire. C’est pour ça d’ailleurs que quelqu’un comme Karl Marx avait dit aux travailleurs blancs : « le travailleur blanc ne sera jamais émancipé tant que le travailleur noir sera opprimé ».
L’impérialisme et ses suppôts locaux – c’est-à-dire la bourgeoisie bureaucratique dirigée par le Président Macky Sall – vont manœuvrer. Je pense qu’en quelques sortes les religieux ont sauvé Macky Sall. N’eut été cela, il n’aurait peut-être pas passé une nuit [supplémentaire] au Sénégal. Mais avec la révolte de mars, c’est la première fois depuis très longtemps qu’un peuple africain d’un des États anciennement colonisés par la France fait barrage à la bourgeoisie bureaucratique au pouvoir contre un opposant. Regardez ce qu’il s’est passé en Côte d’Ivoire ou en Guinée. Les voix de la révolution, de la libération ou de l’émancipation sont insondables. C’était peut-être la bande d’annonce d’une prochaine lutte beaucoup plus importante. Pour moi, ce qui s’est passé récemment est une étape dans la très longue lutte du peuple sénégalais, qui a démarré depuis Lamine Arfang Senghor – pour ne pas aller plus loin – et les années 1950 avec ce qui s’en est suivi, la période de la clandestinité. C’est la énième étape. Et il y a de quoi avoir de l’espoir en ce peuple et cette jeunesse.

Propos recueillis par Florian Bobin et Maky Madiba Sylla La suite de l’entretien est à retrouver sur le blog Médiapart de Florian Bobin

a lire aussi