Survie

« Nous serons de retour dans trois jours »

rédigé le 13 décembre 2011 (mis en ligne le 2 février 2012) - Eric Nzabihimana

Eric Nzabihimana a fait
partie des 40 000 ou
50 000 Tutsi qui s’étaient
regroupés sur les collines
de Bisesero à la mi-avril
1994 pour faire face aux
attaques des génocidaires.
Ces résistants tutsi ont tenu
un mois avant de voir leurs
lignes de défense brisées et
d’être contraints à se terrer
dans les collines.

Lorsque
que, le 27 juin 1994, Eric
Nzabihimana est sorti de
sa cachette pour aller au-devant d’un détachement
français de l’opération
Turquoise, les Tutsi de
Bisesero n’étaient plus
que 2 000 environ, traqués
quotidiennement par les
tueurs.

Les soldats français
ne les ont pas secourus,
leur promettant de revenir
trois jours plus tard. Le
30 juin, quand un second
détachement est retourné à
Bisesero, un millier de Tutsi
avaient encore été tués. Cet
épisode tragique fait porter
une lourde accusation sur
l’armée française : celle
d’avoir abandonné ces
rescapés à leurs bourreaux.

En 2005, Eric Nzabihimana
a déposé plainte devant
le tribunal aux armées de
Paris pour « complicité de
génocide
 ».

Extraits de la
conférence qu’il a donnée à
Strasbourg le 21 novembre
2011 (les intertitres sont de
la rédaction).

Je m’appelle Nzabihimana Eric. J’ai
actuellement 45 ans. Je suis marié et
père de cinq enfants, et une fillette de
10 ans que j’ai adoptée. En plus de cela, je
suis rescapé du génocide des Tutsi dans les
collines de Bisesero, en préfecture de Kibuye
au Rwanda.

La résistance sur les hauteurs de Bisesero

L’élément déclencheur du génocide est
le crash de l’avion du président qui
date du 6 avril 1994 au soir. Dans tout
le pays des barrières [barrages avec
contrôles d’identité] sont érigées. Dans
mon village natal, ma cellule (la plus
petite unité administrative à l’époque)
était habitée par plus de 90 % de Tutsi.

Le 8 avril, nous avons essayé de nous
regrouper pour veiller à ce qu’aucun
intrus ou aucun envahisseur ne puisse
venir accaparer nos biens, comme cela
s’était fait en 1959, d’après ce que mes
parents m’ont dit. Le village n’a pas été
attaqué à l’époque. De même, en 1973,
lorsque le président Habyarimana a
accédé au pouvoir, il y a eu des tueries
de Tutsi également.

J’avais alors sept
ans, et je me souviens que la population
de notre cellule s’est organisée et aucune
maison, aucune vache n’a été prise ou
détruite par les tueurs. Alors en 1994, on
croyait que ça allait se passer ainsi. Nous
avons essayé de nous organiser pour
protéger la population et les biens. Nous
avons tenu depuis le 8 avril jusqu’au 12
avril. Mais le 13, il y a eu des attaques
de grande envergure avec des hommes
armés de fusils. Ils ont tiré sur nous.

Nous avons essayé de lutter mais ça n’a
pas tenu longtemps. Vers l’après-midi,
nous étions obligés de quitter le village
pour gagner la région historique de
Bisesero. On croyait qu’une fois réunis
là-bas, on pourrait résister aux attaques
qui augmentaient chaque jour. C’est une
région très vaste. On a fait des groupes
qui se tenaient sur différentes collines
dans les directions d’où pouvaient venir
les tueurs. On essayait de repousser les
tueurs. Les hommes et les jeunes gens,
qui avaient encore de la force, devaient se
tenir devant en lançant des pierres que les
femmes, les enfants, les filles ramassaient
à l’arrière. Cette dure épreuve a duré tout
le mois d’avril. Du début de mai jusqu’au
12 mai, il n’y a pas eu d’attaques et nous
croyions que les tueries étaient finies.
Alors, le 13 mai au matin, nous avons été
surpris par une attaque que je ne saurais
pas qualifier.

La grande attaque des 13 et 14 mai 1994

Les tueurs venaient de partout, dans des bus,
des camions, des camionnettes. Il y avait
des gendarmes, des militaires, des miliciens
qui venaient de Cyangugu, de Gisenyi, de
partout. Toutes les collines de Bisesero
étaient couvertes de tueurs. Alors nous avons
essayé de lutter, comme d’habitude, chaque
groupe de son côté. Mais ça n’allait pas.

Ce jour-là, le 13 mai, nous avons dû perdre
environ 30 000 personnes. Le jour suivant,
le 14, nous avons connu le même forfait. Et
à partir du 15, nous n’arrivions plus à tenir
debout puisque les tueurs nous avaient pris
tout le bétail, les chèvres, les moutons, les
vaches. Ils avaient aussi détruit les lentilles,
les haricots, tout ce qui pouvait servir à
manger. Ce qui était mûr, ils l’emportaient
avec eux, ce qui n’était pas encore à terme,
ils le détruisaient pour que nous crevions de
faim. Alors, à partir du 15 mai, nous avons
dû changer de tactique : au lieu d’essayer de
combattre les assaillants, nous avons dû nous
cacher, courir sur les collines. Nous étions
peu nombreux et totalement découragés. On
crevait de faim, de maladie, de blessures.

L’arrivée des soldats français

Comme j’avais la chance d’avoir un poste
de radio, je suivais les informations sur
les radios internationales, notamment
Radio France Internationale, puisque
Radio Rwanda et la RTLM ne faisaient
qu’encourager les Hutu à tuer les Tutsi.
Un matin, j’ai appris par la radio RFI
qu’il y avait une mission française à
caractère humanitaire qui allait venir
au Rwanda. Je n’étais plus sûr d’être
encore capable de parler le français.

L’après-midi du 27 juin 1994, j’ai vu des
hélicoptères atterrir à Gishyita, un centre
qui est en bas des collines de Bisesero.
Quelques minutes plus tard, j’ai vu un
convoi monter vers les montagnes de
Bisesero. Je me suis dit : « Ça doit être
la mission Turquoise qui vient.
 » Je
me suis rapproché de la route. J’ai vu
que c’était des voitures dans lesquelles
il y avait des Blancs, des militaires
français. Je me suis encore rapproché
pour demander du secours. Comme ces
militaires n’ont pas compris ce que je
disais, j’ai dû aller sur la route.

« Nous serons de retour dans trois jours »

Ils se sont arrêtés. Je leur ai dit que j’avais
entendu à la radio qu’il y avait une mission
Turquoise qui venait sauver les Tutsi, les
personnes en danger. « Voyez, vous avez trouvé
des morts partout, des cadavres. On peut même
vous amener des cadavres tués par balles
 ».

Ils ont dit : « Non. Est-ce possible que des
hommes armés, des militaires, des gendarmes
comme vous le dites, puissent tirer sur des
civils ?
 » J’ai répondu : « C’est ce qui se fait
ici depuis bientôt trois mois.
 » Mes collègues,
les autres rescapés, voyant que je n’étais pas
en danger, se sont rapprochés de moi. Je leur
ai demandé d’apporter quelques cadavres qui
étaient éparpillés partout à côté de la route,
des morts qui étaient encore chauds et qui
saignaient.

Les militaires français ont fini par
constater que ce que je disais était vrai. Ils ont
dit : « Nous sommes venus pour vous sauver,
mais nous ne sommes pas prêts aujourd’hui.
 »
J’ai dit : « Si vous nous laissez comme ça alors
que les tueurs sont là sur les collines, à votre
départ ou demain, ils vont revenir. N’y a-t-il
pas moyen de rester pour nous sauver, nous
protéger ? Ou bien nous partons avec vous
 ?
 » Ils ont dit : « Ce n’est pas possible. Nous
ne sommes pas sûrs de cette région. Restez
dans vos cachettes. Nous serons de retour
dans trois jours.
 »

Nous avons insisté, mais
en vain. Les militaires français sont retournés
d’où ils venaient. Ils nous ont laissés dans cette
situation et nous avons perdu espoir d’être
sauvés par ces militaires. Et le 28 juin 1994,
les tueries ont continué, comme le 29 et le 30.

La fin du cauchemar

Le 30 juin dans la soirée, j’ai vu que les
Français étaient de retour en passant par le
nord. Ils ont rencontré un autre rescapé qui a
pu parler avec eux le premier. Les Français ont
rassemblé les Tutsi. Ils m’ont alors dit qu’ils
allaient expédier les blessés graves vers Goma
où ils pourraient être bien soignés. Après notre
installation dans un camp à Bisesero sous la
surveillance des militaires de Turquoise, puis
des Sénégalais, ils ont soigné nos blessures,
ils nous ont distribué des rations militaires,
des biscuits aux enfants et de l’eau minérale.

Nous sommes restés avec eux deux ou trois
semaines. Un matin, le chef m’a appelé et
m’a demandé si nous voulions rester avec
eux ou rejoindre la zone contrôlée par le
FPR. J’ai consulté mes compatriotes. Tous
voulaient partir. Le jour suivant, l’évacuation
a commencé. J’ai été évacué en dernier parce
que je devais organiser tout ça.

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 208 - décembre 2011
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