Survie

Domaine réservé du Président : la gauche attendue au tournant

rédigé le 1er février 2012 (mis en ligne le 2 avril 2012) - Lena Yello

Un an après le tollé provoqué par les déclarations de Michèle Alliot-Marie sur la Tunisie, que reste-t-il de cette soudaine et tardive prise de conscience des députés de l’opposition ?

Cette question se pose avec d’autant plus d’acuité à l’heure où, à trois mois d’échéances électorales majeures, aucun parti ne semble vouloir mettre les questions du « domaine réservé » et de la présence militaire en Afrique au centre du débat public.

L’usage imposé par le général de Gaulle, et jamais remis en cause depuis, veut que les décisions militaires relèvent d’un « domaine réservé », selon l’expression inventée en 1959 par Jacques Chaban-Delmas, mais qui ne repose sur aucune base juridique. La Constitution de 1958, en imposant dans son article 35 que « la déclaration de guerre [soit] autorisée par le Parlement », offrait un flou propice pour toutes les autres opérations militaires, en affirmant seulement les rôles de « Chef des armées » du Président (art. 15) et de « responsable de la défense nationale » du Premier ministre (art. 21). C’est ce flou qui a toujours permis au gouvernement, qui « dispose (...) de la force armée » selon la Constitution (art. 20), et surtout à l’Elysée, de déclencher des opérations extérieures (Opex) sans se soucier de l’avis du Parlement. Une « exception culturelle française » puisqu’en Allemagne, en Italie ou au Royaume-Uni, par exemple, il ne pourrait être question de fonctionner autrement que par le vote régulier devant le Parlement pour tout engagement mili­taire extérieur.

Consultations sur les opérations, mais pas sur les bases

Dans le cadre de la réforme consti­ tutionnelle obtenue par Nicolas Sarkozy le 23 juillet 2008, une nouvelle procédure d’information et de consultation du Parlement a été instaurée, en ajoutant à l’article 35 que « le Gouvernement informe le Parlement de sa décision de faire intervenir les forces armées à l’étranger, au plus tard trois jours après le début de l’intervention. Il précise les objectifs poursuivis. Cette information peut donner lieu à un débat qui n’est suivi d’aucun vote. Lorsque la durée de l’intervention excède quatre mois, le Gouvernement soumet sa prolongation à l’autorisation du Parlement. Il peut demander à l’Assemblée nationale de décider en dernier ressort. Si le Parlement n’est pas en session à l’expiration du délai de quatre mois, il se prononce à l’ouverture de la session suivante. »

Un progrès démocratique ? On pourrait le croire, puisque le Parlement est consulté dès septembre 2008 à propos de l’Afghanistan et, en janvier 2009, cinq opérations choisies par le gouvernement font l’objet d’une demande d’autorisation de prolongation : les opérations FINUL au Liban, ONUCI en Côte d’Ivoire, KFOR au Kosovo, Épervier au Tchad, et Boali en Centrafrique. Un choix qu’interroge le député Serge Janquin (PS), qui fait alors remarquer l’absence de « la plus récente de ces opérations, qui a plus de quatre mois, puisqu’elle a commencé en juin 2008, celle du soutien apporté aux troupes de la République de Djibouti, déployées sur la frontière de l’Érythrée ? ». Une question peut-être gênante, à l’heure où les négociations étaient en cours pour un nouvel accord de défense avec Djibouti.

Mais la grande absence dans cette consultation, qui s’est renouvelée en juillet dernier à propos de la Libye, est qu’elle omet les bases militaires permanentes en Afrique, en considérant que les soldats n’y sont pas en « opération ». Un artifice auquel il est urgent de mettre fin, en prenant au mot le député Jean-Paul Lecoq (PC), qui demandait, à l’occasion de ce débat parlementaire de janvier 2009, « la fin de l’ingérence militaire et la fin du domaine réservé de l’Élysée », et lors du débat à l’Assemblée du 2 mars 2011 sur les rapports entre la France et le continent africain qu’« il est indispensable que le Parlement s’investisse toujours plus dans la politique extérieure de la France. Domaine réservé (...) ne veut pas dire domaine hors du champ démocratique ».

De même, cette consultation se fait sans tenir compte du cadre fixé par les accords qui peuvent lier la France au pays d’intervention, et fournir ainsi un cadre légal (mais pas pour autant légitime) à l’opération. Ainsi, lors des débats, Bernard Cazeneuve (PS) s’est plaint que le Parlement soit laissé ignorant du contenu des accords de coopération et de défense pour lesquels les opérations ont été engagées : « Certes, le Président de la République a indiqué, dans son discours du Cap, en février 2008, qu’il entendait que la liste des accords de défense et de coopération soit rendue publique, mais jamais vous ne vous êtes engagés à porter à la connaissance du Parlement, en particulier des commissions, le contenu desdits accords, qui constitue le fondement juridique de notre engagement sur certains théâtres d’opérations extérieures sans lequel nous ne pouvons exercer pleinement le pouvoir de contrôle que vous dites vouloir nous reconnaître. »

Eviter le débat global

Des sénateurs de l’opposition ont aussi demandé, à plusieurs reprises, que soient envisagées les questions plus vastes de géostratégie qui amenaient le gouvernement à proposer la renégociation de ces accords ainsi que la prolongation des Opex, afin qu’ils puissent juger de leur portée et voter en toute connaissance de cause (notamment Daniel Reiner (PS) en commission des Affaires étrangères le 7 juillet 2010 ; Didier Boulaud (PS) et Michel Billout (PC) le 1er mars 2010). Insatisfaits de ce débat restreint, le PCF, EELV ainsi que le PG votèrent contre les accords de défense qui leur ont été soumis, tandis que le PS s’est abstenu.

Hélas, on peut craindre que ce choix fut une fois de plus guidé par un raisonnement sur la forme (contestant que la méthode de consultation ne leur permette pas d’appréhender pleinement le sujet et donc d’affirmer leur pouvoir parlementaire) que par une opposition sur le fond à ce type d’accord et d’ingérence.

De son côté, en précipitant le vote des accords avec le moins possible de débat, le gouvernement a évité une éventuelle discussion approfondie sur sa politique avec les pays concernés mais également sur l’ensemble des engagements militaires français sur les autres terrains que ceux concernés par chaque vote (par exemple les opérations contre la piraterie dans l’océan Indien et le golfe de Guinée, ou le redéploiement militaire dans le Sahel...).

Il faut reconnaître au sénateur communiste Michel Billout d’avoir souligné en séance le 1er mars 2010, cet aspect occulté lors du débat, et au député communiste Jean-Jacques Candelier, secrétaire de la commission Défense, d’avoir rappelé le 7 avril 2011 que « la création d’une base [militaire] à Abou Dhabi », non discutée, s’insère aussi dans la stratégie française.

L’un des arguments de la « rupture » mise en avant par le gouvernement est le renoncement de l’objectif d’appui au maintien de l’ordre dans les nouveaux accords. Mais le député PS Gaëtan Gorce (devenu depuis sénateur) rappelait le 5 avril dernier, lors du débat sur ce partenariat de défense nouvelle formule avec le Cameroun, le Togo et la Centrafrique, que certains articles « pourrai[en]t faire douter de la réalité de l’abrogation des clauses relatives au maintien de l’ordre », et s’interrogeait légitimement : « Le Parlement pourra-t-il contrôler que ces textes respectent bien les principes des accords [examinés] ? ».

Rien n’est moins sûr, en effet. Car, tout comme la consultation sur la prolongation des Opex, le vote du Parlement des accords de Défense renégociés a au moins un objectif clair : que rien ne change. C’est clairement ce qu’exposait Laurent Wauquiez, alors ministre chargé des Affaires européennes, qui rappelait sans complexe, le 7 avril, lors de la discussion à l’Assemblée du projet de loi autorisant la ratification du traité instituant un partenariat de défense avec le Gabon, le Cameroun, le Togo, et la Centrafrique, « que la signature de cet accord ne modifie pas le dispositif des forces françaises présentes au Gabon ». Nous voilà rassurés !

C’est reparti pour 50 ans ?

Pour autant, le vote des lois autorisant la ratification de ces accords n’a pas provoqué de tollé, et l’on n’a guère entendu l’opposition dénoncer le main­tien de cette politique néocoloniale. La signature des accords avait certes eu lieu, en partie, avant la prétendue prise de conscience provoquée par les déclarations d’Alliot-Marie [1] : 13 mars 2009 pour le Togo, 24 février 2010 pour le Gabon, 8 avril 2010 pour la Centrafrique, 21 mai 2010 pour le Cameroun... Mais la loi sur leur ratification lui est bien postérieure.

Et, bien évidemment, les négociations et signatures se poursuivent : 27 septembre 2011 avec les Comores, 21 décembre 2011 à Djibouti (en pleine répression de mouvements sociaux sur place !), et ce 26 janvier 2012 avec la Côte d’Ivoire, à l’occasion de la visite à Paris d’Alassane Ouattara, officialisant ainsi le maintien en permanence de 250 à 300 soldats français dans le pays. Reste le Sénégal, avec lequel les discussions sont en cours, mais qui pourraient bien achopper sur le célèbre appétit d’Abdoulaye Wade en termes de contreparties financières, et rendues inopportunes par le contexte électoral actuel ; et enfin le Tchad, avec lequel il est question de signer un accord de défense alors qu’il n’y en a jamais eu, mais où les négociations n’auraient officiellement pas commencé avec Idriss Deby qui s’est fendu, pour la circonstance, de quelques déclarations hostiles au maintien de l’armée française, à laquelle il doit pourtant son siège de dictateur...

La renégociation de ces accords ne répond qu’à ce que les auteurs du Livre Blanc sur la Défense traduisent par un « enjeu de l’image », et est attendue comme un signe de coopération de la France vis-à-vis des Etats-Unis et des pays de l’Union Européenne. Mais, à l’instar de la prolongation des Opex, elle n’est nullement devenue un enjeu de politique extérieure pour les partis d’opposition, qui se sont jusqu’ici limités à quelques prises de position plutôt motivées par une défense des prérogatives du Parlement que par la contestation du néo-colonialisme militaire français en Afrique. Cette frilosité, voire ce consensus implicite, rappellent la nécessité et l’urgence d’un débat public sur ces enjeux.

[1MAM expliquaIt aux députés, à propos de la révolution en cours en Tunisie, que la France pourrait proposer son savoir-faire en matière de maintien de l’ordre.

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