Survie

L’Amiral à fond de cale

(mis en ligne le 1er février 2012) - Raphaël de Benito

Après la divulgation des
conclusions du collège
d’experts mandaté par le
juge Trévidic dans le dossier
de l’attentat du 6 avril
1994 à Kigali, l’ancien juge
antiterroriste Jean-Louis
Bruguière voit à nouveau une
de ses instructions remise en
cause.

Surnommé l’Amiral, le juge Bruguière
avait été chargé d’identifier et de
poursuivre les responsables de
l’attentat du 6 avril 1994 qui a coûté la vie au
président rwandais Juvénal Habyarimana et
donné le signal de l’extermination des Tutsi.
Bruguière avait alors instruit uniquement à
charge. Surtout, il avait refusé de se rendre
sur le terrain contrairement à son successeur
Marc Trévidic. Car l’affaire était entendue :
le commanditaire ne pouvait être que Paul
Kagame, l’actuel chef de l’État rwandais
et l’ennemi juré d’un quarteron d’officiers
et de responsables français de l’époque.

Qu’importe la fragilité de témoignages
douteux et le fait qu’aucun élément matériel
ne vienne à l’appui de sa démonstration :
son instruction à charge s’inscrivait dans
la droite ligne d’une note de synthèse du
général Christian Quesnot, chef d’état-major du président Mitterrand qui indiquait
en 1994 que « l’hypothèse d’un attentat du
FPR devra être confirmée par l’enquête
 ».

Des années plus tard, un câble diplomatique
américain (Wikileaks, 06PARIS2069)
ré­vé­lera la proximité du juge Bruguière et
des services français. En 2007, un autre
câble (Wilileaks, 07PARIS186)
rapporte
les propos de Francis Blondet, alors sous-directeur Afrique occidentale au Quai
d’Orsay, qui explique à des diplomates
américains que la décision de publier le
rapport Bruguière sur l’attentat fin 2006
était une riposte du gouvernement français
au rapport de la commission Mucyo.

Bruguière construit de fait une « his­toire » qui arrange les autorités fran­çaises mises en cause pour leur soutien
au régime hutu génocidaire.
Au terme d’une enquête minutieuse qui
désigne le camp militaire de Kanombe
comme zone de tir des missiles, le rapport
d’expertise dévoilé le 10 janvier s’oriente
aujourd’hui vers la piste d’un attentat
commis par les extrémistes hutus, piste
déjà « étudiée, solidement documentée et
finalement retenue par les services d’autres
pays, par les Belges, par les Britanniques,
par les Américains !
 » comme
le remarque Médiapart (12
janvier)
. Les avocats des
parties civiles rwandaises ont
également dénoncé les multiples
manipulations de l’instruction
Bruguière.

Dans la plupart des
États de droit, l’ensemble de
l’instruction aurait ainsi été
invalidée car de nombreuses
pièces du dossier démontrent
une totale proximité entre en­­quêteurs, témoins, traducteur
et magistrat. Ainsi l’utilisation,
par le commissaire Pierre Paye­
bien, l’enquêteur principal de
Bru­guière, d’un ancien espion
rwandais comme traducteur,
Fabien Singaye, proche de Jean-
Luc Habyarimana et gen­dre de
Félicien Kabuga, le financier du
génocide. Singaye avait ainsi
été présenté à Payebien par
l’ancien gendarme de l’Elysée,
le capitaine Paul Barril, présent
au Rwanda au moment de
l’attentat et cheville ouvrière de
la désinformation dans le dossier
rwandais.

Karachi, Tibéhirine, des instructions à sens unique

Dans l’affaire si sensible de l’attentat de
Karachi, Bruguière a, de la même façon,
systématiquement privilégié la piste
islamiste, écartant tous les éléments qui
la contredisaient notamment un rapport
d’autopsie infirmant la thèse officielle
d’un attentat-suicide. Au point que les
familles des victimes déposeront, en juin
2011, une plainte contre Bruguière pour
« faux témoignages » et « entraves à la
justice
 ». Ce n’est qu’après le départ à
la retraite du juge que son successeur,
Marc Trévidic, encore lui, s’intéressera
à la question des commissions liées
à ce contrat d’armement. De Kigali à
Ka­rachi, alors que l’instruction Trévidic
s’approche dangereusement du premier
cercle sar­kozien, celle de Bruguière
s’arrêtait aux portes de la raison d’Etat.

Dans son ouvrage paru en 2007,
« Raisons d’État. Contre-enquête sur le juge Bruguière », Sébastien Spitzer,
relate déjà qu’au début de sa carrière,
alors que le juge enquêtait sur le réseau
de la célèbre maquerelle Madame
Claude, certaines photos susceptibles
d’embarrasser Valéry Giscard d’Estaing
n’avaient pas été versées au dossier.

Mais ce n’est pas tout. En avril 2011,
Médiapart
révélait
l’existence
d’un
« en­tretien »
organisé, le 23 janvier 2004,
entre le général Philippe Rondot rattaché
au cabinet du ministre de la Défense, le
juge Bruguière et le patron de la Direction
de la surveillance du territoire (DST)
pour « préparer notre dossier, du côté
français
 » dans l’affaire de la mort des sept
religieux français du monastère algérien de
Tibéhi­rine. Comme le souligne Médiapart,
à cette date, Jean-Louis Bruguière n’avait
pas encore été désigné comme magistrat
instructeur. Médiapart remarque que
« cette rencontre officieuse entre un juge
(normalement) indépendant, le chef du
contre-espionnage français et un militaire
rattaché au cabinet d’un membre du
gouvernement n’apparaît nulle part dans
la procédure
 ».

La figure de proue de l’antiterrorisme
négligera l’éventualité d’une bavure de
l’armée algérienne, toujours au nom de
la raison d’Etat. Il a fallu la récupération
de l’affaire des moines de Tibéhirine
par... Marc Trévidic pour que l’enquête
reprenne en compte deux points essentiels :
« L’ancien attaché militaire de l’ambassade
de France à Alger, le général Buchwalter,
a révélé au juge, le 25 juin 2009, que
les sept religieux français n’avaient pas
été assassinés par les terroristes des
Groupes islamiques armés (GIA), mais
sans doute tués à la suite d’une bavure de
l’armée algérienne
 », « Le juge a recueilli
plusieurs éléments pouvant laisser
penser que deux dignitaires des GIA,
Djamel Zitouni et Abderrazak El-Para,
soupçonnés d’avoir fomenté et participé
au rapt des moines, étaient en réalité
manipulés par l’appareil sécuritaire
algérien
 » (Médiapart, 7 avril 2011).

Le fiasco Chalabi

En 1998, ce devait être le jour de gloire de
la « star » du pôle antiterroriste français.
Avec 138 prévenus, le procès du réseau
islamiste algérien Chalabi s’annonçait
comme un procès historique. Dans cette
affaire tentaculaire, 173 personnes avaient
été mises en examen dont certaines avaient
eu le malheur de se trouver là au mauvais
moment ou de voir leur nom traîner dans
un mauvais carnet d’adresses. Un tiers
des 138 personnes poursuivies avait été
relaxées après avoir effectué de longues
peines de détention préventive.

2011 : l’Amiral consultant pour Total

Désormais retraité et candidat malheureux
aux législatives de 2007 sous l’étiquette
UMP, Bruguière, qui se voyait aussi
ministre de l’Intérieur (Wikileaks,
06PARIS2069
), a récemment témoigné
au procès en appel de l’explosion d’AZF
à Toulouse. Il a persisté à soutenir que
l’enquête sur les causes de la catastrophe
avait sous-exploité la piste criminelle.

L’ancien juge a expliqué s’être « forgé
(sa) conviction
 » en 2010 en prenant
connaissance de l’ensemble du dossier
quand il s’est vu confier une mission
de consultant pour le compte du groupe
Total, maison-mère de Grande Paroisse,
propriétaire de l’usine. Le coupable
était tout trouvé : Hassan Jandoubi, un
manutentionnaire d’AZF tué comme
30 autres personnes par l’explosion et
soupçonné d’être un islamiste radical
infiltré. Logiquement, les parties civi­les
ont dénoncé des considérations « idéo­logiques » et son « lien de consultant
avec Total
 ».

Bruguière a dû tout de même reconnaître
qu’au début de l’enquête, en 2001,
alors qu’il était à la tête des juges
antiterroristes, il n’avait pas d’éléments
en faveur d’une piste terroriste. Une fois
encore, l’invocation du terrorisme servait
de paravent pour couvrir les errements
des puissants. Une fois de trop ?

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 210 - février 2012
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