Survie

Dix-huit ans après le génocide, la France toujours complice

rédigé le 4 avril 2012 (mis en ligne le 10 avril 2012) - Groupe Rwanda

La politique menée par notre pays vis-à-vis du Rwanda de 1990 à 1994 était une politique secrète, mise en œuvre par un petit cercle de hauts responsables politiques et militaires, sous la houlette de François Mitterrand. Une politique criminelle puisqu’elle a soutenu ceux qui préparaient, puis commettaient le génocide des Tutsi, avant de leur permettre de s’échapper.

Informés dès l’automne 1990 de la possibilité d’un génocide des Tutsi, les dirigeants français ne s’en sont pas moins engagés dans un soutien politique, diplomatique et militaire aux extrémis­tes hutu, jusqu’à exfiltrer les responsables du génocide vers le Zaïre sous couvert de l’opération Turquoise.

Lorsque le génocide est déclenché, le 7 avril 1994, les autorités françaises ont immédiatement connaissance de la nature des événements. L’ordre d’opération d’Amaryllis (opération d’évacuation des Français et des Européens), daté du 8 avril 1994, indique en effet que se déroule à Kigali, depuis la veille, « l’élimination des opposants et des Tutsi ». Le gouvernement français n’ordonne pas à nos troupes de secourir les victimes, alors que la France est signataire de la Convention de 1948 sur la prévention et la répression du crime de génocide.

Au contraire, ses instructions sont de ne pas montrer aux médias « des soldats français n’intervenant pas pour faire cesser des massacres dont ils étaient les témoins proches ». Les employés tutsi du centre culturel français et de la mission de coopération sont ainsi abandonnés aux tueurs. Le contraste est saisissant : l’ambassadeur Marlaud accueille à l’ambassade de France les pires extrémistes hutu. Il cautionne la formation du Gouvernement intérimaire rwandais (GIR), couverture politique du coup d’Etat qui vient de se produire avec l’assassinat des responsables politiques hutu favorables aux accords de paix d’Arusha : le Premier ministre, Agathe Uwilingiyimana, plusieurs ministres, le président de la Cour constitutionnelle.

Un soutien politique au plus haut niveau

Le 21 avril 1994, la France, membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, vote, comme les autres grandes puissances, la réduction drastique du contingent de Casques bleus, abandonnant les Rwandais tutsi à leur sort tragique. Mais elle est le seul pays occidental a avoir reçu en visite officielle des membres du GIR. Le 27 avril 1994, en plein génocide, Jérôme Bicamumpaka, ministre des Affaires étrangères du GIR, et Jean-Bosco Barayagwiza, leader du parti extrémiste le plus anti-tutsi, la CDR, sont accueillis à l’Elysée par Bruno Delaye, conseiller Afrique de François Mitterrand, à Matignon par Edouard Balladur, Premier ministre, et Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères.

Un mois plus tard, inquiet de l’avancée des troupes du FPR, c’est à François Mitterrand que le Président rwandais par intérim, Théodore Sindikubwabo, écrit en ces termes : « Le Peuple rwandais vous exprime ses sentiments de gratitude pour le soutien moral, diplomatique et matériel que vous lui avez assuré depuis 1990 jusqu’à ce jour. En son nom, je fais encore une fois appel à Votre généreuse compréhension et à celle du Peuple Français en vous priant de nous fournir encore une fois Votre appui tant matériel que diplomatique. » A cette date, au moins un demi-million de Tutsi et des milliers de Hutu opposés au génocide ont déjà été massacrés au Rwanda.

Un soutien militaire constant

L’appui aux Forces armées rwandaises (FAR) consiste d’abord à permettre leur approvisionnement en armes (munitions surtout) pendant toute la durée du génocide.

La première livraison a lieu pendant l’opération Amaryllis, dans la nuit du 8 au 9 avril 1994, à l’aéroport de Kanombe. Elle se déroule en parfaite coordination avec les FAR. Tout au long du génocide, le colonel Kayumba, directeur du service financier du ministère rwandais de la Défense, est reçu régulièrement à Paris par le général Jean-Pierre Huchon, chef de la Mission militaire de coopération. Kayumba organise six livraisons d’armes aux tueurs entre le 18 avril et le 19 juillet 1994.

Du 9 au 13 mai 1994, le général Huchon rencontre le lieutenant-colonel Rwabalinda, conseiller du chef d’Etat-major des FAR qui encadrent le génocide. Dans son rapport, Rwabalinda écrit : « Le général Huchon m’a clairement fait comprendre que les militaires français ont les mains et les pieds liés pour faire une intervention quelconque en notre faveur à cause de l’opinion des médias que seul le FPR semble piloter. Si rien n’est fait pour retourner l’image du pays à l’extérieur, les responsables militaires et politiques du Rwanda seront tenus pour responsables des massacres commis au Rwanda. Il est revenu sur ce point plusieurs fois. Le gouvernement français [sic], a-t-il conclu, n’acceptera pas d’être accusé de soutenir des gens que l’opinion internationale condamne et qui ne se défendent pas. Le combat des médias constitue une urgence. Il conditionne d’autres opérations ultérieures [sic]. »

Ainsi, un mois après le début du génocide, le général Huchon ne signifie aucune désapprobation à son interlocuteur, mais insiste sur la nécessité urgente de retourner l’opinion internationale en faveur du GIR. Et d’évoquer, parmi les « priorités » : « [...] La présence physique [sic] des militaires français au Rwanda ou tout au moins d’un contingent d’instructeurs pour les actions de coup de mains dans le cadre de la coopération. [...] L’utilisation indirecte des troupes étrangères régulières ou non. »

Des soldats français aux côtés des génocidaires

La « présence physique de militaires français au Rwanda », mercenaires ou non, aux côtés des génocidaires, est attestée par des témoignages de plus en plus nombreux.

Ainsi celui de l’ancien chauffeur du colonel Bagosora, « cerveau » du génocide, qui dit avoir vu, le 24 avril 1994, deux militaires français avec deux soldats des FAR et quatre miliciens Interahamwe. Les deux Français contrôlaient les cartes d’identité et « triaient » les Tutsi, livrés ensuite aux miliciens qui les tuaient. Si ce témoignage recueilli par Cécile Grenier est fiable, il s’agit d’une participation directe au génocide.

Georges Ruggiu, l’animateur de la Radio des Mille Collines, affirme quant à lui avoir vu à Kigali, puis à Gisenyi, quatre militaires français arrivés autour du 16 avril 1994 et repartis le 21 mai. Soldats réguliers ou mercenaires ? Ruggiu ne le dit pas, mais il décrit ces militaires comme circulant deux par deux, la plupart du temps avec le général Bizimungu, chef d’état-major de FAR, et avec le général Kabiligi, dans des véhicules camouflés avec forte escorte.

Paul Barril a été aperçu à maintes reprises au Rwanda avant et pendant le génocide, à la tête d’un groupe de mercenaires.

Il est temps de l’interroger sérieusement sur ce qu’il sait de l’attentat du 6 avril 1994, et l’on peut raisonnablement penser que les juges Trévidic et Poux vont s’en charger bientôt. Mais au-delà, Barril a entraîné des soldats rwandais pendant le génocide. Le 28 mai 1994, il a signé un contrat d’assistance avec le Premier ministre du GIR pour deux millions de cartouches et des milliers de grenades, utilisées dans la guerre contre le FPR, mais également pour commettre le génocide.

L’omniprésent capitaine Barril

L’ancien gendarme de l’Elysée a bel et bien joué un rôle crucial dans l’implication française au Rwanda. Il est, selon Patrick de Saint-Exupéry, « le pivot d’une toile d’araignée entre l’Elysée de Mitterrand et les extrémistes qui commettront le génocide » et ce, bien avant 1994. Au point qu’en 1993, un des plus hauts gradés de l’armée française demande à François Mitterrand : « L’ancien capitaine Barril est-il­ chargé officiellement ou officieusement d’une mission [au Rwanda] ? » Mitterrand lui répond que Barril n’est mandaté par personne (Complices de l’inavouable, p.282).

Pourtant, Barril travaillait depuis 1989 pour la sécurité du Président Habyarimana... après avoir assuré celle de François Mitterrand au début des années 80. Peut-on alors croire que Barril est un mercenaire qui travaille pour son propre compte ? N’est-il pas plutôt un « corsaire de la République », avec lettres de marque signées des plus hautes autorités ? Est-ce pour cela qu’il est intervenu en permanence dans l’enquête sur l’attentat du 6 avril 1994 ? Est-ce la raison pour laquelle les parlementaires qui réalisaient la Mission d’information de 1998 n’ont jamais pu l’entendre ? [1]

Si les autorités françaises ont suivi une stratégie indirecte de soutien aux génocidaires aussi longtemps qu’elles l’ont pu, elles ont dû pour finir intervenir directement face à la débâcle militaire de leurs protégés : c’est l’opération Turquoise.

Les ambiguïtés de l’opération Turquoise

Le président Mitterrand trouve ainsi urgent, à la mi-juin 1994, d’agir afin de mettre fin aux massacres, alors qu’il n’avait pas jugé bon de le faire en avril. L’opération Turquoise doit officiellement protéger les populations menacées. Elle sauvera effectivement de 10 000 à 17 000 Tutsi. Mais les accusations de viols, de traitements cruels, de livraisons de rescapés tutsi aux tueurs dans les camps de réfugiés sous la garde des militaires français sont nombreuses et font l’objet d’une instruction confiée maintenant au Pôle « Génocides et crimes contre l’humanité » du tribunal de grande instance de Paris.

A Bisesero, deux mille rescapés Tutsi, qui, après avoir un temps repoussé les assauts des tueurs ont réussi à survivre en se cachant, sont découverts par une patrouille française le 27 juin 1994. Ils doivent attendre trois longs jours pour être évacués. Trois jours de trop pour un millier d’entre eux, d’autant plus que pendant ce laps de temps les miliciens et les soldats des FAR ont redoublé leurs attaques. Pourquoi ce délai avant de les secourir ?

La zone Turquoise n’a donc pas empêché les exactions contre les Tutsi de se poursuivre. Par contre, elle a été très utile aux assassins.

L’évacuation des génocidaires au Zaïre, sous couvert de Turquoise

La zone humanitaire sûre créée par l’opération Turquoise à l’ouest du Rwanda est immédiatement utilisée comme refuge par les auteurs du génocide, en passe d’être défaits militairement par le FPR. Face à cette situation, l’ambassadeur Yannick Gérard envoie un télégramme à Paris le 15 juillet 1994 en indiquant : « [...] dans la mesure où nous savons que les autorités portent une lourde responsabilité dans le génocide, nous n’avons pas d’autre choix, quelles que soient les difficultés, que de les arrêter ou de les mettre immédiatement en résidence surveillée en attendant que les instances judiciaires internationales compétentes se prononcent sur leur cas. » Les responsables et les auteurs du génocide présents dans la zone humanitaire sûre mise en place par Turquoise n’y sont pas arrêtés.

Au contraire, ils sont laissés libres d’aller se réfugier au Zaïre, impunément, souvent avec armes et bagages. Le numéro d’octobre 1994 de la revue de la Légion étrangère, Képi blanc, écrit même que « l’état-major tactique [de Turquoise] provoque et organise l’évacuation du gouvernement rwandais vers le Zaïre ». Le colonel Théoneste Bagosora, principal architecte du génocide, avait déjà été évacué par nos soldats début juillet.

Un soutien qui perdure après le génocide

Non contentes d’avoir permis aux génocidaires d’échapper à leur châtiment, les autorités françaises maintiennent leur alliance avec eux après le génocide en leur fournissant de la nourriture, des armes, un entraînement militaire... A l’été 1995, le gouvernement français refuse même de satisfaire la demande du gouvernement belge d’arrêter et d’extrader le colonel Bagosora qui faisait, comme d’autres génocidaires de premier plan, des séjours dans notre pays.

Reconnaître la complicité de génocide

Au regard de ces faits, il apparaît bel et bien que les autorités françaises ont rendu notre pays coupable de complicité de génocide. En effet, selon la jurisprudence du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) : « [...] un accusé est complice de génocide s’il a sciemment et volontairement aidé ou assisté ou provoqué une ou d’autres personnes à commettre le génocide, sachant que cette ou ces personnes commettaient le génocide, même si l’accusé n’avait pas lui-même l’intention spécifique de détruire en tout ou en partie le groupe national, ethnique, racial ou religieux, visé comme tel. » Au nom de calculs géopolitiques dictés par une minorité hors de tout contrôle du fait du prétendu « domaine réservé » du chef de l’Etat, les dirigeants français ont consenti sans états d’âme à la préparation puis à l’exécution du massacre de près d’un million d’êtres humains. Une fois le crime accompli, ils n’ont pas rompu leur alliance avec les assassins. François Mitterrand a pu dire à des proches, à l’été 1994 : « Vous savez, dans ces pays-là, un génocide, c’est pas trop important ».

L’effort constant pour couvrir d’une chape de plomb faite de secret-défense, de manipulations judiciaires et de désin­formation médiatique l’implication française dans le génocide des Tutsi semble de plus en plus vain. Les contre- vérités assénées péremptoirement ­­– le FPR aurait commis l’attentat du 6 avril 1994, il aurait perpétré un génocide des Hutu – ne résistent pas à l’analyse. Pas plus que la manœuvre consistant à repeindre en rose la politique menée au Rwanda à partir de 1990.

Il a fallu attendre 1995 pour que le premier magistrat de notre pays reconnaisse la participation du régime de Vichy au génocide des juifs d’Europe. Mais la République française n’a toujours pas admis avoir recouru systématiquement à la torture et aux exécutions extra-judiciaires en Algérie, un demi-siècle après les faits... Alors, combien de temps faudra-t-il encore pour que la complicité de la France dans un deuxième génocide – celui des Rwandais tutsi – soit officiellement reconnue ?

[1Dans une première version de l’article, nous avions écrit par erreur que Paul Quilès n’avait pas convoqué Barril devant la Mission d’information parlementaire de 1998. Cette erreur a été relevée par M. Quilès, et nous avons donc procédé à la rectification du texte. Il est à noter cependant que Paul Barril n’a été convoqué qu’in extremis devant la Mission parlementaire, dans des délais qui font douter d’une réelle volonté d’exploiter les informations qu’auraient pu apporter Barril : celui-ci fut convoqué le 2 décembre 1998 pour être entendu le 9, alors que la Mission rendait public son rapport le 15... Par ailleurs, les responsables politiques de l’époque avaient volontairement fait le choix de ne réaliser qu’une simple Mission d’information parlementaire, plutôt qu’une Commission d’enquête parlementaire où toute personne est alors obligée de déférer à une convocation. Convoqué par la Mission de 98, Barril a simplement déclaré qu’il se trouvait aux USA et ne s’est pas présenté. Lire la suite

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 212 - avril 2012
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