Survie

Le canal du Mozambique, un enjeu stratégique pour la France

rédigé le 10 juin 2012 (mis en ligne le 13 juin 2012) - Raphaël de Benito

Ce bras de mer de l’océan
Indien séparant l’île de
Madagascar du Mozambique
abriterait d’importantes
ressources énergétiques. La
France est en passe de mettre
la main sur ce nouvel eldorado
pétrolier et gazier.

«  A french coup ! », c’est ce
que rapportait Billets d’Afrique
(n°185, novembre 2009)
. Elle
émanait d’un diplomate européen à l’issue
de la réunion du Groupe international
de contact (GIC) sur Madagascar (6 et 7
octobre 2009 à Antananarivo). Ce diplo­mate aux propos si peu diplomatiques se
référait au rôle trouble joué par la France
dans le renversement de l’ex-président
Ravalomana et son activisme en faveur du
nouveau président Andry Raojelina au cours
des pourparlers inter-malgaches.

Cela était
confirmé par Leonardo Simao, « l’ancien
chef de la diplomatie mozambicain
et membre de l’équipe de médiation
de la Communauté de développement
de l’Afrique australe (SADC) pour
Madagascar, dans une discussion rapportée
par l’ambassadeur des Etats-Unis. Après
avoir rappelé les contentieux opposant la
France et M. Ravalomanana, souligné le
soutien apporté par la France au régime
de M. Rajoelina et mentionné la pression
qu’essaient d’exercer certains Français
sur les négociateurs malgaches engagés
dans le processus de « sortie de crise »,
M. Simao tira cette conclusion dénuée
d’ambiguïté : « L’ingérence française dans
les affaires malgaches équivaut à un quasi-
colonialisme
 », (Thomas Deltombe. Le
Monde Diplomatique, mars 2012
).

En coulisses, la lutte d’influence a été sévère avec les Etats-Unis et surtout les pays
d’Afrique australe, l’ambitieuse Afrique du Sud en tête, peu disposés à laisser la France jouer sa partition habituelle en Afrique.
L’affrontement politique a d’ailleurs tou­jours pour conséquence un statu quo
institutionnel mortifère pour les Malgaches, rincés par trois ans de tensions sociales,
d’insécurité galopante, de prébendes et de corruption plus développée que jamais. La
récente alternance politique en France aura-t-elle une influence ? Pas si sûr à la lecture du blog du sénateur socialiste des Français
de l’étranger, Richard Yung, qui préside par ailleurs le groupe d’amitié France-
Madagascar et pays de l’océan Indien du Sénat et soutient encore plus le putschiste
Rajoelina que la diplomatie française : « Je ne défends pas la séquence qui a abouti
au départ de Marc Ravalomanana, même s’il n’était pas un modèle de vertu : autoritarisme, répression de manifestants (50 morts), corruption personnelle généralisée, et peu ami de la France.
 » (Billets
d’Afrique 212 - avril 2012). Trois ans après
le putsch, on peut en dire tout autant, voire
pire, d’Andry Rajoelina. Ce qui change
(tout), c’est que ce dernier soit l’ami de la
France. Mais à quoi peut donc bien servir
cet ami de la France ?

Touche pas au grisbi !

Parmi les confettis de l’empire colonial français, il y a encore des territoires
inconnus de la majorité des Français. Car qui connaît les îles Eparses ? Ce chapelet
d’îles paradisiaques, au cœur du canal du Mozambique, entre Madagascar et le
continent africain. Rattachés depuis 1896 à la colonie française de Madagascar, ces
îlots auraient dû être restitués, le 26 juin 1960, à la proclamation de l’indépendance
de Madagascar.

Il n’en fut rien, la France conservant dans son giron le récif de Tromelin, l’archipel des Glorieuses et les îlots Juan de Nova, Europa et Bassas da India. Ce n’est que treize ans plus tard, en 1973, que cette annexion a été tardivement remise en cause par Madagascar. En 1979, l’ONU recommandait à la France d’engager des négociations en vue de leur restitution à Madagascar. Puis plus rien jusqu’à l’orée du XXIe siècle.

Ce n’est qu’en 1999 que la question de la souveraineté des îles Éparses revient sur
le tapis avec le projet de la Commission de l’océan Indien (COI) [1] d’envisager
la cogestion des îles de Tromelin et des Eparses par la France, Madagascar et
Maurice. Une perspective effrayante pour les Français : leur souveraineté sur ces îlots
de quelques kilomètres carrés ne se discute pas. Les manœuvres politiques pouvaient alors commencer.

Juan de Nova Island
Photo magisstra

Elles vont durer près de dix ans. Ainsi, en 2010, un accord-cadre de cogestion économique, scientifique et environnementale était signé entre l’île Maurice et la France par le ministre de la Coopération de l’époque, Alain Joyandet.
Un texte dont les objectifs véritables sont écrits noir sur blanc dans le projet de loi de ratification du 25 janvier dernier présenté par l’ex-ministre des Affaires Etrangères, Alain Juppé :

« Il ne saurait être question
que la France renonce à la souveraineté
sur Tromelin non seulement sur le principe
mais aussi parce que cela pourrait avoir un
impact sur les autres différends relatifs à
des possessions françaises d’outre-mer, en
particulier celui avec Madagascar à propos
des îles Eparses situées dans le canal du
Mozambique. Devant la persistance du
différend et compte tenu du caractère limité
des enjeux économiques actuels, la France a
privilégié une approche bilatérale en vue de
rechercher un compromis. La négociation
a abouti à l’accord signé avec Maurice
le 7 juin 2010. Il ne saurait en tout état de
cause être question que la France s’engage
dans une procédure faisant intervenir un
tiers (médiation ou procédure arbitrale
ou juridictionnelle). C’est pourquoi a
été privilégié un projet de cogestions
sectorielles et géographiquement circons­
crites qui a abouti à l’accord signé avec
Maurice le 7 juin 2010. (...)

Il permet d’apaiser un pan irritant d’une
relation franco-mauricienne par ailleurs
excellente et pourrait ouvrir la voie à des
accords similaires avec Madagascar sur les
îles Éparses du canal du Mozambique. »

C’est clair comme les eaux cristallines des
îles Eparses : l’enjeu de cet accord, plus
politique qu’économique, vise à conforter
la possession française sur ces territoires.
Il s’agit aussi d’éviter que le règlement de
ces questions sensibles de souveraineté ne
se fasse devant une instance internationale
qui pourrait statuer in fine sur la restitution
à Madagascar. Il est donc plus vital de
traiter de façon bilatérale avec un rapport
de force plus favorable.

Mais on comprend surtout que la France
cherche un accord similaire avec Madagascar
sur les îles Eparses. Car, dans ce cas, les enjeux
économiques sont autrement plus importants.
Mais personne ne le crie sur les toits car il
s’agit, en fait, de sécuriser l’énorme potentiel
énergétique que représentent ces îles. Juan
de Nova, l’une d’elles, à 150 km de la côte
ouest de Madagascar, est en effet au cœur du
canal du Mozambique, au potentiel pétrolier et
gazier gigantesque. Au large du Mozambique,
les compagnies Anadarko et l’italienne ENI
ont annoncé avoir découvert récemment
des gisements géants de gaz naturel. Cette
dernière prévoit d’ailleurs d’investir 50
milliards de dollars pour ce gisement estimé
à plus de 637 milliards de mètres cubes.

Quant à Total, la compagnie vient d’offrir, e 19 mars, près de 113 millions de dollars
pour le rachat de Wessex Exploration Plc
qui détient 70% des droits d’exploration
offshore et d’exploitation d’un des deux
permis sur deux blocs au large de Juan de
Nova. Quatre autres sociétés d’exploration
se partagent les droits exclusifs accordés
par deux arrêtés publiés au journal officiel
français du 30 décembre 2008. Leur rapport
commun sur le potentiel de la zone parle de
découvertes prometteuses. Mais chut !
Total est ainsi opérateur au cœur du canal
du Mozambique mais aussi sur le champ
de Bemolanga, sur le territoire malgache,
à l’extrémité ouest du gisement fossile. Un
eldorado pétrolier !

De Mayotte à Mada, géopolitique de la Françafrique

D’aucuns se sont demandés pourquoi la France s’était lancée, avec détermination,
dans la départementalisation de l’île de Mayotte, soustraite arbitrairement à
l’archipel des Comores en 1976 à l’issue d’un référendum scélérat.

La marine française en exercice sur l’île d’Europa en 2007
Image Marine Nationale

Bien sûr, il s’agissait de mieux contrôler ce canal où transite une grande partie des pétroliers exportant le pétrole du Moyen-Orient vers l’Europe et l’Amérique. Mais n’y avait-il pas un autre enjeu sinon de rendre définitive la souveraineté française de ce territoire, véritable vigie au nord du canal du Mozambique ? Le futur eldorado
éner­gétique est désormais étroitement surveillé !

Pour verrouiller le dispositif, il ne reste plus qu’à conserver sous sa cou­pe politique un affidé comme Andry Raojelina susceptible de signer un accord bilatéral en faveur de la souveraineté de la France sur les îles Eparses, moyennant une petite part du
gâteau. Dans le cas présent, l’enjeu est hautement stratégique. C’est l’éco­nomiste et blogueur malgache, Patrick
Rakotomalala, qui lève le lièvre en mars
dernier dans un article très documenté
 :
en 1978, la France décrète une zone
économique de 200 miles marins
(370 km environ) autour de l’îlot Juan
de Nova. Madagascar fait de même
en 1985, en obtenant le statut de Zone
économique exclusive (ZEE, s’étendant
à 200 miles d’un territoire) créé en 1982
par la convention de Montego Bay,
autour de son territoire maritime. Or
Juan de Nova est à seulement à 150 km
(81 miles marins) des côtes malgaches.

Ce qui veut dire que les deux zones se
superposent. Il y a donc là un conflit de
souveraineté majeur d’autant qu’il n’y
a aucun accord de délimitation entre
les deux pays [2].

Ironie de l’histoire, le
décret français de 1978, crée la zone
économique « sous réserve d’accords
de délimitation avec les Etats voisins
 ».

A qui appartiennent donc les ressources
énergétiques de la zone ? Comment serait
arbitré ce conflit de souveraineté devant
une juridiction internationale ? Un cas
de figure qui suppose que Madagascar
soit offensif sur la question. C’est tout
l’intérêt pour la France d’avoir « un
ami
 » pas trop regardant, si ce n’est de
ses intérêts personnels, à la tête de l’Etat
malgache. Une vieille tradition de la
Françafrique et une logique prédatrice
déjà à l’œuvre depuis cinquante ans. A
ceci près qu’en 2012, la marionnette a
besoin d’un vernis démocratique, fut-il
appliqué au prix d’élections qui n’en ont
que le nom. Elles sont prévues à partir
de janvier 2013. Rajoelina prétextant ne
pas savoir s’il se présentera.

[1La Commission de l’océan Indien est une organisation régionale créée en 1984. Elle regroupe les Comores, Madagascar, Maurice et les Seychelles ainsi que la France avec
La Réunion. La démarche, essentiellement politique, s’inscrivait alors dans une logique de renforcement de la coopération Sud-Sud.

[2D’après le droit de la mer, une zone
économique exclusive (ZEE) est un espace
maritime sur lequel un État côtier exerce des
droits souverains en matière d’exploration et
d’usage des ressources. Elle s’étend à partir
de la limite extérieure de la mer territoriale de
l’État jusqu’à 200 milles marins de ses côtes au
maximum. La convention de Montego Bay reste
évasive, tant sur la définition du tracé que sur la
façon de régler un conflit de tracé. Son article
57 précise qu’elle « ne s’étend pas au-delà de
200 milles marins des lignes de base à partir
desquelles est mesurée la largeur de la mer
territoriale
 », sans autre précision concernant
des côtes proches de moins de 400 miles. Son
article 59 laisse régler un tel conflit entre parties
« sur la base de l’équité et eu égard à toutes
les circonstances pertinentes ». Mais si le
règlement devait être arbitré à plus au niveau, il
reste à choisir entre au moins quatre juridictions
compétentes. On s’évitera ces tracas si l’un des
États en conflit a des dirigeants peu pugnaces.

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 214 - juin 2012
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