Survie

Les conflits en Afrique dans les médias français (1/2)

rédigé le 1er octobre 2013 (mis en ligne le 4 décembre 2013) - François Robinet, Mathieu Lopes

Entretien avec François Robinet, Maître de conférences en histoire, qui a travaillé sur la
couverture, par les médias français, des conflits en Afrique. À partir de l’étude d’articles
de presse, de sujets de télévision et de photos entre 1994 et 2008, ainsi que d’entretiens
avec des journalistes, il a mis en valeur la récurrence d’une certaine représentation de ces
conflits et de leurs acteurs, notamment lorsque que l’armée française y est engagée.

Billets d’Afrique : Vous faites partir cette
étude de 1994. Pourquoi le choix de cette
date ?

A l’issue de la couverture médiatique du
génocide des Tutsis du Rwanda en 1994, il
y a eu de nombreuses polémiques autour
du rôle de la France, mais aussi autour de la
manière dont l’événement a été couvert par
les journalistes. Parmi les accusations, il y
avait l’idée que ce génocide n’avait d’abord
pas été rendu visible par les journalistes
français, puis qu’on avait rendu
extrêmement visible un autre drame
humanitaire – mais qui n’est pas de la
même nature – à savoir la situation
catastrophique des réfugiés dans les camps
au Zaïre. La détresse de ces réfugiés
rwandais au Zaïre aurait, pour certains,
contribué à occulter la détresse des
victimes du génocide elles­-mêmes.

C’est une critique à laquelle je n’adhère pas
forcément totalement, mais qui me posait
un point de départ, un questionnement :
qu’en est­-il de cet événement et de ses
implications sur les futurs conflits ? Au
Zaïre deux ans plus tard, en Côte d’Ivoire
en 2002­-2004, y­-a­-t’il eu une prise de
conscience, une modification, une
adaptation des pratiques des journalistes ?

Mon travail sur la période porte sur les
productions médiatiques, mais aussi sur
les interférences qu’il peut y avoir avec
d’autres acteurs qui sont des sources pour
les journalistes, ou auxquels les
journalistes
sont
confrontés
quotidiennement (les belligérants, les
humanitaires, les diplomates français...),
et sur les jeux d’influence qui peuvent
s’opérer autour de la fabrique de ces
productions.

Billets : Vous parlez d’ «  une information
en coproduction ?
 ». Qu’entendez­vous
par là ?

Il y a deux choses à rappeler en préambule.
D’abord, qu’elle soit produite en France ou
à l’étranger, dans les rédactions françaises,
l’information est a priori libre. Ensuite,
celle-­ci est aussi plurielle puisqu’il existe
de nombreuses rédactions qui ont des
positions différentes, et qu’au sein même
de chaque rédaction, les journalistes
peuvent aussi avoir des positions
contrastées.

Ceci­-dit, ce que j’ai observé dans la
couverture médiatique des conflits
africains, notamment lorsque la France y a
des intérêts, c’est qu’il existe des jeux
d’influence qui s’opèrent, avec un certain
nombre d’acteurs qui cherchent à donner
une vision du conflit favorable à leurs
propres intérêts. Côté français, ces acteurs
peuvent être des humanitaires, des
responsables politiques ou encore des
militaires... Les journalistes sont à
l’interface entre le public et ces différentes
sources, qui leur sont précieuses car elles
leur donnent parfois une information digne
de crédibilité et d’intérêt.

Quand ces acteurs livrent une information,
c’est aussi souvent dans un but précis.
C’est ce que j’ai essayé de déceler. D’où
l’idée de « coproduction ». Cela ne veut pas
dire que le Quai d’Orsay ou l’Etat Major
des Armées sont aussi influents que le
rédacteur en chef ou le journaliste qui
produit son papier, mais le journaliste est
situé à la croisée de différentes
informations qui proviennent d’acteurs qui
peuvent avoir des intérêts – et des discours
­ convergents. C’est vrai pour toutes les
périodes que j’ai étudiées, et notamment
lorsque la France est directement
impliquée.

A plusieurs moments se met en place une
communication de crise, notamment
lorsque la France est mise en cause. C’est
par exemple le cas lors de l’opération
Turquoise, des évacuations de Français à
Abidjan en janvier 2002 ou des
événements devant l’hôtel Ivoire en
novembre
2004.

Deux
attitudes
s’observent alors de la part des autorités
civiles et militaires françaises : une
tendance au repli ou une volonté de
communication très marquée. Dans le premier cas, on cherche à cadenasser le
terrain,
à
divulguer
le
moins
d’informations possible voire à rendre le
terrain difficilement accessible aux
journalistes ; c’est ce qui a pu se passer à
Abidjan pendant quelques jours en
novembre 2004 ou encore à N’Djamena en
février 2008 où on a tout fait pour retarder
l’arrivée de journalistes sur place. Dans le
second cas, tout est fait au contraire pour
faciliter la tâche des journalistes, pour
accompagner ces fameux « journalistes
embedded
 » – pour ceux qui veulent bien
se laisser accompagner, car il y en a
d’autres qui tiennent à tout prix à leur
autonomie par rapport à l’armée française.

C’est une pratique attestée à plusieurs
reprises pour l’armée française dans les
années 1990­2000 même si celle­-ci est
loin d’être nouvelle (on se souvient par
exemple que pendant la Seconde Guerre
mondiale ou au Viêt Nam, des journalistes
étaient déjà aux côtés des troupes).

Au moment de Turquoise par exemple, il y
a la volonté de la part de l’armée française
d’accompagner les journalistes sur le
terrain, de leur faciliter la tâche et de leur
montrer des situations confortant l’idée
selon laquelle l’opération Turquoise serait
une mission exclusivement humanitaire.
On met donc en valeur des scènes et des
images qui montrent le soldat français
dans son rôle humanitaire. On oriente alors
le regard du journaliste dans le sens du
discours officiel que l’on souhaite
construire et qui se trouve nourrit
également par les nombreux points presse
quotidiens ou les déclarations des
Ministres en charge du dossier à l’époque.

Quand on parle de « coproduction », il faut
rester prudent : cela ne veut bien sûr pas
dire que l’armée ou le Quai d’Orsay
produisent directement l’information qu’on
lit, mais qu’ils sont capables d’orienter le
regard des journalistes, ou de livrer les
informations qu’ils souhaitent voir
diffusées en fonction des intérêts supposés
de la France. Il y a toujours cette pluralité
de voix que je rappelais au début, mais,
dans les moments de crise, la
communication officielle se met en action
pour orienter le regard des journalistes.

Cependant, celle-­ci n’est pas forcément
homogène. Entre le Quai d’Orsay et l’Etat
Major des Armées on peut observer des
dissonances. Cela s’est vu au moment de
Turquoise, avec des officiers qui prennent
la parole pour dire, en gros, « le FPR on va
leur régler leur affaire
 » ce qui dissone
nettement avec le discours officiel que
l’exécutif souhaite tenir sur la vocation
humanitaire de Turquoise. Sur la Côte
d’Ivoire, De Villepin et Alliot-­Marie ne
sont pas toujours en cohérence dans leurs
interventions. Il ne s’agit pas d’être
manichéen, il y a une vraie complexité. Il
est intéressant aussi d’identifier le type de
scènes ou d’images que cherche à valoriser
la
communication
officielle
pour
accompagner son intervention sur le
terrain.

Billets : Quelle représentation dominante
se dégage de votre étude de ces images ?

En général, on trouve des récurrences d’un
conflit à l’autre : on retombe notamment
très souvent sur l’image du soldat­-sauveur.
Ce n’est plus une mission civilisatrice mais
une mission salvatrice qu’on met en avant,
avec le soldat français qui patrouille dans
la ville pour la sécuriser (Kigali ou
Abidjan par exemple), qui a dans ses bras
un jeune enfant orphelin ou qui distribue
des biscuits aux réfugiés... Ces scènes sont
réelles, mais ce qui est intéressant, c’est
leur récurrence et leur systématicité qui
s’expliquent
par
les
choix
des
photographes qui cherchent des scènes
immédiatement lisibles par le public mais
aussi par la volonté de l’armée de rendre ce
type de clichés aisément réalisables. Il est
également intéressant de souligner que
leur présence dominante dans la mise en
images de l’événement a pu contribuer à
une légitimation de la présence française,
que ce soit au moment de Turquoise ou des
événements en Côte d’Ivoire.

Ces images et discours dominants autour
du soldat français sauveur et d’une
diplomatie française très active ­ alors
même que l’ONU et nos partenaires sont
présentés comme plutôt inefficaces – sont
susceptibles d’une certaine efficacité du
fait de leur inscription dans une profondeur
historique et dans un imaginaire partagé.

En effet, l’imaginaire collectif national
veut, depuis la période coloniale, que la
France, lorsqu’elle est présente en Afrique,
agisse en faveur des Droits de l’Homme et
du bien­être des populations locales
(éducation, santé, infrastructures...). Tout
le monde ne partage bien évidemment pas
cette vision là qui est même régulièrement
déconstruite par certains chercheurs,
hommes
politiques
et
certaines
associations. Cette vision de la France
dans le monde correspond cependant à une
sorte de sens commun encore assez largement partagé dans les années 1990­
2000 et qui puise ses racines dans un
imaginaire largement dominant à la fin du
XIXe siècle, puis dans les années trente
(pensons ici notamment aux images
véhiculées lors de l’exposition coloniale de
1931).

J’ai pris l’exemple du soldat, mais le
questionnement est le même avec un
homme politique, qui se rend sur le terrain.
J’ai essayé de décliner les différentes
figures – et les scènes filmées ou
photographiées qui y sont associées – celle
du militaire, du responsable politique, du
ressortissant français pour dégager les
principales scènes dominantes et d’autres
plus singulières, ainsi que les effets
qu’elles sont susceptibles de générer.

Billets : Vous parlez d’une « scénarisation »
de l’information, où chacun à un rôle.
Qu’en est­-il de la place des Africains dans
cette scénarisation ?

Dans les moments où l’actualité africaine,
conflictuelle, fait la « une » ou est bien
couverte, on construit une histoire autour
des faits afin de rendre l’événement
vendable auprès du public (il est
relativement rare qu’il y ait des inventions
de faits), en mettant l’accent sur certains
personnages auxquels on attribue des
qualités et des défauts.

Bien que différents d’un conflit à l’autre,
certaines récurrences s’observent dans les
récits médiatiques construits notamment
dans les rôles qui sont attribués aux acteurs
français et africains. Comparez les figures
de Kagamé, de Gbagbo et d’Idriss Déby et
vous allez retrouver un certain nombre de
points communs sur les soi­disant défauts
des chefs d’état africains, qui seraient
colériques,
corrompus,
tortueux,
malhonnêtes... A l’inverse, les rôles des
acteurs français sont généralement
connotés positivement.

Il est aussi intéressant de voir que les
acteurs africains, en dehors des chefs d’état
et des belligérants, sont absents du
traitement. Les populations africaines sont
visibles à l’image mais jamais en tant que
sujet. Ces populations sont généralement
présentées, soit comme une masse qui
souffre et qui a besoin d’être aidée, soit
comme une masse susceptible d’être
violente (je pense ici notamment aux
images des manifestations en Côte d’Ivoire
en 2003 et 2004).

Il est très rare de voir l’expression d’une
subjectivité africaine. Il est très rare de voir
présenté à l’écran l’homme de la rue à
Abidjan ou à Nairobi. Il est très rare de voir
à l’image des témoins africains – identifiés
et présentés ­ interrogés sur ce qu’ils
pensent des événements en livrant une
analyse rationnelle de la situation avec une
certaine distance critique. Quand l’homme
de la rue est interrogé, on ne connaît
généralement ni son nom, ni son histoire,
ni sa situation, et il est présenté avec
d’autres personnes criant derrière lui et
rendant sa parole relativement inaudible.

Il y a l’idée que, « nous français », sommes
des sujets, agissants, susceptibles d’avoir
une action bénéfique sur le conflit ou tout
du moins de l’analyser rationnellement.
Quant aux acteurs africains, il s’agit soit de
chefs d’état considérés comme peu dignes
de confiance, soit des belligérants, soit de
la population civile réduite à sa
vulnérabilité (les réfugiés) ou à sa violence
(les foules de manifestants hostiles). Dans
de nombreuses rédactions, les récits
médiatiques dominants s’articulent autour
de ces quelques archétypes livrant ainsi un
regard très réducteur sur la complexité de
ces situations de guerre.

Propos recueillis par Mathieu Lopes.
La deuxième partie de cet entretien sera
publiée le mois prochain

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 228 - octobre 2013
Les articles du mensuel sont mis en ligne avec du délai. Pour recevoir l'intégralité des articles publiés chaque mois, abonnez-vous
Pour aller plus loin
a lire aussi