Survie

Simbikangwa : retour sur les trois premières semaines d’un procès historique

rédigé le 1er mars 2014 (mis en ligne le 12 mars 2014) - Etienne Marat

Le 4 février dernier commençait à la cour d’assises du Tribunal de Grande Instance de
Paris le procès de Pascal Simbikangwa, accusé de complicité de génocide et complicité
de crimes contre l’humanité pour des actes commis durant les 3 mois du génocide des
Tutsis au Rwanda en 1994. Survie est partie civile dans ce procès, dont le verdict sera
rendu le 14 mars.

Alors que les faits précis qui lui sont
reprochés commencent à être
discutés en cette deuxième moitié
du procès, les 3 premières semaines se sont
centrées sur le parcours de l’accusé et sur le
contexte du génocide. La plupart des
témoignages viennent rappeler l’aspect
planifié du génocide et démontrer le rôle de
Simbikangwa dans le développement de
l’idéologie raciste et de la répression
envers les Tutsi et les opposants Hutu, mais
les jurés font face à une défense centrée
autour du déni et du révisionnisme.

Le contexte : planification et médias du génocide

Les témoins de contexte rappelèrent un
nombre de faits importants qui cadrent le
contexte dans lequel Simbikangwa a
évolué. Ainsi le 7 février, Jacques Sémelin,
spécialiste des crimes de masse, vient
expliquer ce que sont ces crimes,
démontant une approche commune : « Ce
ne sont pas des barbares ! Non, le
massacre procède d’un calcul, d’une
décision, d’une organisation
 ». Ils relèvent
d’un processus mental. Il précise que tout
crime de masse n’est pas un génocide, ce
qui implique la volonté de détruire tout ou
partie d’une catégorie de population en
raison de ses origines ethniques,
religieuses ou sociales, qu’un génocide se
base sur un contexte de crise et un discours
identitaire, et qu’au Rwanda il n’y en a eu
qu’un, celui des Tutsi.

Stéphane Audoin­
Rouzeau, directeur d’études à l’EHESS et
Président du Centre international de
recherche de la grande guerre, expliquera
la même journée le cadre dans lequel trois
génocides du 20ème siècle ont été
perpétrés : la guerre et l’angoisse de la
défaite, la présence d’un Etat central avec
ses bras armés, une propagande écrite et
radiodiffusée.

En matière de propagande raciste, Jean­-Pierre
Chrétien,
et
Jean­-François
Dupaquier, grands connaisseurs de la
région des Grands-­Lacs, sont venus
expliquer, le 10 février, le rôle éminent des
« médias du génocide » [1] dans la
« maturation idéologique » forte de la fin
des années 80 et début des années 90. M.
Chrétien rappellera d’abord comment les
colonisateurs ont diffusé nocivement leur
idéologie hamitique et ont installé la
discrimination raciale au Rwanda alors
même que Hutu, Tutsi et Twa étaient en
réalité des classes sociales et non des
ethnies. Cette logique sera reprise lors de la
révolution de 1959 puis instrumentalisée à
outrance dans les années 90. On assiste
alors à une éclosion d’organes de presse
visant à regrouper les Hutu de façon
totalitaire face à deux cibles : d’une part les
Tutsi du FPR et de l’intérieur, et, d’autre
part, leurs « complices », les Hutu
d’opposition au régime. C’est dans cette
veine qu’un journal nommé Kangura
publiera en décembre 1990 « les 10
commandements des Bahutus
 »
, un texte
qui appelle à la haine envers les Tutsi et
qualifie de traitre tout Hutu qui traite avec
les Tutsi.

Alors que le régime se trouve face à deux
options, celle d’une ouverture vers une
démocratisation réelle et vers le pluralisme
et celle de la remobilisation des rwandais
Hutu sur la ligne ethnique de 1959, les
réseaux
extrémistes
proches
d’Habyarimana (l’Akazu, le réseau zéro)
appuieront fortement ces journaux tandis
qu’ils réprimeront les journalistes
opposants.

Le même jour, Collette Braeckman,
journaliste spécialisée sur la région, montra
le lien entre ces médias et les crimes
perpétrés avant 1994, notamment à
Bugesera, où les tueries furent
occasionnées par une fausse lettre
mentionnant un complot lue à Radio
Rwanda. Mme Braeckman détailla ensuite
la préparation de cette machine infernale
actionnée par les extrémistes Hutu pour
empêcher coûte que coûte le retour des
Tutsi
expatriés
et
bloquer
les
revendications du FPR, rappelant leur rejet
profond des accords d’Arusha et de
l’intervention de l’ONU, rappelant le
manque de réaction d’une communauté
internationale pourtant informée de ce qui
se préparait comme le montrent par
exemple les révélations faites à des
militaires et rapportées à l’ONU,
concernant des caches d’armes et la
possibilité de tuer 1000 Tutsi en 20
minutes
.

Renaud Girard, journaliste au Figaro,
Gasana Ndoba, fondateur du CPCR de
Belgique et ancien Président de la
Commission des Droits de l’Homme au
Rwanda, Eric Gillet, Avocat au barreau de
Bruxelles depuis la fin des années 70 et qui
fut co­président avec Alison Des Forges de
la commission d’enquête internationale sur
les violations des droits de l’homme au
Rwanda en 1993, mais aussi Filip
Reyntjens, professeur de droit, et André
Guichaoua, professeur de sociologie,
vinrent, entre autres, confirmer la
répression massive qui eu lieu sur les Tutsi
et les opposants Hutu, appuyée par une
stratégie d’intoxication et de mensonge
mise en place par les réseaux extrémistes
intégrés au pouvoir. M. Reytjens a été cité
par la défense de Simbikangwa : s’il a été
très précis concernant l’implication de ce
dernier dans les escadrons de la mort et des
actes de torture [2], il a incité les jurés à être
« méfiants et suspicieux » à l’égard de
l’ensemble des témoins dans le procés.
Cette tentative de décrédibilisation a
provoqué les protestations de l’avocat
général, qui a rappelé à la défense que la
préparation des témoins est illégale.

Simbikangwa, un homme des réseaux extrémistes

Proche de Habyarimana, membre de la
garde présidentielle entre 1983 et 1986,
puis directeur de service en charge de la
surveillance des médias au sein du SCR
(Service Central de Renseignements,
directement rattaché à la présidence) entre
1988 et 1994, cité comme membre des
« escadrons de la mort » et de l’Akazu dont
son beau­-frère Elie Sagatwa faisait parti,
financeur de journaux racistes ainsi que de
la RTLM, Simbikangwa est suspecté
d’avoir participé à réprimer les journalistes
opposants et à des actes de tortures, d’avoir
commandité des assassinats, d’avoir
participé à l’organisation des massacres et
à la distribution d’armes.

Les premiers témoins ont montré en quoi il
pouvait être considéré comme un des
idéologues du racisme et du génocide, en
citant notamment des passages de ses deux
livres, et son rôle actifs à propos des
journaux Kangura et L’indomptable
Ikinani
, journal dont la parution en mai
1992 fut interdite devant ses propos si
violents contre la première ministre de
l’époque Agathe Uwilingiyimana. Dans
son livre L’Homme et sa croix,
Simbikangwa expose notamment son
fantasme,
comme
pour
beaucoup
d’extrémistes hutus, de vouloir commencer
sa vie sexuelle en violant une femme tutsie.

Dans son livre La guerre d‘octobre, on
retrouve la stratégie de dévalorisation et de
deshumanisation des Tutsi, mais aussi
l’accusation en miroir lorsqu’il parle (dans
les pages 50 à 54) du « plan de reconquête
du pouvoir
 » par les Tutsi en se basant sur
un texte faux, dans l’idée de donner aux
Tutsi la volonté de tuer les Hutu.

Les témoins suivant viendront confirmer
son implication dans la presse. Sam Gody
Nshimiyimana, rédacteur en chef de la
revue
Kiberinka,
raconta
son
emprisonnement et les sévices qu’il subit
suite à la publication d’un article sur
Simbikangwa en janvier 1992. Selon lui,
Simbikangwa finançait les journaux
Kangura et Umurava, et y écrivait aussi des
articles qu’il ne signait pas. Johan
Swinnen, ambassadeur de Belgique au
Rwanda de 1990 à 1994 parle d’une
« réputation redoutable » de tortionnaire
dénoncée par des journalistes d’opposition
venus lui attester de sévices, cicatrices
encore visibles. L’ambassadeur chercha
d’ailleurs avec l’ambassadeur américain à
faire écarter Simbikangwa. A propos des
massacres du Bugesera (mars 1992) un
colonel lui cita Simbikangwa parmi les
responsables.
Augustin

Iyamurene,
membre du PSD (parti d’opposition au
régime), qui devint chef du SRC à partir de
mai 1992 à la faveur de l’ouverture
démocratique, explique qu’il avait eu « des
informations qui disaient qu’il n’était pas
qu’un petit chef de division, qu’il avait des
liens avec un réseau parallèle
 », et qu’il
« se dévouait à détruire les journaux
d’opposition
 ».

Le président de la cour d’assises, Olivier Leurent, et ses assesseurs

Une défense centrée sur le déni et le révisionnisme

Face à ces différents témoignages,
Simbikangwa nie la plupart des faits, ses
avocats cherchent à décrédibiliser les
témoins, à remettre en cause le sérieux de
leur travail ou leur mémoire, les témoins de
la défense minimisent son rôle et entonnent
des chants révisionnistes fallacieux.
Interrogé après l’audition de S. Audoin­
Rouzeau, Simbikangwa explique que c’est
à Mayotte, grâce à Internet, qu’il réalisa
qu’il y avait eu un génocide au Rwanda.

Concernant les escadrons de la mort : « on
n’a pas trouvé un seul Tutsi ni un seul Hutu
qui a été tué par cet escadron de la mort.
Tous ceux qui ont été tués ce sont des
membres du MRND, pas un seul Tutsi n’a
été tué.
 » Concernant son travail au SCR, il
se contentait de surveiller la presse, d’aller
au contact de ses indicateurs pour anticiper
ce qui allait être publié, de faire des notes
de synthèse pour sa hiérarchie.

Mêmes comportements de la part de
témoins comme Théophile Gakara, ancien
major de la gendarmerie rwandaise : « les
milices ? Je ne connais pas bien la
définition des milices. Nous étions pris en
tenaille...
 ». Ou comme le lieutenant­
colonel Anatole Nsengiyumva, condamné
pour génocide par le TPIR, qui veut
dédouaner l’accusé : « un agent
ordinaire
 », au profil assez médiocre, au
rôle subalterne.

Témoin particulier, le colonel Michel
Robardey, officier français présent au
Rwanda de 1990 à 1993, travaillait au
bureau G3 de l’Etat Major de la
gendarmerie à la formation des officiers de
police judiciaire, notamment pour leur
enseigner des techniques d’enquêtes plus
sophistiquées que celles issues de la
« religion de l’aveu » (sic). Il donne une
vision révisionniste du génocide, évoquant
une montée de tension et des violences qui
ne seraient qu’une réaction aux actes de
guérilla du FPR et aux crimes perpétrés au
Burundi voisin, affirmant que « si tout cela
s’est fait, ce n’était pas organisé
 ». Il se
base notamment sur ses enquêtes sur le
FPR, de qualité douteuse, relevant plutôt
d’une opération de communication
décidée par Paris [3]. Concernant l’accusé, il
aurait été neutralisé suite à la mise en place
du gouvernement multipartite, en juin 92,
ce qu’Augustin Iyamurene a démenti lors
de son audition.

Tous ces témoignages tendent donc à
démontrer le rôle d’importance joué par
l’accusé mais c’est seulement sur son rôle
durant les 100 jours du génocide des Tutsi
et des massacres d’opposants Hutu qu’il
sera jugé. Les témoins des faits seront
entendus entre le 24 février et le 6 mars. Il
se serait rendu régulièrement aux
« barrières » pour encourager les miliciens
extrémistes (Interahamwe) à massacrer les
Tutsi et pour leur fournir des armes,
notamment dans le quartier de Kiyovu à
Kigali. En droit français, la fourniture de
moyens et d’instructions est constitutive de
complicité de génocide.

[1Du titre de leur ouvrage aux éditions Karthala

[2Faits pour lesquels Simbikangwa n’est pas
poursuivi car ils sont trop anciens

[3Voir à ce sujet les articles de Stéphanie
Monsénégo du 12 et du 15 février, sur le site
http://proces­genocide­rwanda.fr

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 233 - mars 2014
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