Survie

La France au Rwanda : entre secret et intoxication

rédigé le 4 avril 2014 (mis en ligne le 7 mai 2014) - Benoît Collombat, David Servenay, Mathieu Lopes

Nous avons rencontré les journalistes Benoît Collombat et David Servenay, qui publient « Au nom de la France » - Guerres secrètes au Rwanda (La Découverte). Ce livre reprend pour le plus grand nombre « ce qu’il faut savoir » sur le rôle de la France dans le génocide des Tutsi, en s’appuyant sur la masse d’ouvrages et de rapports qui ont été écrits depuis 20 ans, tout en amenant des éléments inédits sur certaines zones d’ombre.

Billets d’Afrique : Quelles sont, d’après vous, les grandes lignes du rôle de la France ? Qu’y a­-t-­il de plus marquant ?

David Servenay : Nous connaissions
bien les sources documentaires très
riches, entre les travaux de la mission
d’information parlementaire (MIP), les
« archives de l’Élysée », les rapports
belges, les études de Human Rights
Watch, le travail de recension par Jacques
Morel. Nous avons eu aussi accès aux
dossiers judiciaires en cours et à des
témoignages directs. Ce qui m’a frappé,
c’est à quel point la période avant le
génocide a fait l’objet d’un manque total
d’informations et d’intérêt. Avant 1994, ni
les politiques ni la presse ne parlent du
Rwanda. Seuls quelques rares journalistes
vont sur place avant le génocide et ne
perçoivent bien souvent que des bribes
instantanées de la réalité. Même les ONG
savent très peu de choses, à l’exception de
la mission avec Jean Carbonare en janvier
1993, qui va mettre le doigt sur
l’architecture du dispositif génocidaire.

Tout ce qui va se passer après le génocide
va donc être une sorte de découverte pour
la majeure partie de la population. Cette
méconnaissance en amont a suscité
beaucoup de confusion par la suite.

Benoît Collombat : Pour répondre à la
question, deux mots me viennent à
l’esprit : le secret et l’intoxication. D’une
part, il y a cette guerre secrète qui s’est
livrée au Rwanda pendant toutes ces
années, au niveau politique, diplomatique,
militaire. Cette guerre, menée « au nom
de la France
 », a abouti à un génocide.

Pourtant, très tôt des éléments
d’information sont remontés dans la
chaîne de l’État indiquant qu’on allait vers
ce génocide. D’autre part, tout a été fait
pour qu’on n’y comprenne rien, pour
manipuler, pour que les pièces du puzzle
de cette affaire soient dispersées, pour
faire en sorte qu’on parle de massacres ou
de génocides, au pluriel, alors qu’il
s’agissait bien d’un unique génocide,
planifié, contre les Tutsi.

Il y a aussi une
intoxication autour de l’enquête sur
l’attentat, celle du juge Jean­-Louis
Bruguière. Je crois qu’on a rarement vu
autant de manipulations dans une enquête
judiciaire. Une enquête sous influence. En
résumé, tout a été fait pour que le rôle de
la France n’apparaisse pas au premier
plan. Mais quand on dit « la France », ce
sont en réalité quelques hommes à des
postes stratégiques dans l’appareil d’État.

Billets : Vous abordez assez longuement le cas de Paul Barril. Comment définiriez­-vous sa place dans ce puzzle ?

DS : Pour reprendre l’expression de Paul
Quilès, c’est un « clown », mais un clown
au sens d’un « joker de l’État » : quelqu’un
qui est utilisé, mais qui utilise aussi ses
interlocuteurs. Il est aussi un fil rouge. Il
est le premier vecteur de l’intoxication
médiatique lourde, le 27 juin 1994, où il brandit la fameuse boite noire de l’avion en disant qu’il détient toutes les réponses... On les attend toujours, 20 ans après.

En même temps, il joue un rôle actif : il passe un contrat avec la famille Habyarimana, il est censé infiltrer les structures du FPR en Europe, il va former des commandos... Sa présence pendant le génocide est attestée par plusieurs témoins. Il est associé à des livraisons d’armes alors même que le Rwanda est sous embargo de l’ONU. Tout ça avec la complicité active ou passive de hauts fonctionnaires ou de hauts gradés militaires, qui sont parfaitement informés du rôle de Paul Barril, comme c’est mentionné dans plusieurs documents. On le laisse faire parce que, manifestement, certains estiment qu’il peut être utile dans l’avancée des positions françaises. Bien sûr, c’est un rôle qui ne peut pas être reconnu officiellement par les gens qui le soutiennent.

BC : Je suis en désaccord avec la formule de Paul Quilès, du « clown », parce que c’est une formule bien pratique, qui permet d’évacuer le rôle très important qu’a pu jouer Barril au Rwanda en le folklorisant. Il a pu jouer son rôle parce qu’il s’inscrivait parfaitement dans la politique menée par la France au Rwanda, à l’époque : un soutien inconditionnel au régime
extrémiste
Hutu.

C’est officiellement un « privé », mais qui dit agir « au nom de la France. » Il a bénéficié de protections, on l’a laissé travailler comme il l’entendait, alors même que les services secrets français savaient pertinemment qu’il était sollicité pour des livraisons d’armes. On l’a laissé en place jusqu’au bout, y compris pendant le génocide. Pourquoi à aucun moment il n’a été question d’exfiltrer Barril ? Barril permettait d’accomplir sur le terrain ce que «  la France officielle  » ne pouvait plus faire en pleine lumière. Nous révélons dans notre livre qu’il avait d’ailleurs une parfaite connaissance du dispositif militaire sur place. Ça n’était pas un « clown »... ou alors très bien informé !

DS  : Nous expliquons que les enquêteurs du juge Bruguière se sont appuyés sur Fabien Singaye, qui était un espion rwandais basé à Berne, deuxième conseiller de l’ambassade du régime Habyarimana. C’est Paul Barril qui leur conseille de faire appel à lui. Alors même que Singaye est chargé d’infiltrer les structures du FPR en Europe, qu’il travaille avec Paul Barril, lequel a été actif pendant le génocide, il devient, dix ans après l’expert­-interprète du juge chargé d’enquêter sur l’attentat : il s’agit d’un évident conflit d’intérêt. Un véritable sabotage de l’enquête judiciaire. Singaye a été très tôt en lien avec Paul Barril, avant le génocide, il va ensuite travailler dans sa société, S.E.C.R.E.T.S.

BC : Nous amenons des éléments inédits sur cette « PME Barril ». Nous révélons des documents internes à sa société, sur ses liens avec Singaye et le régime
extrémiste Hutu. Nous détaillons le travail effectué par Barril avant, pendant et après
le génocide, notamment le fait que des mercenaires ont été approchés, recrutés, se sont déplacés sur place. Nous rapportons également des épisodes inédits sur la biographie trouble de Paul Barril : ses liens avec François de Grossouvre à l’Elysée, certaines connexions avec le monde de l’armement...

Billets : Vous abordez aussi l’organisation des
cercles du pouvoir français. Qu’y a­-t­-il de
structurel dans l’organisation du pouvoir
qui a permis ce soutien ?

DS : Dans tout ce qui est du domaine
militaire, tout particulièrement en
Afrique, le président fait ce qu’il veut,
sans réel contre­pouvoir. Le Parlement
joue un rôle quasi nul : nous avons fait le
décompte des questions écrites qui sont
posées sur la question de 90 à 93, leur
nombre est ridicule. La presse est à ranger
un peu dans la même catégorie : elle ne
s’intéresse pas au Rwanda. L’autre
élément important, c’est qu’au moment de
prendre des décisions importantes, le
président n’est quasiment entouré que de
militaires, dont la logique est parfois
différente de celle des politiques. Dans
l’entourage de Mitterrand, il y a eu des
gens qui pensaient qu’on soutenait trop
cette dictature qui se livrait à des
exactions : Pierre Joxe, par exemple, a
essayé de tirer la sonnette d’alarme, mais
n’a pas été entendu. Le général Jean
Varret, qui était le patron de la mission
militaire de coopération, a été jusqu’à
mettre son poste en jeu, face à des
éléments plus radicaux comme le général
Christian Quesnot, le chef d’État­-major
particulier du président. Il sera congédié.

BC : Nous décrivons un système
d’information qui fonctionne en circuit
fermé. Je ne pense pas que ça ait
fondamentalement changé. Un des
rédacteurs du rapport de la Mission
d’Information
Parlementaire,
Pierre
Brana, nous explique que la plupart des
parlementaires avaient le sentiment d’être
allés déjà très loin en participant à ces
travaux : pour la première fois, on
remettait en cause l’exécutif sur des
questions militaires et diplomatiques.
Pour la plupart d’entre eux c’était déjà
bien assez... On touche là au cœur du
sujet : pas d’information publique et pas
de contrôle réel par le Parlement sur des
sujets aussi sensibles que ce qui s’est
passé au Rwanda, ça pose un vrai
problème démocratique.

DS : C’est d’actualité : quand François
Hollande prend des décisions sur le Mali
ou la Centrafrique, il est entouré, de la
même façon, par des militaires. Au
Rwanda, pour la première fois depuis les
guerres coloniales des années 60 (ou
d’indépendance selon le point de vue), la
France a engagé des forces spéciales.
C’est très particulier comme façon de faire
la guerre. Aujourd’hui encore, sur les
terrains d’intervention de la France en
Afrique, ce sont des guerres de forces
spéciales. La chaîne hiérarchique est donc
extrêmement
raccourcie,
entre
le
Président de la République et les hommes
sur le terrain, et, une fois de plus, en
circuit fermé.

Billets : Vous consacrez un chapitre à la manière
dont la presse a été manipulée et vous avez
pointé le désintérêt de la profession pour
le Rwanda avant le génocide. Quel regard
portez­-vous sur l’évolution de la
connaissance de ce sujet parmi les
journalistes ?

DS : À la base, il y a un problème
structurel : couvrir l’Afrique dans les
rédactions, c’est l’apanage d’une poignée
de journalistes. Or couvrir un continent où
il y a 50 pays, avec un seul journaliste,
c’est très compliqué. Et la tendance
actuelle est de réduire encore la place de
la couverture de la politique étrangère. La
deuxième chose, c’est que sur le cas du
Rwanda, il y a réellement eu des
opérations d’intoxication. Nous en
pointons quelques-­unes dans le livre.

D’ailleurs, il y a une certaine auto­critique
faite par Edwy Plenel, qui n’est pas
inintéressante. Il commençait à prendre
une certaine importance au sein du Monde
au moment où il y a eu la première
intoxication de Paul Barril relayée par ce
journal. Edwy Plenel reconnaît qu’à ce
moment­-là le Monde, censé être « le
journal de référence
 », s’est fait un peu
manipuler, qu’ils étaient prisonniers d’une
certaine vision de l’exécutif.

BC : Nous avons recueilli des
témoignages d’ONG, qui ont tenté
d’alerter les médias alors que le génocide
était en train de se produire. Ces témoins
pleuraient de rage parce que la presse s’en
désintéressait royalement. La plupart des
journalistes préféraient « couvrir »
l’élection de Nelson Mandela en Afrique
du Sud. Il y a eu un télescopage, un effet
« moutonnier » des journalistes. Cet
« effet moutonnier », combiné à « l’intox »
des militaires, a également fonctionné à
plein pendant l’opération Turquoise. Tout
le monde s’est empressé de faire des
reportages sur l’épidémie de choléra dans
les camps de réfugiés alors qu’on était en
plein génocide...

Dans un deuxième
temps, le débat s’est cristallisé autour de
l’attentat, afin de savoir qui avait abattu
l’avion du président Habyarimana,
réduisant pour certains tout le champ de la
problématique à ce raisonnement : si c’est
le FPR qui a abattu l’avion,
« déclenchant » le génocide, alors le FPR
est à l’origine du génocide ! C’est un
raisonnement complètement absurde, qui
permet au passage de mettre en avant la
thèse
d’un
soi­-disant
génocide
« spontané », d’une «  colère populaire  »
des Hutu consécutive à l’attentat. Il y a eu
de nombreux articles dans les grands
médias,
relayant
complaisamment
l’enquête Bruguière, occultant ainsi tout le
reste de l’investigation journalistique sur
la réalisation du génocide, sur le soutien
dont a bénéficié le régime extrémiste
Hutu de la part de la France, sur ce qui
s’est passé en coulisse, sur les livraisons
d’armes... Certains journalistes se sont
transformés en «  bons petits soldats  ».

Billets : Vous écrivez qu’«  il s’est presque tout dit
et tout écrit sur le génocide ces 20 dernières
années
 ». Est­-ce que c’est maintenant plus
à la justice de faire avancer les choses ?

DS : Personne n’a atteint les limites du
travail journalistique.
C’est vraisemblablement une mécanique
propre à tous les génocides, en fait : c’est
compliqué de faire de l’histoire sur ce genre
d’événement, ça a été compliqué de faire de
l’information pour les journalistes, pour la
justice aussi c’est compliqué. Les policiers
ont coutume de dire, en cas d’homicide, que
si vous ne faites pas tout de suite un relevé
de la scène de crime, vous êtes quasiment
sûr de ne jamais pouvoir sortir l’affaire.

Il y
a encore beaucoup d’archives au Rwanda
qui n’ont pas été ouvertes, notamment à
cause des réticences du pouvoir actuel, qui
estime peut-­être que tout n’a pas encore à
être su sur ce qui s’est passé. Or, le Rwanda,
notamment le ministère de la Défense, était
un gros producteur de notes administratives.
Il y a donc beaucoup de traces écrites. Des
containers entiers d’archives à Kigali n’ont
pas encore été dépouillés.

BC : Tout n’a pas été écrit : il y a des
documents qui n’ont pas été déclassifiés,
des archives qui n’ont pas été consultées.
Les « archives Mitterrand » sont sans
doute lacunaires. Certains rapports des
militaires, comme celui rédigé par le
commandant Grégoire de Saint­-Quentin
juste après l’attentat, sont restés dans les
tiroirs. Sur les télégrammes diplomatiques
restés secrets, donc sur la connaissance
qu’avaient les principaux décideurs dans
les rouages de l’État français, il y a encore
vraisemblablement beaucoup de choses à
découvrir. Il faut donc encore enquêter.

Propos recueillis par Mathieu Lopes

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 234 - avril 2014
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