Survie

Le cadavre dans le placard

(mis en ligne le 7 avril 2014) - Odile Tobner

Faut-il rappeler à ceux qui nous gouvernent et qui ne cessent d’invoquer "nos valeurs" à tout propos, jusqu’à en faire la plus creuse des rhétoriques, qu’il y a vingt ans la République française et son armée ont trempé l’honneur de la France dans le sang du génocide des Tutsi au Rwanda, impunément.

Pour calmer les protestations qui s’élevaient le gouvernement ordonna en 1998 une mission d’information parlementaire, laquelle réunit des faits et des témoignages dont la gravité exigeait qu’on ouvrît une commission d’enquête qui en tirât les conséquences, tant politiques que judiciaires. Cette menace fut écartée par Paul Quilès, président de la mission, qui conclut péremptoirement que les autorités françaises n’avaient rien à se reprocher dans la survenue et le déroulement de cette tragédie, qui fit un million de victimes d’avril à juin 1994. Bien au contraire on devait leur savoir gré de leur ultime intervention en juillet 1994, qui sauva quelques Tutsi. Depuis lors la position officielle de la France n’a pas varié d’un iota, quel que soit le gouvernement en place.

Cependant ces vingt années ont vu paraître de nombreux travaux, qui ont répondu à la question que François-Xavier Verschave posait dès décembre 1994 dans son livre : Complicité de génocide ? La politique de la France au Rwanda [1] . Ne citons que l’ouvrage monumental de Jacques Morel : La France au coeur du génocide des Tutsi [2] , 1500 pages solidement documentées, accablantes.

En face, les contre-feux de la propagande gouvernementale n’ont pas manqué non plus, massivement médiatisés, maigrement argumentés, vite oubliés, comme Le retour du Mwami, la vraie histoire des génocides rwandais [3] de Bernard Debré, ancien ministre de la coopération. Ce dernier a effectué un second tour de piste médiatique, tout aussi peu convaincant, lors de la publication d’un remake du premier : La véritable histoire des génocides rwandais [4] . Or la thèse d’un génocide des Hutu, consécutif à celui des Tutsi est insoutenable, sauf à vouloir confondre l’ensemble des faits liés à la tragédie rwandaise dans une masse indistincte propice à leur effacement. C’est le contraire d’un travail rigoureux, mais cela désigne clairement qui a intérêt à noyer ces événements dans le brouillard de la confusion.

Il est plus que temps d’ouvrir une commission d’enquête dotée de pouvoirs et de moyens d’investigation propres à éclairer l’action de la France au Rwanda et dans la région des Grands lacs, avant, pendant et après le génocide des Tutsi. Il est nécessaire de déclassifier tous les documents, de l’Élysée et des ministères concernés, qui y ont trait, sans s’abriter derrière un secret défense périmé. Certes il faut du courage politique, qui n’est pas la qualité la plus répandue, pour affronter cet épisode peu reluisant, mais terriblement symptomatique des rapports de la France avec l’Afrique.

N’attendons pas le cinquantième anniversaire, ne laissons pas aux générations futures le soin d’avouer, quand la contrition n’est plus qu’une forme de la bonne conscience, les fautes de leurs aînés, comme Chirac reconnaissant en 1995 la participation française à la déportation des Juifs de France en 1942. Faut-il attendre qu’un Chirac de 2044 vienne dire à propos des événements de 1994 au Rwanda : "Il est difficile de les évoquer, aussi, parce que ces heures noires souillent à jamais notre histoire, et sont une injure à notre passé et à nos traditions. Oui, la folie criminelle de [nos protégés] a été secondée par des Français, par l’État français." ?

[1La Découverte, 1994, réédition 2014

[2L’Esprit Frappeur, 2010

[3Ramsay, 1998

[4Jean­-Claude Gawsewitch, 2006

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