Survie

Boubacar Boris Diop : « Il faut continuer à faire de la politique africaine de la France un sujet de politique intérieure »

rédigé le 28 avril 2014 (mis en ligne le 1er juillet 2014) - Boubacar Boris Diop, Patrice Alric

Échange avec Boubacar Boris Diop, qui vient de publier avec Aminata Traoré La gloire des
imposteurs, Lettres sur le Mali et l’Afrique
(Ed. Philippe Rey)
. Il était de passage en France
lors des 20èmes commémorations du génocide des Tutsi.

Billets : Vingt ans après le génocide des
Tutsi du Rwanda, la France continue de
nier son implication dans ce crime. Que
penser de la nouvelle génération au
pouvoir, tel Manuel Valls qui « n’accepte
pas les accusations injustes, indignes
 » ?

Je me demande parfois si dans votre pays
l’opinion sait que le gouvernement
intérimaire, maître d’œuvre du génocide,
a été constitué à l’ambassade de France
au Rwanda entre le 6 et le 9 avril,
immédiatement après l’attentat contre
Habyarimana. Au moment même où
l’ambassadeur Jean-Michel
Marlaud
discute de portefeuilles ministériels avec
ces extrémistes, ils sont simplement en
train de coordonner les meurtres des
politiciens hutu modérés et de dix soldats
belges afin de s’ouvrir une voie royale
vers ce qu’ils n’ont cessé d’appeler eux-mêmes
la solution finale de la question
tutsi. On ne peut pas savoir cela et
pousser les hauts cris après les
accusations de Kagamé, qui ne sont
d’ailleurs pas nouvelles. Pourtant cette
réaction outrée est comme un début de
passage aux aveux : face aux
innombrables preuves de l’implication de
leur pays dans le génocide des Tutsi du
Rwanda, les autorités françaises s’arcboutent
sur un déni de principe, très
abstrait, par crainte d’être aspirées dans le
vide. En fait, il n’y a pas lieu pour tout un
pays de s’énerver à ce point car dans cette
affaire, ce n’est pas la France que l’on
doit incriminer mais plutôt une poignée
d’hommes politiques et d’officiers
supérieurs ayant agi en son nom. La liste
en est connue, grâce notamment à Patrick
de Saint-Exupéry.
Ce n’est pas très cartésien,
une défense du genre : « Nous ? On
n’a pu en aucune façon être mêlés à
cela !
 ». Les hommes politiques de tous
les pays du monde sont capables de tout
et leurs crimes ne disent heureusement
rien sur leurs compatriotes. Faute de
l’admettre modestement, on se met dans
une situation intenable. De plus en plus
de politiciens français vont devoir traîner
ce boulet alors qu’ils étaient en culottes
courtes lorsque le génocide a eu lieu.
C’est le cas de Valls, qui donne
l’impression d’être un jeune homme en
train de découvrir le monde. Je crois qu’il
y aura d’autres fuites, certains acteurs de
cette tragédie vont continuer à être saisis
de remords au fil de la controverse et cela
va rendre encore plus ridicules certaines
dénégations. À Kigali, pendant la commémoration,
l’attitude du gouvernement
français a plutôt amusé les gens. Mais si
en matière de politique africaine, la
gauche et la droite, c’est du pareil au
même, l’Histoire retiendra que seuls
Sarkozy et Kouchner ont essayé de sortir
la France de ce piège. J’observe au
passage que les Occidentaux, alliés
traditionnels de la France, sans vouloir la
gêner, refusent de se solidariser avec elle
sur ce sujet précis. Il ne s’agit en effet pas
d’une énième et dérisoire brouille
françafricaine entre la cinquième puissance
mondiale et le petit Rwanda. Un
génocide, c’est le crime des crimes,
réprouvé par la conscience universelle et
c’est cela qui explique la grande solitude
diplomatique et morale de la France
qu’elle supporte très mal sans vouloir se
l’avouer.

Boubacar Boris Diop, le 11 avril à la librairie Terra Nova de Toulouse.
Photo CC-BY-NC M. Lopes

Je peux vous dire que l’opinion française
a évolué. Au début, on n’était pas pris au
sérieux quand on parlait du rôle de la
France au Rwanda, les gens haussaient
les épaules avec l’air de dire : « Ah ! Ces
Africains qui font leurs saletés entre eux
puis viennent nous faire porter le
chapeau... » Mais le travail a continué de
la part de citoyens français que l’on ne
pouvait pas soupçonner de partialité. Un
moment important, ça a été les travaux de
la Commission d’enquête citoyenne. Les
services spéciaux et des mercenaires de la
plume ont bien essayé de lancer une vaste
contre-offensive
négationniste mais cela
n’a servi à rien. Et même si dernièrement
la polémique du vingtième anniversaire a
suscité une certaine solidarité de
l’opinion à l’égard des officiels français
incriminés, cela va être de courte durée.
Védrine et Juppé feraient mieux de ne pas
s’obstiner à nier d’aussi colossales
évidences car le génocide des Tutsi du
Rwanda est devenu un sujet quasi
universel de recherche académique et on
n’en finit pas d’en revisiter les moindres
aspects. Les livres vont continuer à
paraître par milliers en France et ailleurs.
Si Verschave revenait en vie, il serait
surpris de constater que le Rwanda fait
aujourd’hui polémique dans son pays
mais je l’imagine surtout réconforté de
voir tant de jeunes militants et
universitaires de l’Hexagone exercer sur
leurs dirigeants une pression aussi forte
sur une question purement africaine. Une
des preuves de l’évolution des mentalités,
c’est qu’en 2004, des individus ont dit, ici
en France « Nous allons célébrer le
dixième anniversaire de la mort
d’Habyarimana
 ». Il y a eu un mini-scandale
mais ils l’ont fait, au moins à
Paris. Qui les a entendus cette année ?
Les temps sont trop durs pour eux et ils
n’ont plus le cœur à de telles
provocations.

Il est devenu clair au fil des ans que c’est
bien le FPR qui a arrêté, tout seul, le
génocide. Pendant cent jours, les collines
du Rwanda étaient jonchées d’un million
de cadavres : l’ONU a été incapable de
les voir et elle n’a pas non plus été
capable d’entendre les incroyables
émissions de la RTLM. En accusant
Kagamé d’avoir commis l’attentat du
6 avril, on essayait bizarrement de
justifier l’extermination des Tutsi,
quelque chose comme : «  Ouais, il y a
bien eu génocide mais ils l’ont quand
même cherché en abattant le Falcon du
Président !
 ». Avec ça, l’Etat français
espérait se donner une confortable marge
de manipulation. En effet ceux qui
connaissent bien sa politique coloniale
savent qu’il a toujours su, paradoxalement,
compter sur l’amnésie des
victimes de ses atrocités et de l’opinion
française elle-même.
Et si au Rwanda ça Kagamé n’est pas le type de président
africain, frileux, complexé, voire craintif,
auquel Paris est habitué. D’où la haine
irrationnelle qu’il suscite dans vos
médias. S’il avait accepté de petits
arrangements – tu laisses les morts
enterrer les morts et je te fais un prêt de
tant de millions de dollars il
n’y aurait
sûrement pas contre lui cette campagne
de presse où on sent du reste beaucoup de
rage impuissante. Tout ce qu’on a pu lui
opposer, c’est « l’honneur de la France »
Ce n’est pas nouveau car Sarkozy lui a
servi cet étrange argument lors de leur
tête-à-tête
de Lisbonne début décembre
2007. À quoi Kagamé a répondu par une
simple question : « Voulez-vous
dire, M.
le Président, qu’il existe des pays sans
honneur ?
 » Je crois qu’il y a chez cet
homme un profond mépris pour la
duplicité de ceux que Patrick de Saint-Exupéry
appelle « les complices de
l’Inavouable
 », si prompts à donner des
leçons de morale aux Rwandais qu’ils ont
laissé massacrer par centaines de milliers.

La commémoration du vingtième
anniversaire a eu lieu dans un contexte
politique moins tendu qu’il y a trois ou
quatre ans. L’enquête très partiale du juge
Bruguière avait surtout servi à diaboliser
le régime de Kigali mais deux autres
juges français, Trevidic et Poux, ont
montré que les tirs contre l’avion
présidentiel sont partis de Kanombe, un
camp tenu par la Garde présidentielle et
de son côté la journaliste britannique
Linda Melvern a établi, documents à
l’appui, que les missiles étaient des
Mistral, fournis par la France à l’armée
régulière rwandaise [1]. Cela confirme la
thèse d’une liquidation d’Habyarimana
par les extrémistes du Hutu Power qui
considéraient qu’il avait fait trop de
concessions à Arusha. Ce retournement
de situation a réduit bien des
négationnistes à un silence assourdissant.
Reste le Kivu. Depuis la défaite du M23,
on ne peut plus vraiment reprocher au
Rwanda de déstabiliser le Congo. Au
cœur du problème congolais, il y a les
FDLR, c’est-à-dire
ce qu’il reste des
génocidaires de 1994 exfiltrés là-bas
par
Turquoise et qui, surtout, ne regrettent
rien. L’ONU s’était engagée à les mettre
au pas quand le M23 a déposé les armes
mais cela semble être resté un vœu pieux.

Selon vous, la France est-elle
prête à avoir
un regard historique sur la période
coloniale ? Dans la société française, il
s’agit d’un point de blocage immense vis-à-vis
de toute la jeunesse depuis au moins
la Marche pour l’égalité de 1983. Peut-on
enfin arriver à un regard partagé sur la
période coloniale ?

La France a peut-être
peur, en cédant sur
le Rwanda, d’ouvrir la boite de Pandore
de ses crimes coloniaux, souvent d’une
insupportable cruauté. A mon avis, seule
une authentique démarche citoyenne
permettra d’assumer collectivement cette
tragique histoire. Survie, pendant longtemps
seule dans la dénonciation de la
Françafrique, n’a jamais lâché prise et si
aujourd’hui les « Jeunesses socialistes »
se démarquent de la position officielle de
leur parti, c’est d’une certaine façon grâce
à ce travail ingrat mais essentiel d’associations
comme la vôtre. Aujourd’hui, des
citoyens français demandent des explications
à leurs dirigeants. Publiquement
interpellé sur le Rwanda, Juppé est resté
apparemment de marbre mais il n’est pas
fou, il sait que, mine de rien, cette affaire
peut contrarier son destin présidentiel. Si
ça se trouve, c’est la première fois que
Juppé regrette d’avoir été mêlé à un si
haut niveau au génocide des Tutsi du
Rwanda. Je pense qu’il faut continuer à
faire de la politique africaine de la France
un sujet de politique intérieure. Le
miracle est au bout de cette démarche,
même si cela prendra du temps.

A propos de votre ouvrage coécrit
avec
Aminata Traoré, La Gloire des imposteurs,
quel accueil a-t-il
reçu en France lors de
sa sortie en janvier 2014 ? Et en Afrique ?

Avant la sortie du livre à Paris, il y avait
un tel intérêt des médias français que j’ai
trouvé cela un peu suspect. Je me
souviens d’avoir dit à Aminata qu’on
n’allait pas nous faire de cadeau et que
nous devions être prêts au combat. Et
pourtant, à une ou deux exceptions près, à
notre grande surprise, l’accueil a été très
bon. Je crois que si on nous a écoutés
attentivement, c’est parce que des soldats
français venaient d’être envoyés à Bangui
et que l’opinion commençait à en avoir
assez de toutes ces expéditions africaines.
En plus la Centrafrique, c’est dans la
mémoire collective française le pays de
Bokassa, c’est la Françafrique dans ce
qu’elle a de plus nauséabond… Quant au
Mali, Aminata Traoré est particulièrement
légitime pour en parler du dedans, avec
une totale liberté de ton et tout le monde
avait envie d’entendre son avis là-dessus.
Il y a eu ensuite des présentations du livre
à Bamako et à Dakar : les lecteurs
africains sont particulièrement amoureux
de ce texte, ils nous disent souvent que
nous avons su mettre en mots leurs
sentiments très diffus à propos du
printemps arabe, de la déstabilisation de
tout le Sahel par l’agression de la Libye
par l’OTAN. J’ajoute que la manière dont
Kadhafi a été exécuté est très mal passée
en Afrique et on nous en a su gré d’être
revenus sur le sujet.

Quel lien faites-vous
entre ce livre et les
enseignements apportés par le génocide
des Tutsi au Rwanda ?

Vous vous souvenez de cette sorte
d’approbation, universelle et enthousiaste,
de l’opération Serval. C’était
sincère mais nous avons voulu montrer à
quel point c’était bizarre de voir dans nos
relations avec la France une belle histoire
d’amour, pure, désintéressée. Comme je
l’ai signalé à l’époque dans un article,
l’intervention au Mali a coïncidé avec de
nouvelles révélations dans la presse
française sur le rôle de la France au
Rwanda. Il y avait peut-être
dans cet
attendrissement des Français sur eux-mêmes,
sur leur amour du prochain, un
désir inconscient d’oublier la terrible
histoire rwandaise… Et on a entendu
Fabius dire à peu près ceci : « Si nous
n’étions pas intervenus au Mali, on nous
aurait reproché, comme dans le cas du
Rwanda, de n’avoir rien fait
 ». Parler
ainsi, c’est se moquer du monde. Ce que
l’on a reproché à la France au Rwanda,
c’est au contraire d’avoir été très active
auprès des bourreaux. Quand ceux-ci
ont
été sur le point de perdre la guerre, Paris
a monté Turquoise, que j’appelle
« une opération humanitaire sous
chapitre VII
 » [2] pour permettre à ses
protégés, les génocidaires, de trouver
refuge chez Mobutu. Depuis quelques
années, dès que Paris se manifeste dans
ses anciennes colonies, le spectre du
Rwanda ressurgit et ça, c’est très bien. Au
final, le génocide des Tutsi a permis à vos
compatriotes de mieux comprendre les
mécanismes de la Françafrique et il
pourrait bien en être aussi le chant
du cygne.

Propos recueillis par Patrice Garesio

[1A ce sujet, voir « Rwanda : des missiles qui
pointent Paris », Maria Malagardis,
Libération, 31 mai 2012

[2Le chapitre VII de la Charte de l’ONU fixe
les conditions d’intervention armée.

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 235 - mai 2014
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