Survie

Intervention militaire. Sangaris : l’heure du bilan

rédigé le 30 mai 2014 (mis en ligne le 16 juin 2014) - Yanis Thomas

Le 5 juin marque les 6 premiers mois de la résolution 2127 de l’ONU autorisant le
déploiement d’une force française en Centrafrique. Le moment adapté pour faire un
premier bilan de cette opération qui ne devait durer que de « 4 à 6 mois ».

Le constat est sévère : la crise actuelle,
qui avait débuté en décembre 2012 avec
l’offensive de la rébellion Séléka et sa
prise du pouvoir en mars 2013, n’a fait
que s’accentuer depuis le lancement de
l’opération Sangaris le 5 décembre 2013.
On dénombrerait déjà 625 000 déplacés
internes, dont environ 200 000 à Bangui,
et plus de 300 000 réfugiés dans les pays
voisins [1]. Le Tchad aurait ainsi rapatrié
plus de 150 000 ressortissants entre
décembre 2013 et février 2014 [2]. Au
Cameroun, ce sont 85 000 personnes,
principalement des femmes et des
enfants, qui se sont installées de l’autre
coté de la frontière. La situation
humanitaire est alarmante : « sur les
22,6 millions de dollars (16,6 millions
d’euros) demandés pour venir en aide à
cette population de réfugiés, le HCR
[Haut Commissariat des Nations Unis
pour les Réfugiés] n’a reçu que
4,2 millions. De son côté, le Programme
alimentaire mondial (PAM) n’a reçu
aucune contribution
 » [3]. La situation n’est
pas meilleure pour ceux qui ne se sont
pas exilés, 1,9 millions de personnes étant
dans une situation de précarité
alimentaire.

D’autant que le travail des
humanitaires devient de plus en plus
dangereux. Le 26 avril dernier, 3 salariés
de Médecins Sans Frontières ont trouvé la
mort dans une attaque [4] à Nanga Boguila
qui a fait 22 victimes au total. Le 30,
c’est au tour de Première Urgence Aide
Médicale Internationale de perdre 3
employés lors de l’attaque d’un de ses
convois à la sortie de Bangui [5]. Ainsi,
même si aucun bilan officiel n’a été
annoncé, les victimes du conflit se
comptent surement en milliers, les
combats et exactions n’ayant jamais cessé
depuis plus d’un an [6]. L’épuration ethnico-religieuse [7]
s’est poursuivie, notamment à
Bangui. Face à la violence des
représailles inter-communautaires,
les
habitants « musulmans » du quartier
PK12 ont ainsi quitté la ville fin avril,
sous la protection de la Mission
Internationale de Soutien à la
Centrafrique (Misca), pour se réfugier à
proximité de la frontière tchadienne [8]. Une
opération d’évacuation qui a été ralentie
par les réticences de Paris. Ainsi, la
France est « accusée par les humanitaires
d’avoir ralenti les opérations car elles
incarnaient "un constat d’échec" de sa
mission
 » [9]. En effet, la France défendait
une politique de « sécurisation des
populations et des enclaves
 ». Force est
de constater qu’elle est incapable de tenir
cette ligne stratégique.

Réorganisations des désorganisateurs

Au niveau politique, la situation n’est pas
plus reluisante. Arrivée au pouvoir fin
janvier après la mise à l’écart de Michel
Djotodia par la France et ses relais
françafricains (Idriss Déby, Sassou
N’Guesso…) [10], Catherine Samba-Panza
n’a pas brillé par son efficacité. Selon le
sénateur Jean-Pierre
Chevènement « le
discours qui est tenu est souvent bien reçu
et les analyses clairvoyantes, mais cela
n’embraye sur rien et n’a que très peu
d’effets concrets et ne se traduit pas par
des engagements sur le terrain
 » [11]. A
entendre la sénatrice Michelle
Demessine, la critique vaut pour
l’ensemble des responsables politiques :
« les personnalités qui sont au pouvoir de
transition sont excellentes pour le
dialogue avec les capitales occidentales
et les bailleurs de fonds mais cela n’a pas
d’efficacité sur le terrain
 ». Peut-être
parce que ces personnalités ont été
parachutées par ces mêmes « capitales
occidentales et bailleurs de fonds
 » et
n’ont donc aucune légitimité sur le
terrain [12]… Ce qui ne les empêche pas
d’engager financièrement l’avenir des
Centrafricains pour les années à venir :
«  la République centrafricaine tentera de
lever la somme de 5,5 milliards de francs
Cfa sur le marché des titres publics
 » de
la Banque des Etats de l’Afrique Centrale
en juin et en août 2014 (Agence Ecofin
21/04/2014
). Ou comment accrocher un
boulet à un pays en train de couler.

Loin des instances décisionnelles
officielles, les différents groupes en lutte
se réorganisent. C’est le cas de l’ex-Séléka
qui a récemment tenu un congrès à
N’délé qui a donné de nouvelles instances
dirigeantes au mouvement. La rébellion
n’en reste pas moins divisée, avec une
branche politique qui siège dans les
ministères et à la présidence à Bangui, et
une branche militaire qui ne compte pas
abandonner la lutte [13]. On notera que
d’anciennes personnalités de la Séléka
font désormais cavalier seul, à l’instar
d’Abakar Sabone, qui a annoncé la
création de son mouvement, l’Organisation
de la Résistance Musulmane
Centrafricaine (ORMC) [14]. A cela
s’ajoutent toujours des bandes de pillards
qui écument le nord-ouest
du pays,
aggravant d’autant le ressentiment des
populations.

Du coté des milices anti-balaka,
la
situation n’est pas non plus stabilisée et il
est difficile de savoir qui a un véritable
pouvoir sur cet agrégat de milices et de
bandes armées. Joaquim Kokaté, ancien
coordinateur des anti-balaka
nommé
conseiller à la Primature, ne semble plus
avoir la main sur ses troupes. Il est
fortement concurrencé par Patrice-Edouard
Ngaïssona, ancien ministre de
Bozizé et « coordinateur politique » de
milices anti-balaka,
qui cherche à se
positionner comme un interlocuteur
incontournable pour stopper les violences
contre les musulmans. Sous le coup d’un
mandat d’arrêt, il est actuellement en
liberté provisoire. Son leadership est
contesté depuis la mi-mai
par Sébastien
Wénezoui, qui se présente comme le
nouveau coordinateur général des anti-balaka.
Celui-ci
serait implanté dans le
camp de déplacés de Mpoko, à coté de
l’aéroport.

Enfin, reste le cas plus problématique de
Lévy Yakété, le coordinateur du
Mouvement de résistance populaire pour
la refondation de la Centrafrique
(MRPRC). Celui-ci
est accusé par l’ONU
de « s’être rendu au Cameroun et au
Bénin pour tenter d’y recruter des
combattants et d’avoir distribué des
machettes aux jeunes chrétiens sans
emploi
 » (Jeune Afrique, 26/05/2014). Il
fait d’ailleurs partie, avec François
Bozizé et Nourredine Adam, des
personnes inscrites sur la liste noire du
comité des sanctions du Conseil de
Sécurité (impliquant un gel d’avoirs et
une interdiction de voyager). Or, selon les
déclarations qu’il a faites à RFI, cet
acteur direct de la crise centrafricaine
réside en France depuis octobre 2013…
(RFI, 11/05/2014). Une question grave se pose donc désormais : comment la France, qui par la voix du général Soriano,
le commandant de la force Sangaris,
considère que « les miliciens centrafricains
anti-balaka
[…] sont devenus les
principaux ennemis de la paix
 » (RFI,
10/02/2014
), peut-elle
accueillir sur son sol
un des responsables de ces milices ? Y
aurait-il
connivence entre les autorités
françaises et les milices anti-balaka
 ?

Les parrains s’activent

Pays en crise, la Centrafrique subit plus
que jamais l’ingérence de pays étrangers, à
commencer par ses voisins de la sous-région.
L’action du Tchad, puissance
tutélaire du pays depuis le début des
années 2000, a été, une fois de plus,
vivement critiquée fin mars, quand des
éléments tchadiens de la Misca ont ouvert
le feu le 29 mars à Bangui lors d’un
accrochage avec les anti balaka, faisant
24 morts et plus d’une centaine de blessés
(Jeune Afrique, 31/03/2014). Accusé par
Thomas Théophile Tchimangoa, le
ministre centrafricain de la Défense, de
semer le désordre plutôt que de
l’empêcher, le Tchad a décidé de retirer ses
troupes de la Misca en signe de défiance
envers les autorités centrafricaines.

Le Congo semble mieux tirer son
épingle du jeu. On se souvient que
Sassou N’Guesso s’était particulièrement
impliqué dans les accords de
Libreville, signés entre Bozizé et la
Séléka. Par ailleurs, la direction de la
Misca a été attribuée à un Congolais, le
général Jean-Marie
Michel Mokoko, ce
qui reflète bien l’influence de ce pays
sur la gestion de la crise. Afin d’asseoir
son influence, Sassou avait même mis la
main à la poche en 2013 en avançant 50
millions de dollars pour payer les
fonctionnaires centrafricains (Le Figaro,
17/02/2014
). N’ayant pas vu son
poulain, Karim Meckassoua (qui avait
aussi le soutien du ministre français de
la Défense [15]), accéder à la présidence, il
n’a pas réitéré le geste, obligeant
Catherine Samba-Panza
et la France à se
tourner vers d’autres soutiens financiers.
L’Angola a ainsi donné 10 millions de
dollars début mars. Son dictateur, José
Eduardo Dos Santos (34 ans au pouvoir)
fut reçu par François Hollande à Paris
quelques jours plus tard. Un signe de
remerciement ? A la tête de la
présidence de la Conférence internationale
des Grands Lacs, Dos Santos
compte bien renforcer son aura dans la
sous-région.

Autre grand voisin de la Centrafrique, le
Cameroun, semble jouer un jeu plus
ambigu. Bien qu’il s’agisse du poids
lourd économique de la Communauté
Economique et Monétaire d’Afrique
Centrale, celui-ci
a envoyé moins de
soldats au sein de la Misca que d’autres,
comme le Burundi, alors même que
c’est le général camerounais Martin
Tumenta Chomu qui en a le
commandement militaire. Plus problématique,
comme nous le mentionnions
plus haut, il semblerait que Lévy Yakété
soit allé dans ce pays pour organiser la
lutte des anti-balaka.
On se souvient
aussi que c’est au Cameroun que
Bozizé, accusé par l’ONU d’être
toujours actif dans la crise, se réfugia
après son renversement. Paul Biya
jouerait-il
sur les deux tableaux ? Par
contre il semblerait que l’Ouganda se
soit positionné en faveur de Bozizé.
Ainsi les milices anti-balaka
qui ont
déclenché l’assaut sur Bangui le
5 décembre 2013 « disposaient d’armes
lourdes et légères neuves achetées grâce
à des fonds réunis par la famille Bozizé,
notamment en Ouganda auprès du
président Yoweri Museveni
 » [16].

Enfin, on notera que la République
Démocratique du Congo (RDC) se
mobilise aussi fortement en Centrafrique
à travers l’envoi de 850 soldats et de
150 policiers. Joseph Désiré Kabila a
d’ailleurs lui aussi été reçu à l’Elysée
par le président français afin d’évoquer
la crise. Ce dernier lui a-t-il
rappelé que
la situation en RDC était « tout à fait
inacceptable sur le plan des droits, de la
démocratie et de la reconnaissance de
l’opposition
 » comme il l’avait fait il y a
un an et demi ? On peut en douter à
l’heure où la France tente de trouver des
effectifs pour la Minusca (Mission
intégrée multidimensionnelle de
stabilisation des Nations Unies en
République centrafricaine), la force de
maintien de la paix des Nations Unies
qui doit prendre la relève de la force
africaine Misca le 15 septembre.

En tournée en Afrique de l’Ouest, Le
Drian a ainsi abordé la question de la
Centrafrique avec Macky Sall au
Sénégal, avec Alassane Ouattara en Côte
d’Ivoire ou encore avec Mohamed Ould
Abdelaziz en Mauritanie. Ce dernier,
dont le régime ne brille pas pour son
respect de la démocratie, a annoncé
l’envoi de 1 000 soldats en
Centrafrique. On le voit, la diplomatie
française n’hésite pas à s’appuyer
encore et toujours sur les pires régimes
autoritaires africains pour garder son
influence dans un pays de son pré carré.

[2« Tchad : Amnesty International réclame la
réouverture de la frontière avec la
Centrafrique », Jeune Afrique, 14/05/2014

[3« Cameroun : 29 enfants ayant fui la
Centrafrique morts d’épuisement », Jeune
Afrique
, 23/05/2014

[4« Centrafrique : attaque sanglante contre des
locaux de MSF », RFI, 28/04/2014

[5« RCA : après une nouvelle attaque,
l’inquiétude grandit au sein des ONG », RFI,
04/05/2014

[6En témoignent les violents affrontements
qui ont secoué le Nord Ouest du pays début
mai, faisant 100 morts en une dizaine de jours.

[7« Centrafrique : ni génocide, ni conflit
religieux ! » , Billets d’Afrique, mars 2014

[8« Centrafrique : la Misca évacue 1300
musulmans de Bangui », RFI, 27/04/2014

[9« Centrafrique : dilemme politico-humanitaire
sur le sort des musulmans »,
Jeune Afrique, 26/04/2014

[10« Sangaris : la France au coeur du bourbier
centrafricain », Billets d’Afrique, février 2014

[11D’autant qu’à peine à son poste, elle a
suivi le même travers clanique que ses
prédécesseurs, nommant sa fille chef de
cabinet particulier (La Lettre du Continent
2014/02/12
)…

[12Concernant cette proximité avec les
bailleurs de fonds internationaux, on notera
que la Banque mondiale a annoncé qu’elle
débloquerait 30 millions de dollars pour payer
les fonctionnaires à partir de la fin mai. Le
Programme des Nations Unis pour le
Développement (PNUD) payera pour sa part
le salaire des policiers et des gendarmes.

[13En témoignent les combats qui l’ont
opposée à la force Sangaris fin mai (Reuters
24/05/2014).

[14Au delà du nom même, qui revendique
clairement le caractère confessionnel du
mouvement (ce qui est un fait nouveau), on
notera qu’Abakar Sabone milite depuis
longtemps pour une partition du pays

[15« Centrafrique : Catherine et les
soudards », Jeune Afrique, 30/01/2014

[16On notera que des soldats ougandais sont
stationnés à l’extrême Est de la Centrafrique
(épaulés par des forces spéciales américaines),
officiellement pour lutter contre l’Armée de
Résistance du Seigneur de Joseph Kony.

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 236 - juin 2014
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