Survie

APD : l’Aide en Plein Délire

rédigé le 30 juin 2014 (mis en ligne le 12 octobre 2014) - Thomas Noirot

Entre légitimation des paradis fiscaux et approche «  innovante  » s’appuyant sur le privé, l’aide française ne cesse de renforcer son pouvoir de nuisance.

Le Parlement a finalement adopté en
juin la première « loi d’orientation
et de programmation relative à la
politique de développement et de
solidarité internationale
 ». Le texte
initialement creux, patchwork de bonnes
intentions et de grands principes compilés
sans aucune dimension programmatique
(Cf. Billets n°232, février 2014), aurait
pu, grâce à quelques parlementaires,
permettre des progrès en termes de
transparence financière des entreprises
appuyées par des organismes de
développement français : plus qu’une
valeur d’exemple, il s’agissait d’imposer
un effet d’entraînement sur les contraintes
réglementaires futures vis à vis de toutes
les entreprises.

Mais les amendements porteurs de ces
avancées ont été, à l’Assemblée comme au
Sénat, systématiquement battus en brèche
par le gouvernement (Cf. Billets n°234 et
n°236, avril et juin 2014). Comme pour
souligner amèrement cette occasion
manquée, le Canard enchaîné a publié à
quelques jours de l’adoption définitive de
la loi un article assassin, « l’aide au
développement des paradis fiscaux
 » (11
juin). Il y était question de certaines prises
de participation de la Proparco (filiale
privée de l’Agence Française de
Développement) dans des fonds
domiciliés dans des paradis fiscaux et
réalisant des investissements en Afrique,
et surtout de l’opacité sur le nombre et la
finalité de ces placements offshore du
groupe AFD. Exactement le type
d’informations que le gouvernement avait
empêché les parlementaires d’exiger de la
part de l’AFD, en bloquant les
amendements qui pouvaient, à l’avenir,
imposer plus de transparence.

Des paradis fiscaux coopératifs

Interrogée le 17 juin par une commission
du Sénat, la directrice de l’AFD, Anne
Paugam, a fait mine de démentir Le
Canard
en expliquant que son groupe « ne
participe pas à des fonds d’investissement
logés dans des pays figurant sur les listes
noires établies par le code général des
impôts et par le Forum de l’OCDE
 ». Et
comme l’Ile Maurice et les Iles Caïmans
échappent aux listes de l’OCDE, qui
indexe en revanche Chypre et le
Luxembourg mais selon un critère que
refuse d’appliquer l’AFD, celle-ci
ne voit
pas le problème : certains parlent de
paradis fiscaux, mais pour elle ce ne sont
pas des Juridictions Non Coopératives
(JNC), nuance !

Quant aux traités de non double
imposition signés entre ces territoires et
les pays où se fait l’investissement final,
qui permettent de réduire l’impôt de
l’investisseur en toute légalité, la Proparco
considère qu’elle n’a pas à se permettre un
jugement sur les choix souverains qui les
ont amenés à les signer. Autrement dit,
tant que c’est légal, c’est légitime…

Il en est de même pour le secret bancaire,
une « tradition » du secteur financier à
laquelle Proparco, explique-t-elle
en
réunion face à des ONG, ne peut pas
s’opposer sans risquer de rebuter ses
partenaires financiers : le développement
exigeant, selon elle, que l’investissement
puisse se faire, il ne faudrait pas imposer
une transparence qui risquerait de
menacer son investissement, et donc le
développement ! Une logique à toute
épreuve… si l’on fait abstraction de
l’impact global désastreux de cette opacité
reine dans le milieu financier, qu’un
organisme de développement pourrait
pourtant chercher à remettre en question.
A moins que le véritable risque soit que
l’investissement soit finalement réalisé par
un autre organisme moins regardant ? Ô
cruelle concurrence entre bailleurs de
fonds, condamnés à voir leur portefeuille
s’agrandir...

Des sous, peu importe par où

S’il y a bien une organisation qui ne
contredira pas l’AFD et le gouvernement
sur de tels choix, c’est Coordination Sud,
la « coordination nationale des ONG
françaises de solidarité internationale
 ».
Dans son communiqué du 24 juin, elle
s’est en effet « félicitée » de l’adoption de
cette loi qui, selon son président, permet
d’« en finir avec le caractère
discrétionnaire des politiques menées
depuis les années 1960
 ». Son seul grief
portait sur la baisse envisagée de
l’enveloppe d’APD dans le projet de loi de
finances rectificative de cette année.
« Plus d’aide ! » est donc toujours le
slogan emblématique pour Coordination
Sud, qui ne trouve rien à redire que l’AFD -un
bailleur important de ses 140 ONG
membres- utilise
et légitime les siphons de
la finance internationale et les juridictions
de complaisance où s’abritent l’évasion
fiscale, le blanchiment d’argent et les
trafics de drogues, d’armes et d’humains
qui ravagent les pays dans lesquels on
pourra encore longtemps mener des
projets de développement.

Lutte contre la pauvreté des riches

Mais cette revendication arcboutée
sur la
rallonge budgétaire trouve évidemment
assez peu l’oreille d’un gouvernement
braqué sur l’austérité. Aussi Pascal
Canfin, alors ministre chargé du
développement qui préparait sa loi
d’orientation sans programmation, avait-il
commandé un rapport sur les approches
« innovantes » de l’APD à Emmanuel
Faber, vice-président
du groupe Danone,
et Jay Naidoo, président de l’ONG qui
avait accompagné Danone pour lancer en
2006 un yaourt «  pour les pauvres  » au
Bangladesh, emblématique de la vague du
« social business ». En toute logique, nos
deux experts ont donc proposé de
rediriger l’aide publique vers… le privé.
Ou, plus exactement, d’« accompagner
[des] initiatives d’économie d’inclusive,
où entreprises, ONG, pouvoirs publics,
collectivités locales, fondations inventent
ensemble des modèles "hybrides" pour
répondre à des problèmes concrets de
développement durable, engagées dans
des projets ou programmes au plus
proche des réalités de terrain
 ».

Ainsi, le constat -facile- de
l’inefficacité
de l’aide ne doit surtout pas amener à
interroger les causes politiques du
problème, mais pousser vers l’économie
inclusive, un concept tout droit issu de
l’univers merveilleux de la
« gouvernance », où antagonismes
politiques et rapports de force ont disparu
au profit d’un monde lissé et apolitique.
Que n’y a-t-on
pensé plus tôt ? il suffit de
mettre autour de la table de séduisantes
« coalitions d’acteurs » : « groupements
de femmes, entreprises, collectivités
locales et ONG
 », une énumération qui ne
distingue plus rien et fournit un amalgame
pratique. On comprend que financer le
projet d’une ONG qui ne s’associerait pas
à une entreprise ne serait pas « inclusif » ;
et si les circuits de l’aide française peuvent
« inclure » encore davantage les boites
made in France, ça n’est sûrement pas
Danone et consorts qui s’en plaindront.

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 237 - juillet août 2014
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