Survie

Chronique d’une guerre annoncée

rédigé le 1er janvier 2015 (mis en ligne le 30 janvier 2015) - Raphaël Granvaud

Faisant écho aux déclarations du ministre français de la Défense, les chefs d’État africains
associés au dispositif antiterroriste Barkhane multiplient les appels à une nouvelle
intervention occidentale en Libye.

Les 15 et 16 décembre, s’est tenu à
Dakar le premier « forum international
sur la paix et la sécurité en
Afrique ». Présenté comme une co-réalisation
franco-sénégalaise,
il avait en
fait été décidé lors du sommet de l’Elysée,
l’année précédente, et son organisation a
été impulsée et largement financée par le
ministère de la Défense français (et par
des entreprises françaises). Conçu comme
un espace informel de discussion et non
comme une instance décisionnelle, il a
réuni plus de 300 participants issus de
divers horizons (diplomates, militaires,
« chercheurs », politiques, responsables
d’ONG...). Cette affluence a été présentée
comme un succès, même si l’assistance est
restée essentiellement francophone, les
poids lourds anglophones du continent
s’étant abstenus de participer. L’Algérie
avait également boycotté le sommet.
Enfin, même si le commissaire pour la
paix et la sécurité de l’Union africaine
(UA), Smaïl Chergui, était finalement
présent, on sait que cette initiative a
suscité une très forte hostilité au sein de
l’UA où l’on reproche à la France de
marcher sur ses plates-bandes.

Appropriation africaine de la doctrine française

Si plusieurs ateliers étaient proposés,
déclinant sous différentes formes la
question de la sécurité, c’est, selon les
observateurs présents, la question du
terrorisme qui a très largement dominé
les débats et les interventions en plénière.
Côté français, le forum a été à nouveau
présenté comme une contribution à
l’autonomisation des armées africaines.
« Il faut que les Africains se rendent
compte que l’appropriation de leur
sécurité par eux-mêmes
suppose la
collaboration
 », a ainsi expliqué le
ministre de la Défense Jean-Yves
Le
Drian (France 24, 16/12). Il faut bien sûr
comprendre ces propos confits de
paternalisme à la lumière des
préoccupations actuelles des militaires
français. Quand on parle
d’« appropriation par l’Afrique de ses
propres enjeux de sécurité
 » ou qu’on
explique que « l’ambition est de créer une
culture sécuritaire commune en Afrique
 »
(Interview de Le Drian à Jeune Afrique,
14/12
), il s’agit avant tout de faire épouser
les conception françaises en la matière, et
d’obtenir une coopération destinée à
renforcer le dispositif Barkhane de lutte
contre le terrorisme dans la zone
sahélienne. « Ce forum doit nous
apporter une doctrine
 », explique à ce
sujet un proche du ministre français de la
Défense (JeuneAfrique.com, 16/12). Et ça
tombe bien ! Car l’armée française
justement n’est pas avare en la matière et
dispose d’un prêt-à-penser
directement
issu de son expérience coloniale et qu’elle
n’a cessé de vouloir perfectionner et
partager. Ainsi, selon la journaliste du
Monde, les militaires français insistent sur
la nécessité de « couper les populations
de ces groupes armés par des stratégies
de contre-insurrection

 » (17/12). Action
psychologique sur les populations,
encadrement civilo-militaire
pour gagner
« les cœurs et les esprits », priorité
donnée au renseignement par tous les
moyens pour « neutraliser » l’ennemi
intérieur, on a vu de l’Algérie au Rwanda,
en passant par le Cameroun, le résultat de
ces brillantes « stratégies de contre-insurrection
 ».

Priorité sécuritaire

Interrogé sur les dérives qui peuvent
découler de la « guerre contre le
terrorisme », le congrès américain venant
de confirmer dans un rapport les pratiques
criminelles de la CIA, Le Drian se
contente de répondre : « C’est pas dans
notre doctrine. (…) C’est pas dans les
pratiques de l’armée française
 » (RFI,
« Internationales », 14/12). Un tel déni de
la réalité historique ne peut qu’inquiéter
sur les méthodes inavouées d’une guerre
qu’il annonce « implacable ». Pour autant
l’approche exclusivement militaro-sécuritaire
de la France et des Etats-Unis
suscite des réticences. Si l’on en croit
l’envoyé spécial de Jeune Afrique (17/12)
au forum de Dakar « la grande majorité
des intervenants, notamment africains,
ont souhaité mettre l’accent sur la
prévention
 ». Ainsi, l’envoyée spéciale de
l’ONU pour le Sahel, l’Éthiopienne
Hiroute Gebre Selassie a rappelé que « la
hausse des dépenses sécuritaires [les
budgets militaires africains ont augmenté
en moyenne de 8 % en 2013] se fait au
détriment des besoins sociaux. C’est
pourtant la précarité des développements
sociaux qui pousse les jeunes à rejoindre
les groupes armés. La situation de la
jeunesse s’est aggravée. C’est l’une des
causes profondes de l’instabilité dans le
Sahel
 ». C’est d’autant plus vrai quand les
espaces de contestation sont verrouillés
par des régimes autoritaires et prédateurs,
par exemple ceux dont les officiers
français affectionnent particulièrement
les dirigeants à la poigne de fer. Interrogé
par Jeune Afrique (16/12) sur le cas du
CongoB
et surtout sur celui du Tchad,
principal allié de la France dans la lutte
contre le terrorisme, Le Drian explique
ainsi qu’« il faut trouver un équilibre
entre l’objectif démocratique et la
nécessité sécuritaire (...). Même si la
priorité est aujourd’hui sécuritaire
 ». Les
leçons de la récente insurrection
populaire au Burkina Faso n’ont
définitivement pas été tirées.

L’opération Barkhane

Officiellement lancée en août 2014,
l’opération Barkhane a remplacé
l’opération Serval et l’opération
Epervier au Tchad. Il s’agit en réalité
d’une réorganisation profonde du
dispositif militaire français en Afrique,
préparée depuis plusieurs mois et
officialisant l’entrée de la France dans
la « guerre contre le terrorisme ». Plus
de 3000 hommes sont déployés sur
5 pays (Tchad, Mali, Burkina Faso,
Niger, Mauritanie), se jouant des
frontières et des autorités concernées
(Cf. Billets n°238, septembre 2014).

La Libye dans le viseur

Si les conceptions françaises ont pu être
bousculées dans les ateliers du forum,
cela a été complètement occulté dans les
médias par le show final où trois des
quatre présidents présents (le Malien
Ibrahim Boubakar Keita, le Sénégalais
Macky Sall et le Tchadien Idriss Déby
Itno) ont réclamé une nouvelle guerre
occidentale en Libye. Les propos du dictateur tchadien notamment ont fait couler beaucoup d’encre : « La
destruction de la Libye : mon frère
[Macky Sall] disait que c’était le travail
inachevé. Non, le travail a été achevé,
l’objectif recherché étant l’assassinat de
Kadhafi et pas autre chose
 », a-t-il
asséné
avant d’appeler les pyromanes à venir
jouer les pompiers : « La solution c’est
entre les mains de l’OTAN. Qui a créé le
désordre n’a qu’à aller ramener le
l’ordre
 » (Dans un lapsus révélateur, il
avait déclaré d’abord « ramener le
désordre
 »…). Les commentateurs se
sont généralement amusés de
l’impertinence de l’orateur, qui s’exprimait
devant deux ministres français de la
Défense, l’actuel et le précédent. Mais on
était bien loin d’un crime de lèse-majesté.
D’une part les équipes du parti socialiste
ne s’estiment pas comptables des
conséquences de l’intervention voulue par
Sarkozy en Libye, même s’ils l’avaient
soutenue. D’autre part les déclarations de
Déby ne font qu’apporter de l’eau au
moulin de Le Drian sur la nécessité d’une
nouvelle opération en Libye dans le cadre
de la « guerre contre le terrorisme ». Le
chef d’état-major
français, l’amiral
Edouard Guillaud, l’a évoquée pour la
première fois publiquement il y a tout
juste un an et, depuis septembre, Le
Drian ne manque pas une occasion d’y
revenir puisque « à l’état-major
de
l’armée française, nombreux sont ceux
qui pensent qu’il faudra bien "y aller" un
jour
 » (JeuneAfrique.com, 23/12). Mais il
en précise les modalités : « La Libye est
un pays souverain. La réponse doit être
internationale. Il ne faut pas rajouter du
chaos au chaos
 » (interview à Jeune
Afrique
, 14/12
). La France cherche donc
à constituer une coalition qui paraisse la
plus légitime possible et facilite
l’obtention d’un mandat de l’ONU. Il faut
également ménager l’armée algérienne,
pour l’instant hostile à une telle
intervention, et sur le territoire de laquelle
les groupes visés pourraient se replier en
cas d’attaque.

Demande (franç)africaine

Quelques jours après le forum de Dakar,
les dirigeants du G5 Sahel (regroupement
des 5 pays concernés par l’opération
Barkhane, au sein duquel la France a un
statut « d’observateur ») ont remis le
couvert à l’issue d’une rencontre en
Mauritanie. Le 19 décembre, le président
mauritanien a ainsi rendu public un
communiqué par lequel le G5 lançait un
appel « au Conseil de sécurité des Nations
unies pour la mise en place, en accord
avec l’Union africaine, d’une force
internationale pour neutraliser les
groupes armés, aider à la réconciliation
nationale et mettre en place des
institutions démocratiques stables
 » en
Libye. Jouant sur la confusion des
casquettes, c’est en tant que président en
exercice de l’Union Africaine que l’appel
du G5 a été lancé par Abdel Aziz, abusant
certains journalistes. Ainsi LeMonde.fr
(19/12)
titrait que c’est « en accord avec
l’Union africaine
 » qu’était lancé cet appel,
alors que l’UA en était simplement
destinataire et qu’on ne savait même pas
sous quelle forme elle avait été
officiellement saisie. Même imprécision
concernant « les responsables libyens »
qui auraient « exprimé leur accord avec
cette demande
 » selon le président
mauritanien, ce qui mériterait pour le moins
d’être précisé compte-tenu
de la confusion
politique qui règne dans le pays...

Quelle coalition ?

Cet appel du G5, après les déclarations de
clôture du forum de Dakar, s’inscrit dans le
cadre d’une préparation diplomatique et
médiatique menée par la France qui n’est
pas sans rappeler celle qui avait précédé
l’opération Serval au Mali. Une nouvelle
intervention sera d’autant plus facilement
acceptée par les opinions publiques et les
autres chancelleries qu’elle apparaîtra
comme « une demande africaine ». Mais
concernant la mise en œuvre, d’autres
soutiens que les pays africains sont
nécessaires, même si certains, comme
l’Egypte, disposent de réels moyens
militaires. Engagée sur plusieurs théâtres
d’opération et fonctionnant à flux tendu
(notamment pour les moyens aériens),
l’armée française peut difficilement
envisager de mener seule cette nouvelle
intervention. Les réticences des autres
pays européens à suivre la France dans ses
expéditions africaines ne semblent pas
avoir été dépassées. Restent donc les
Etats-Unis,
que la situation en Libye ne
laisse pas indifférents, qui avaient
participé au renversement de Kadhafi, et
qui continuent, après le soutien apporté à
l’opération Serval au Mali, à épauler le
dispositif antiterroriste français au Sahel.
Si l’on en croit le Canard Enchaîné
(17/12) (ou plutôt les informations de la
Direction du renseignement militaire
auxquelles Claude Angeli fait référence),
le secrétaire d’État John Kerry aurait
réclamé, lors d’une réunion confidentielle
de la commission des Affaires étrangères
du Sénat, « une certaine flexibilité dans
l’emploi des forces armées
 », notamment
« au cas où le groupe Etat islamique
commencerait à se manifester en Libye
 ».
Or « l’État islamique est à nos portes »
dramatise le président nigérien
Mahamadou Issoufou (Jeune Afrique,
28/12). Des milices libyennes se réclament
en effet désormais de l’État islamique qui
aurait, selon les militaires américains,
ouvert des camps d’entraînement à l’est du
pays. A l’occasion d’une nouvelle visite
aux troupes françaises de Barkhane, pour
le réveillon du 31 décembre, Le Drian a à
nouveau appelé la « communauté
internationale » à la mobilisation.

Le cycle infernal des interventions
militaires étrangères qui, de l’Irak à
l’Afghanistan, alimentent le chaos et les
groupes religieux extrémistes plus qu’elles
ne les réduisent, semble donc avoir de
beaux jours devant lui…

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 242 - janvier 2015
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