Survie

Services secrets : une loi pour organiser l’impunité ?

rédigé le 3 février 2015 (mis en ligne le 11 mars 2015) - Alice Primo, Yanis Thomas

Prévu de longue date, le projet de loi sur le renseignement
prend une autre dimension politique depuis les attentats
de début janvier. Une opportunité, pour nos barbouzes et
leurs relais au sein du gouvernement et du Parlement, pour
sacraliser encore davantage les « services » et les
prémunir de tout contre-pouvoir fiable.

Les attentats de janvier 2015 ont eu
une répercussion directe :
l’annonce d’un renforcement
majeur des services secrets français.
Ceux-ci vont ainsi voir leurs effectifs
augmenter sensiblement : 500 pour la
DGSI (agissant normalement à l’intérieur
du territoire), 250 pour la DGSE
(agissant normalement à l’extérieur du
territoire) (lignededefense.fr, 21/01/2015).
Surtout, le gouvernement, soucieux de
montrer qu’il agissait face à la menace
terroriste, s’est empressé d’annoncer le
passage en urgence au Parlement d’une
grande loi sur le renseignement, déjà en
préparation. Celle-ci devrait s’inspirer
d’un rapport de la commission des Lois
de l’Assemblée nationale de 2013 sur
l’encadrement des services de
renseignement (dont le titre donne
directement la philosophie de
l’ensemble : « Pour un "État secret" au
service de notre démocratie
 ») et sur le
rapport de 2014 de la Délégation
Parlementaire au Renseignement (DPR),
qui en est largement inspiré.

L’objectif est de sanctuariser ces fameux
services, dont le seul but serait de nous
protéger des méchants, en ce moment les
terroristes islamistes, pour le coup. C’est
oublier bien vite la réalité de ces services,
qui, s’ils collectent du renseignement,
agissent autant pour prévenir des attentas
en France que pour mener des opérations
barbouzardes, ici ou à l’étranger. Alors
que le choc émotionnel provoqué par les
attentats de début janvier leur permet de
brandir un sceau d’honorabilité, il faut
rappeler ce que font aussi certains des
services : sonorisation de lieux privés
(par la DGSI en France), interception
illégale des communications, assassinats
(menés par le service Action de la
DGSE)… Des pratiques illégales, menées
clandestinement au nom des intérêts
fondamentaux de la Nation. Ce sont donc
aussi des bandits républicains que l’on
risque de rendre intouchables.

Les services secrets

Derrière le terme sympathique de
« services de renseignement » se
cachent ce qu’il faut bien appeler des
services secrets : la direction générale
de la sécurité extérieure (DGSE), la
direction de la protection et de la
sécurité de la défense (DPSD), la
direction du renseignement militaire
(DRM), rattachées au ministère de la
Défense ; la direction générale de la
sécurité intérieure (DGSI, qui a
remplacé depuis 2012 la DCRI,
direction centrale du renseignement
intérieur, elle-même issue de la fusion
partielle en 2008 de la direction de la
surveillance du territoire, DST, et des
Renseignements Généraux !) rattachée
au ministère de l’Intérieur ; la direction
nationale du renseignement et des
enquêtes douanières (DNRED) et la
cellule « traitement du renseignement
et action contre les circuits financiers
clandestins » (Tracfin), rattachées au
ministère des Finances.

Impunité officielle

Evidemment, pour avoir les coudées
franches, les services secrets craignent les
contre-pouvoirs, tels que celui de la
justice. Et, tout en prétendant instaurer de
nouvelles instances et procédures
d’encadrement de leurs activités, c’est
bien pour prémunir nos agents de la
curiosité et de la pugnacité de certains
magistrats que s’activent nos élus à
l’heure actuelle, notamment les huit
parlementaires (quatre députés, quatre
sénateurs) de la Délégation Parlementaire
au Renseignement (DPR), une instance
créée en 2007 pour se prononcer sur les
activités et les moyens des services
secrets. Ainsi, une des mesures phare
préconisées par la DPR dans son rapport
de 2014 consiste à « protéger, dans le
droit français, l’activité des agents de la
DGSE à l’étranger
 » (p. 87) : en clair, il
est demandé de légiférer pour que des
actions criminelles menées sur ordre à
l’étranger ne puissent plus être
poursuivies devant des tribunaux
français, comme le permet par exemple
une plainte des victimes ou de leur
proches. Argument avancé : il s’agit de
l’exécution d’un ordre, dont ne saurait en
quelque sorte être tenu responsable
l’agent - et il faudrait veiller à ne limiter
les vocations par un excès de risque
judiciaire. Si elle est appliquée, cette
mesure risque clairement de tarir une
source de scandales d’État - c’est-à-dire
de faire reculer la démocratie.

Un autre sujet de préoccupation de la
DPR est la diffusion par la presse de
noms de membres des services secrets,
accusée de mettre en péril la vie des
agents, et qu’il est donc proposé de
systématiquement poursuivre, en
renforçant la législation existante à ce
sujet. La DPR considère implicitement
qu’aucune dérive des services n’est à
craindre, car cette proposition reviendrait
à empêcher toute dénonciation par un
journaliste de pratiques illégales,
nécessitant de nommer clairement les
responsables pour éviter que l’affaire soit
enterrée. De fait, l’évolution législative
est pensée pour « protéger » les agents
des services, pas pour sanctionner leurs
éventuels manquements à la loi, tels que
les écoutes sauvages, pourtant objets de
scandales récurrents, ou les dérives
politico-mafieuses dont l’histoire de la
Françafrique regorge.

Auto-contrôle interne ?

Pour contre balancer cette sanctuarisation,
les parlementaires mettent en
avant trois moyens : le contrôle interne, le
contrôle externe de responsabilité et le
contrôle externe de légalité et de
proportionnalité. Le contrôle interne est
d’ordre administratif. Il s’agit d’avoir, au
sein de chaque structure, une entité
chargée de contrôler et d’évaluer l’action
du service, comme cela est le cas pour les
autres services de l’Etat. Dans le cas qui
nous intéresse, il s’agit surtout de déceler
les manquements des agents, ou les
malversations éventuelles et de régler la
question en interne afin de ne pas
éclabousser les services par un scandale.
Pour laver le linge sale en famille, en
quelque sorte ? Si la mise en place d’un
tel contrôle n’est pas mauvaise en soi,
pour tous les cas mineurs qui peuvent
relever de simples sanctions internes, sa
proximité immédiate avec les services
concernés limite son efficacité pour des
affaires plus graves.

Un contrôle parlementaire en carton

Le contrôle externe de responsabilité
concerne le droit de regard des
parlementaires sur l’action du
gouvernement. Il est entre les mains de la
Délégation Parlementaire au
Renseignement, constituée de députés et
de sénateurs. Premier problème : le
gouvernement n’a qu’un rôle marginal
dans l’action des services secrets, qui
agissent principalement sur ordre du
président de la République. D’où un
impact très limité de ce contrôle.
Deuxième problème : contrairement à ce
qui a cours en Norvège ou aux Etats-Unis,
le Parlement, dont la DPR est une
émanation, n’a pas le droit « d’intervenir
dans la réalisation d’opérations en
cours
 », selon une jurisprudence du
Conseil constitutionnel [1]. Le contrôle
institué s’appuie en fait sur trois
documents de politique générale : la
stratégie nationale du renseignement, le
rapport annuel de synthèse exhaustif des
crédits consacrés au renseignement et le
rapport annuel d’activité des services
spécialisés de renseignement. Mais la loi
de programmation militaire votée fin
2013 précise bien dans son exposé des
motifs que « ces documents, ces
informations et ces éléments
d’appréciation ne peuvent porter ni sur
les opérations en cours de ces services, ni
sur les instructions données par les
pouvoirs publics à cet égard, ni sur les
procédures et méthodes opérationnelles,
ni sur les échanges avec des services
étrangers ou avec des organismes
internationaux compétents dans le
domaine du renseignement
 ». Donc, le
cœur de ce qu’il faudrait contrôler…
Enfin, la DPR s’enorgueillit de pouvoir
demander à auditionner les chefs de
service des agences de renseignement.
Pour autant, et elle le reconnaît elle-même
dans son rapport de 2014, « aucune
sanction n’est prévue en cas de refus
 »
(p. 24). C’est dire le poids de cette
instance parlementaire et sa capacité à
faire toute la lumière sur les affaires qui
embarrasseraient le plus les services.

Un contrôle de légalité très limité

Enfin, le contrôle externe de légalité et de
proportionnalité est, à l’heure actuelle et
principalement concernant les écoutes,
exercé par la Commission nationale de
contrôle des interceptions de sécurité
(CNCIS). Cette commission indépendante [2]
est censée contrôler, initialement
ex post mais désormais ex ante, la légalité
d’une interception de communication.
Pour autant, elle n’a pas le pouvoir
d’ordonner au Premier ministre
d’interrompre une interception de
sécurité considérée comme illégale au
motif que l’article 20 de la Constitution
confie l’action administrative au seul
gouvernement. Ce qui est déjà une grande
limite de son action. La seconde est que
les services secrets et notamment la
DGSI, court-circuitent la CNCIS, et
procèdent à des écoutes de façon
totalement illégale [3]. Il s’agit donc d’une
agence borgne, mais qui sert de caution
morale aux autorités, qui peuvent
prétendre qu’en France les écoutes sont
encadrées. Les écoutes ne sont de toutes
façons pas les seuls moyens mis en œuvre
par les services pour dénicher des
informations : ils n’hésitent pas à recourir,
en toute illégalité, à la sonorisation
d’appartement ou à la pose de caméras,
qui relèvent normalement uniquement de
procédures judiciaires dans le cadre
d’enquêtes criminelles (grand banditisme,
trafic de drogue, etc.) pour lesquelles les
policiers doivent obtenir le feu vert d’un
magistrat. Afin de donner légalement les
mêmes moyens aux services secrets, mais
dans un cadre « d’action préventive »
débarrassé des lourdeurs d’un contrôle
judiciaire, les parlementaires proposent
donc que soit créée une nouvelle agence,
la Commission de contrôle des activités
de renseignement (CCAR), qui viserait à
jouer le rôle de la CNCIS pour
« encadrer » à sa façon toutes les activités
intrusives des services de renseignement.
Ainsi, avec l’argument séduisant de bâtir
un cadre légal qui fait aujourd’hui défaut,
la DPR propose d’offrir aux services la
marge de manœuvre qu’ils s’arrogent
déjà, mais cette fois en toute impunité.

Le projet de loi annoncé pour fin mars,
qui risque de s’inspirer grandement des
recommandations de la DPR, pourrait
offrir aux services secrets une impunité
légale sans précédent, sans qu’il n’y ait
de contre pouvoir fiable. Une sacralisation
dangereuse pour la démocratie.

[1Décision n° 2001456
DC du 27/12/2001

[2la CNCIS est constituée d’une personnalité désignée, pour une durée de six ans, par le
président de la République ainsi qu’un député
et un sénateur nommés par les présidents de
leur chambre respective.

[3comme l’ont révélé Olivia Recasens,
Didier Hassoux et Christophe Labbé dans leur
livre L’espion du président (2012), p. 119
notamment. Sur le même sujet, voir l’article
paru dans Médiapart de Louise Fessarde et
Mathilde Mathieu : « Antiterrorisme et
"grandes oreilles" : le contrôle des écoutes est
un casse-tête
 » (27/01/2015).

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 243 - février 2015
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