Survie

Génocide des Tutsi du Rwanda : à quand la vérité ?

rédigé le 31 mars 2015 (mis en ligne le 5 avril 2015) - Raphaël Doridant

Vingt-et-un ans après le génocide de 1994 qui a coûté la vie à un million de Rwandais tutsi, et s’est accompagné du massacre de milliers de Hutu opposés à ce crime, la question des responsabilités de l’Etat français se pose plus que jamais au vu des nouveaux éléments à charge apportés depuis douze mois.

En avril 2014, au moment de la vingtième commémoration, l’ancien ministre des affaires étrangères Bernard Kouchner a ainsi confirmé que « le gouvernement génocidaire a été formé dans l’enceinte de l’ambassade de France en avril 1994 », et que «  Paris lui a livré des armes jusqu’en août 1994  ». Des livraisons d’armes implicitement reconnues par Hubert Védrine, Secrétaire général de l’Elysée en 1994, devant la commission de la Défense de l’Assemblée nationale.

Interrogé le 16 avril 2014 par le député Joaquim Pueyo, qui lui demande : « Est-ce que la France a livré des munitions aux forces armées après le début du génocide ? À quelle date ? », Hubert Védrine répond qu’à partir de 1990, la France a armé les Forces armées rwandaises (FAR) pour résister aux attaques du Front Patriotique Rwandais (FPR) et permettre la négociation d’un compromis politique. Il ajoute : «  Donc, il est resté des relations d’armement et c’est pas la peine de découvrir sur un ton outragé qu’il y a eu des livraisons qui se sont poursuivies : c’est la suite de l’engagement d’avant, la France considérant que pour imposer une solution politique, il fallait bloquer l’offensive militaire » [1].

« [L]a poursuite des livraisons d’armes aux Forces armées rwandaises jusqu’en juillet 1994 » est également mentionnée dans une note du 24 février 1995 de la Délégation aux affaires stratégiques (DAS) du ministère de la Défense, rendue publique le 22 avril 2014 par Patrick de Saint-Exupéry.

Pour sa part, l’ex-capitaine Guillaume Ancel, qui a participé à l’opération Turquoise, a raconté comment il avait été chargé de détourner l’attention des journalistes, dans la deuxième quinzaine de juillet 1994, alors qu’un convoi d’armes destinées aux FAR était acheminé vers le Zaïre.

Le témoignage précieux de Guillaume Ancel éclaire aussi les objectifs réels de l’opération « humanitaire » Turquoise. L’ex-officier affirme en effet avoir reçu deux ordres de combattre le FPR. Le premier, transmis le 22 juin 1994, était de réaliser un raid sur Kigali, lors duquel le rôle d’Ancel était d’aller près du front pour désigner aux avions leurs cibles. Le second, le 30 juin, était d’aller stopper par la force le FPR à l’est de la forêt de Nyungwe. Une opération annulée in extremis, le 1er juillet vers 5 h 30 du matin : «  Mon hélico a déjà décollé quand un officier de l’état-major du COS vient nous faire atterrir en urgence et annule toute l’opération. Cela veut dire qu’il y a eu un ordre politique, de très haut niveau, qui a dû être donné au dernier moment (vers 5 h du matin à Paris, puisque l’heure française est la même que l’heure rwandaise). Il a donc dû résulter d’un long débat nocturne, suscité par une des (rares) personnes qui à Paris sont informées de cette opération ».

Briser la chape de plomb

De ces discussions au plus haut niveau de l’Etat, nous savons encore trop peu. Le travail de Jean-François Dupaquier (Politiques, militaires et mercenaires français au Rwanda, Karthala, 2014) a certes permis de documenter la désinformation menée par les services rwandais à destination des autorités françaises dans le but de faire passer, avec l’aide de certains officiers français, la guerre contre le FPR pour une agression extérieure commise avec l’aide d’une puissance anglophone, l’Ouganda. Une présentation taillée sur mesure pour cadrer avec l’obsession des responsables français pour la « stabilité » des alliés africains et réactiver le « syndrome de Fachoda », la vieille rivalité d’influence avec les « Anglo-Saxons ».

Cette désinformation dont ils ont été la cible n’explique pas pour autant pourquoi les dirigeants français, par ailleurs correctement renseignés par la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), ont maintenu envers et contre tout leur alliance avec les génocidaires. Selon la note de la DAS citée par Patrick de Saint-Exupéry, la DGSE avait même proposé le 4 mai 1994 « une condamnation publique, sans appel, des agissements de la garde présidentielle rwandaise et du colonel Bagosora ». Ce dernier est considéré comme l’architecte du génocide, dont la garde présidentielle était l’un des principaux fers de lance. Le 18 mai 1994, devant l’Assemblée nationale, le ministre des Affaires étrangères Alain Juppé parle de « génocide » et déclare que « les troupes gouvernementales rwandaises se sont livrées à l’élimination systématique de la population tutsi ».

Dès lors, pourquoi, deux mois plus tard, évacuer le gouvernement intérimaire rwandais vers le Zaïre ? Pourquoi faire de la force Turquoise un bouclier protecteur pour les FAR, derrière lequel elles pourront se réfugier avant de fuir le Rwanda pour se reconstituer au Zaïre, avec l’aide française ? A ces questions, comme à tant d’autres, les citoyens français n’ont reçu, pour toute réponse, qu’un récit falsifié de la politique menée au Rwanda par un petit cercle de dirigeants politiques et militaires, un récit qui reçoit visiblement l’aval des plus hautes autorités de la République.

[1Voir l’enregistrement vidéo en ligne. La question de M. Puyeo se trouve à 39’ 40’’. La réponse de M. Védrine se trouve à 1h 00’ 38’’. Le compte rendu n°44 des auditions de la commission de la défense nationale et des forces armées, session 20132014, ne reprend pas les formules : «  donc il est resté des relations d’armement », «  il y a eu des livraisons qui se sont poursuivies » et « c’est la suite de l’engagement d’avant ».

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 245 - avril 2015
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