Survie

Quand l’Europe sous-traite le contrôle des migrations

rédigé le 7 juillet 2015 (mis en ligne le 27 juillet 2015) - Marie Bazin

La fermeture des frontières européennes s’est accompagnée d’une intensification de la coopération avec les « pays tiers » pour les transformer en gardes-frontières de l’UE.

D’abord bilatérale, la "coopération"
entre l’Union européenne (UE) et
les pays tiers [1] a été approfondie
sous diverses formes, selon quatre
objectifs différents : déléguer le contrôle
des flux migratoires et des frontières aux
pays voisins de l’UE, sous­-traiter les
procédures liées à l’asile, obliger les pays
tiers à réadmettre les migrants expulsés
d’Europe, et enfin travailler sur les causes
des migrations pour réduire les départs.

Déléguer le « sale boulot »

En associant les pays d’origine ou de
transit des migrants au contrôle des
frontières, l’UE fait d’eux des exécutants
de la politique européenne, alors même
que nombre de ces pays sont loin d’être
des démocraties. Le Conseil européen a
ainsi demandé en avril 2015 à accroître la
coopération avec la Tunisie, l’Égypte, le
Soudan, le Mali et le Niger. L’agence
Frontex a conclu des accords de travail
avec 18 Etats [2] et est en négociation avec 7 autres [3], sans contrôle démocratique, et a
développé des coopérations multilatérales
régionales, telles que la « Africa Frontex
Intelligence Community » pour récolter
des informations sur les routes
migratoires et le profil des migrants.

Au
niveau opérationnel, cette coopération se
traduit par de nombreux programmes ou
opérations : par exemple l’opération
HERA de Frontex dans les eaux
territoriales sénégalaises en 2014, ou les
programmes Seahorse Atlantico et
Seahorse Mediterraneo pour organiser des
patrouilles en mer au large de l’Afrique
de l’Ouest et du Nord et ainsi étendre la
surveillance au­delà des eaux européen­
nes.

Des initiatives bilatérales existent
aussi : l’Espagne a ainsi établi une
coopération policière avec la Mauritanie
sous
forme
d’équipes
conjointes
d’investigation déployées dans les zones
de départ des migrants. Ce type de
mesures, dont l’objectif est d’empêcher
les personnes d’émigrer, est une violation
évidente du droit de quitter son pays,
pourtant garanti par la Convention
Européenne des Droits de l’Homme.

La coopération avec la Libye, important
pays de transit des migrants, bénéficie
d’un traitement particulier, puisqu’elle
contient un volet militaire à travers la
mission EUBAM Libya lancée à l’été
2013. Bien que désignée comme
« civile », cette mission est rattachée à la
politique de sécurité et de défense
européenne, et fournit aux autorités
libyennes
formation,
conseil
et supervision pour la gestion des frontières.

Dès 2005, l’UE avait lancé une
« stratégie de long terme » avec la Libye
de Kadhafi pour la lutte contre
l’immigration, vivement critiquée. Après
le renversement du dictateur, la relation
s’est poursuivie, cette fois sous des
allures
plus
respectables
de
« renforcement des capacités » et de
« sécurité » des frontières dans le
contexte de la guerre contre le terrorisme,
mais en évacuant la question du droit des
migrants. Pourtant la Libye n’a toujours
pas signé la Convention de Genève sur
les réfugiés et sa situation est pour le
moins chaotique, alors que les migrants
qui y sont en transit ont justement fui des
pays en conflit comme la Somalie,
l’Érythrée, le Soudan.

Sous-traiter les procédures d’asile

Le sort des demandeurs d’asile bloqués
dans les pays frontaliers de l’UE fait
justement
l’objet
d’une
politique
spécifique : l’externalisation de l’asile,
consistant pour l’UE à se défausser de la
responsabilité de l’asile en faisant
examiner les demandes par les pays de
transit, en échange de fonds d’aide au
développement. L’externalisation a ainsi
commencé dès le début des années 2000
au Maroc, quand bien même les migrants
y subissaient une répression féroce des
autorités et vivaient dans des conditions
dramatiques, et elle se poursuit en
Turquie, Tunisie, Algérie.

Rendre les Etats complices des expulsions de leurs citoyens

Pour expulser les migrants qui sont
malgré tout parvenus à franchir les
frontières européennes, l’UE négocie
depuis dix ans des accords de
réadmission. Ces négociations ont
d’abord mis la pression sur les pays
frontaliers de l’UE, tenus de réadmettre à
la fois leurs citoyens mais aussi tous les
migrants étant passés sur leur territoire.
Des accords ont notamment été signés avec le Pakistan, la Turquie, Cap­Vert, et
sont en négociation avec le Maroc,
l’Algérie, alors même que de nombreuses
associations documentent les violations
des droits des migrants dans ces pays.
Nouvelle stratégie depuis le printemps :
multiplier les accords de réadmission
avec les pays d’origine des migrants, en
ciblant tout particulièrement les pays
Afrique Caraïbes Pacifique signataires de
l’accord de Cotonou.

« Développer » pour lutter contre les causes des migrations

Autre stratégie de l’UE pour lutter contre
l’immigration irrégulière : l’empêcher à
la
source
par
le
biais
du
« développement ». D’une part, cette
stratégie prouve que l’UE préfère ignorer
les causes politiques des migrations,
pourtant responsables de la majorité des
migrations
clandestines
par
la
Méditerranée.

Elle ne s’interroge pas sur
ses responsabilités et celles de ses
membres dans les conflits qui ont fait fuir
les migrants (Irak, Afghanistan, Soudan,
Mali), et va même plus loin en soutenant
politiquement et financièrement des
dictatures (312 millions d’aide au
développement ont été accordés à
l’Érythrée).

D’autre part, lier aide au
développement et politique migratoire
mène tout droit à une instrumentalisation
de l’aide, utilisée comme moyen de
chantage pour forcer les pays tiers à
appliquer
la
politique
migratoire
européenne (contrôle des frontières,
accords de réadmission) ou détournée
pour servir la lutte contre l’immigration
clandestine. Par exemple, l’aide au déve­
loppement française finance un projet de
modernisation de la police sénégalaise,
pour la « mise en place d’unités mobiles
de patrouille sur le littoral
 ».

La coopération européenne avec les pays
tiers dans le domaine des migrations est
donc particulièrement représentative de
l’incohérence et de l’hypocrisie de l’UE qui
veut le beurre et l’argent du beurre : donner
l’image d’institutions engagées pour
protéger la vie et les droits des migrants
tout en coopérant avec tous les régimes
sécuritaires voisins, préserver ses intérêts
économiques et stratégiques tout en
repoussant les victimes de cette politique.

[1Ce terme désigne tous les pays hors Union
européenne, qu’ils soient pays d’origine ou de
transit des migrants.

[2Notamment la Turquie, le Nigeria, Cap­-Vert

[3Sur le continent africain : Égypte, Libye,
Mauritanie, Maroc, Sénégal, Tunisie

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 248 - juillet-août 2015
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