Survie

« Loin de résoudre le problème, l’OCDE pourrait même avoir empiré les choses »

rédigé le 1er novembre 2015 (mis en ligne le 14 novembre 2015) - Thomas Noirot

Le 15 novembre 2015, les Etats du G20 vont formellement adopter le plan d’action de
l’OCDE (Organisation pour la Coopération et le Développement Économique) pour lutter
contre l’évasion fiscale. Entretien avec Tove Maria Ryding, responsable du plaidoyer sur
les questions de justice fiscale au sein du réseau Eurodad, qui regroupe une quarantaine d’ONG issues d’une vingtaine de pays européens et mobilisées sur les questions de financement du développement.

Rappel

En 2013, les Etats du G20 mandatent l’OCDE pour concevoir un plan d’action contre
les pratiques d’érosion de la base fiscale et de transfert de bénéfices des entreprises
multinationales (ou plan BEPS Base érosion and profit shifting en anglais). Ce plan
en 15 points, présenté le 4 octobre par l’OCDE après deux années de travail, a été
salué dans les médias et par la France comme une véritable victoire, censée mettre un
sérieux coup de frein à l’évasion fiscale des entreprises qui fait perdre chaque année
des centaines de milliards d’euros, aux pays développés comme aux pays les plus
pauvres. La société civile a été beaucoup plus critique, reprochant à l’OCDE non
seulement de ne pas avoir rempli ses objectifs mais aussi d’avoir exclu plus d’une
centaine de pays de ce processus de révision des règles fiscales internationales. Voir
également à ce sujet l’analyse de la Plateforme Paradis Fiscaux et Judiciaires, dont
Survie est membre : www.stopparadisfiscaux.fr

Billets d’Afrique : Pouvez-vous nous rappeler brièvement ce qu’est le plan BEPS de l’OCDE ?

Tove Maria Ryding : Au début, l’OCDE
affirmait que l’objectif du plan BEPS était
de réformer le système fiscal
international et de s’assurer que les
entreprises payaient leur juste part
d’impôts. Mais aujourd’hui, il semble que
BEPS soit plus une révision des règles
existantes qu’une réelle réforme. Les
changements introduits ne sont que des
ajustements mineurs qui ne permettront
pas de faire en sorte que les entreprises
paient leur juste part d’impôts.

Y a-t-il des éléments positifs dans ce plan BEPS et dans les propositions de l’OCDE ?

Il y avait plusieurs éléments dans ce plan
d’action dont nous espérions des résultats
positifs.
Par exemple, nous espérions que le
processus BEPS introduirait plus de
transparence sur les activités des
multinationales et les impôts qu’elles
payent dans chacun des pays où elles sont
présentes. [1]
Nous espérions aussi que l’OCDE
développerait davantage la méthode du
"partage des bénéfices" [profit split
method, en anglais] : il s’agit d’une
méthode alternative pour taxer les
entreprises multinationales qui peut être
mieux adaptée pour les pays en
développement. Et enfin, nous avions été
ravis d’apprendre que l’OCDE envisageait
de se débarrasser de ces structures
fiscales controversées qu’on appelle en
anglais les patent boxes (en français
régimes préférentiels sur les revenus tirés
de la propriété intellectuelle) : ce sont ces
structures qui ont, entre autres, été
utilisées par McDonald’s pour éviter de
payer ses impôts.
Malheureusement, au final, l’OCDE n’est
pas parvenue à supprimer les patent boxes
et n’a pas réussi non plus à avancer sur la
méthode du "partage des bénéfices". Et
l’OCDE a décidé que les informations
concernant les activités de chaque
entreprise et les impôts qu’elle paye dans
chacun des pays où elle est présente ne
seront pas rendues publiques. Ces
informations ne seront en effet
disponibles que pour les administrations
fiscales des pays qui seront conformes à
certains critères. En réalité, cela va très
probablement signifier que seules les
administrations des pays riches auront
accès à ces informations, celles des pays
pauvres restant sur la touche.

Quelles sont vos principales critiques ?

Nous en avons trois. Tout d’abord, BEPS
ne résout pas le problème : les
multinationales seront toujours en mesure
de ne pas payer leur juste part d’impôt.
Ensuite, le processus BEPS pourrait
même avoir empiré certaines choses. Par
exemple, maintenant que l’OCDE a établi
ses lignes directrices sur comment mettre
en place une "patent box", de plus en plus
de pays européens ont décidé de s’en
doter, ce qui signifie très simplement que
les entreprises pourraient avoir encore
plus d’opportunités pour éviter de payer
leurs impôts. Et dans le débat public sur
la transparence et le droit des citoyens de
connaître les contributions fiscales des
entreprises, on voit de plus en plus de
pays européens s’aligner sur les
propositions de l’OCDE et déclarer que
ces informations doivent rester
confidentielles et être mises uniquement à
la disposition des administrations
fiscales. Du coup, les recommandations
de l’OCDE sont devenues une mauvaise
excuse pour ne pas rendre ces
informations publiques, une condition
pourtant nécessaire pour faire toute la
lumière sur ces pratiques.
Enfin, le fait que le processus BEPS soit
par essence antidémocratique
est un
véritable problème. Plus de 100 pays en
développement ont été exclus du
probablement un point clé pour expliquer
pourquoi ces résultats sont si mauvais du
point de vue des pays pauvres. Mais le
plus triste, c’est que l’on attend des pays
en développement qu’ils suivent les règles
de l’OCDE, alors même qu’ils n’étaient
pas les bienvenus au moment de négocier
et décider ces règles.

Le plan BEPS aura-t-il un impact sur les pays en développement ?

L’évasion fiscale des entreprises
multinationales impacte encore plus
fortement les pays en développement que
les pays développés, parce qu’ils ont de
petites économies et parce qu’ils ont
beaucoup de difficultés à lever d’autres
taxes et impôts.
Donc le fait que le système international
reste aussi défaillant est un désastre pour
les pays en développement.
Ensuite, les règles BEPS de l’OCDE sont
extrêmement complexes, en particulier le
système de contrôle des prix de transfert,
qui nécessite énormément de ressources
pour être mis en place. En tentant de
mettre en œuvre ces règles, les pays en
développement vont utiliser beaucoup de
ressources, qui auraient pu servir à autre
chose si l’OCDE était parvenue à
développer des systèmes alternatifs
comme la méthode du profit split, qui est
beaucoup plus facile à mettre en œuvre.
Enfin, comme cela a déjà été évoqué, il y
a un vrai risque que les administrations
fiscales des pays riches aient accès à plus
d’informations que les pays pauvres,
concernant les activités des entreprises
multinationales et les impôts qu’elles
payent dans chacun des pays où elles sont
présentes. Cela peut en réalité avoir un
effet pervers, en incitant les entreprises
multinationales à transférer une partie de
leurs contributions fiscales depuis les
pays pauvres vers les pays riches [2], les
seuls dont l’administration fiscale sera en
capacité de comparer ces paiements avec
l’activité réelle des entreprises.

Que va-t-il se passer maintenant ? Quelles sont les prochaines étapes ?

L’OCDE va maintenant faire pression
pour que le plan d’action BEPS soit mis
en œuvre dans tous les pays du monde.
Mais il est très important de comprendre
que la bataille pour la transparence des
entreprises et pour une réelle réforme du
système fiscal international n’est pas
terminée : elle continue dans d’autres
endroits, y compris au sein de l’Union
européenne. Au cours de ces dernières
années, l’UE a été beaucoup plus
progressiste que l’OCDE et a par exemple
introduit de plus en plus de transparence
sur les entreprises. En ce moment même,
il y a une proposition sur la table qui
donnerait au public le droit de savoir ce
que les entreprises multinationales payent
en impôt et où elles ont une activité
réelle. Ce sera une bataille cruciale pour
l’année qui arrive. Et contrairement à
l’OCDE, l’UE peut adopter des règles
contraignantes. C’est donc beaucoup plus
important que les recommandations que
propose l’OCDE, qui risquent de
détourner l’attention de l’Union
européenne, mais qui ne peuvent en
aucun cas l’empêcher d’aller de l’avant.
Une autre bataille importante est celle
que les pays en développement mènent
pour pouvoir prendre part sur un pied
d’égalité aux décisions concernant les
standards fiscaux internationaux. La
création d’un organisme fiscal au sein des
Nations Unies permettrait de répondre à
cette demande, et c’est aussi un enjeu très
important pour l’année qui arrive.

Propos recueillis
par Thomas Noirot

La bataille française du « reporting pays »

Suite à la présentation du plan d’action de
l’OCDE, le gouvernement français a
annoncé la mise en œuvre de plusieurs de
ses mesures, à l’occasion du projet de loi
de finances rectificative (PLFR)... dont
le « reporting pays par pays » prévu par
le plan BEPS, c’est-à-dire
non public et
avec un seuil élevé (chiffre d’affaires
supérieur à 750 millions d’euros de
chiffre d’affaires, excluant de nombreuses
entreprises). Pourtant, au niveau de
l’Union européenne, deux processus sont
en cours de discussion pour un reporting
public et concernant davantage d’entreprises
(la directive droit des actionnaires
et l’étude d’impact de la Commission
européenne). En transposant immédiatement
en droit français le reporting
proposé par l’OCDE, la France pourrait
donc freiner la dynamique européenne.
Lors de l’examen du PLFR au Parlement
mi-novembre,
l’enjeu sera donc d’essayer
de faire inscrire une obligation de
reporting public, sur le même modèle que
celle faite aux banques depuis la loi
bancaire de 2013.

[1Note liée à la traduction : Cette mesure est connue sous le nom de
« reporting pays par pays » : il s’agit d’une
revendication portée par la société civile depuis
près de 10 ans, qui obligerait les entreprises à
rendre publiques des informations sur leurs
activités (chiffre d’affaires, bénéfices, nombre
d’employés) et les impôts qu’elles payent dans
chacun des pays où elles sont implantées.
L’objectif de cette mesure est de vérifier que les
entreprises payent bien leurs impôts là où elles
ont une activité réelle et de lutter ainsi contre
les transferts artificiels de bénéfices dans les
juridictions à fiscalité faible.

[2Note liée à la traduction : au lieu de mettre fin aux pratiques
d’évitement fiscal

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 251 - novembre 2015
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