Survie

« Allié à la France, condamné par l’Afrique »

Propos receuillis par Eléa Gary

rédigé le 1er juillet 2016 (mis en ligne le 20 juillet 2016) - Eléa Gary

Le 30 mai, les chambres africaines extraordinaires condamnaient l’ancien dirigeant du Tchad, Hissène Habré, à la prison à perpétuité, au terme d’un procès obtenu grâce au combat des victimes pour la justice. La sortie simultanée de deux rapports, l’un sur le soutien de la France au régime d’Hissène Habré, l’autre sur le soutien des États-Unis [1], vient rappeler que si aujourd’hui ce verdict est salué et que chacun s’accorde à en souligner les avancées en termes de justice et d’Histoire qu’il représente, le régime de Hissène Habré était largement soutenu par ces pays. Entretien avec Henri Thulliez, auteur du rapport « Allié de la France, condamné par l’Afrique : Les relations entre la France et le régime tchadien de Hissène Habré (1982-1990) » et conseiller de Human Rights Watch pour le procès Habré.

Quelle est la démarche à l’origine de ce rapport ?

Le procès de Hissène Habré portait sur les crimes qui ont été commis au Tchad par
les troupes de Hissène Habré, par des agents de Hissène Habré, de la DDS [2], de l’armée, de la Garde Présidentielle et non pas sur les responsabilités politiques des alliés de Hissène Habré. Ce n’était pas la place pour que l’on parle du rôle des États-Unis ou de la France. Peut-être que Hissène Habré aurait eu des choses à dire dessus, mais il s’est terré dans son mutisme, donc très peu d’informations sont sorties sur le rôle des grandes puissances pendant le procès. À Human Rights Watch, on a tout de même enquêté sur ce régime pendant 15 ans, donc on a auditionné des centaines de survivants, de témoins, de victimes... On a eu accès aux archives de la DDS, la police politique du régime, parmi lesquelles nous avons pu trouver des commencements d’informations, des petits éléments de preuve sur la collaboration des États-Unis, de la France et du Tchad, ou avec le Soudan, ou l’Égypte, par exemple. Quand on se retrouve face à ce genre d’informations, on ne peut pas, en tant que Français, ou pour mon collègue en tant qu’Américain, rester de marbre. On se sent obligé de rendre au public ce qu’on a pu trouver à ce niveau-là.
Pour cela, il fallait évidemment aller un peu plus loin dans les recherches, on a essayé de récupérer des archives aux États-Unis ou en France, de rencontrer
des acteurs de l’époque, des protagonistes des relations entre le Tchad et la France ou les États-Unis. C’était important pour nous de donner ça à l’Histoire, pour qu’après, l’Histoire fasse son travail, pour que les autorités fassent leur travail de découverte de la vérité.

Votre rapport a donc été constitué à
partir d’archives trouvées au Tchad et
en France ?

L’un des éléments les plus intéressants au niveau des sources de ce document, c’est qu’on ne s’est pas arrêté à des sources françaises ou tchadiennes, puisqu’on s’est à la fois appuyé sur des archives de la DDS, sur des témoignages de Tchadiens qui se sont rappelés avoir vu un Français ou un Américain
à cet endroit, sur ce lieu de bataille, dans cette prison, etc. et qui nous ont permis
de bien aiguiller nos recherches. Ensuite, on s’est appuyés sur des témoignages
d’hommes politiques, de diplomates français et de mercenaires français qui ont aidé Hissène Habré à prendre le pouvoir en 1981-1982, sur les articles de presse de l’époque et sur les rapports d’Amnesty International.
Malheureusement, nous n’avons pas eu accès aux archives de l’Élysée qui nous auraient permis de mieux comprendre ce qu’au plus haut niveau de l’exécutif, on savait de l’ampleur des crimes qui ont été commis. Par contre, on a eu accès à des archives du côté américain.

Comment expliquez-vous cette différence dans la possibilité d’accès aux archives en France et aux États-Unis ?

Je pense qu’aux États-Unis, il y a peut-être,
sans tomber dans des généralités d’État
à État, une plus grande facilité à tourner la
page, à accepter le passé, à accepter ce qui a
été fait. On l’a vu par exemple avec le rapport
du Sénat américain en 2014 sur l’usage
de la torture par la CIA suite aux attentats du
11 septembre 2001. Ce sont des faits qui dataient
de seulement quelques années, pourtant
on était déjà prêt à faire la lumière sur
ce qui s’était passé. En France, on est beaucoup
moins prêt à regarder le fond du dossier.
Il suffit de voir combien de temps cela a
pris pour l’État français de reconnaître son
rôle dans la Shoah, ou le temps qu’on met
pour commencer à admettre l’usage de la
torture pendant la guerre d’Algérie, sur ce
qui s’est passé au Rwanda et dans le cas présent
au Tchad. En France, les autorités justifient
le secret ou le silence en mettant en
avant les intérêts géostratégiques de la
France à l’étranger. Pourtant, faire preuve de
transparence sur le passé, lancer un travail
de mémoire, peut également renforcer les
intérêts de la France à l’étranger : montrer
que nous aussi, nous sommes prêts à faire
preuve de justice et de vérité sur nos actions
à l’étranger. La politique étrangère en France
ne fait pas l’objet d’un réel débat. Le jour du
verdict, John Kerry, secrétaire d’État américain,
a salué la condamnation comme historique
et a indiqué que ce verdict représentait « une opportunité pour les
États-Unis d’entamer une réflexion sur nos
propres liens avec les événements survenus
dans le passé au Tchad afin d’en tirer des
enseignements
 ». De son côté, le ministère
des Affaires étrangères français a lui aussi
publié un communiqué dans lequel il se félicitait
du procès, équitable, une nouvelle
étape pour la justice en Afrique, etc... et
c’est tout ! On n’évoque pas du tout le rôle
de la France, on ne veut même pas en parler,
même pas se dire qu’il serait peut-être
temps d’en parler comme le fait John Kerry.
Il y a en France, une difficulté à étudier
notre passé, surtout en Afrique.

L’enjeu de ce rapport est donc d’inviter à se pencher plus sur le rôle de la
France à cette époque, de faire la lumière ?

Absolument. L’idée est que les autorités
se saisissent de cette opportunité, de cet
élan de justice en Afrique. Il y a des milliers
de victimes qui sont restées mobilisées pendant 25 ans pour ce procès, et ces mêmes milliers de victimes, elles veulent savoir tout
ce qui s’est passé. Elles ne veulent pas s’arrêter
juste à Hissène Habré et à ses complices,
mais elles veulent savoir pourquoi les
États « modèles » qui se disent démocratiques,
qui se disent vecteurs de la promotion
des droits de l’Homme en Afrique,
pourquoi ces États, à cette époque, ne disaient
rien pendant que des centaines de
personnes pourrissaient en prison. L’enjeu
est donc d’inviter les autorités françaises et
américaines à faire leurs propres enquêtes, à
accomplir leur devoir de mémoire, sur ce
qu’elles ont fait à cette époque, quels ont
été les dysfonctionnements, est-ce
que l’exécutif était informé du caractère systématique
et généralisé des crimes ? Et s’il
était informé, pourquoi n’a-t-il
pas conditionné son aide à une amélioration de la situation
 ? Évidemment, il faut faire ce travail
pour que de telles choses ne se reproduisent
pas, que ce soit de placer des armes
dans les mains de criminels ou d’aider aveuglément
des régimes qui se rendent responsables
de violations très graves des droits de l’Homme.

En quoi a consisté le soutien français ?

Le soutien français à Hissène Habré a un
peu eu lieu par défaut. Lorsque Hissène Habré
était dans le maquis entre le Soudan et
le Tchad, au début de l’année 1981, on était
en pleine campagne présidentielle en
France. La gauche, arrivée au pouvoir,
avance encore à tâtons, alors que à l’époque
déjà des agents du SDECE [3] souhaitent que
l’on aide Hissène Habré car c’est le seul acteur
tchadien à être viscéralement opposé à
la Libye. Donc la France n’empêche pas Bob
Denard et ses amis mercenaires de l’aider à
prendre le pouvoir, puis se trouve un peu
obligée d’aider son régime, notamment sous
la pression des États-Unis et de pays du pré-carré françafricain, comme le Gabon ou la Côte d’Ivoire. Une fois que Hissène Habré
prend le pouvoir, on commence déjà à avoir
une assistance publique qui se met en place,
une assistance militaire. Des mercenaires
sont envoyés en 1983 pour aider à garder la
ville de Faya Largeau, qui est finalement
prise par les Libyens et les troupes pro-libyennes
du GUNT [4].
Au fur et à mesure se met en place un
déploiement militaire, avec l’opération Manta
en 1983-84, qui est le plus grand déploiement
de l’armée française depuis la guerre
d’Algérie, puis à partir de 1986 jusqu’en
2014, l’opération Épervier, avec une présence
constante d’avions de guerre français.
En même temps qu’il y a ce déploiement,
l’armée française organise des formations
des officiers tchadiens, l’armée française déploie
des conseillers officiers français auprès
des bureaux de l’état major de l’armée tchadienne,
la France assiste la DDS notamment
avec un partage de renseignements. Le premier
directeur de la DDS, Saleh Younous, a
ainsi déclaré lors de son procès en 2015 « la
DGSE était très proche de nous, elle était au
courant de ce qu’on faisait »
. On a retrouvé
un individu supposé être l’agent de la DGSE
qui s’était rendu au siège de la DDS en 1989
alors même qu’on était en pleine répression
contre les Zaghawas, ethnie du Tchad qui a
beaucoup été visée dans les années 1989-90.
On a donc une coopération militaire et une
coopération des services de renseignement,
mais aussi un soutien diplomatique : Hissène
Habré est invité à chaque sommet
France-Afrique, il est l’invité de marque du
14 juillet 1987, juste après qu’il ait botté la
Libye hors de la zone stratégique de Ouadi
Doum [5]. Finalement, la France lâche Hissène Habré parce qu’elle apprend que les États-Unis
et lui sont en train de créer une armée
de prisonniers de guerre libyens, que la CIA
va retourner contre Khadhafi. Quand la
France découvre ce projet, qui s’appelle
l’opération Haftar [6], elle réalise que le Tchad
est beaucoup plus proche des États-Unis
qu’il ne l’est de la France. Pour que le Tchad
reste la chasse gardée de la France, elle va
donc aider Idriss Déby à prendre le pouvoir,
ce qu’il finira par faire le 1er décembre 1990.

Pourquoi la France a-t-elle maintenu son soutien alors que les crimes du régime
pouvaient difficilement ne pas être connus ?

A l’époque, Amnesty International a fait
un travail très précis de documentation des
crimes et de communication et a publié
beaucoup de rapports et de communiqués
de presse, du début du à la fin du régime.
De 1983 à 1985, les crimes commis au Sud,
particulièrement « septembre noir », ont été
relayés par la presse française, notamment
par Le Monde. Il y avait donc des prémices
d’information sur les violations des droits de
l’Homme. Les diplomates sur place, en particulier
l’ambassadeur de France, avait survolé
la zone méridionale et a dit avoir vu
énormément de cases brûlées et avoir envoyé
des télégrammes en France, qui sont
restés lettre morte. Rien n’a été fait. Roland Dumas, à l’époque chef de la diplomatie de Mitterrand, expliquait dans ses déclarations
que Hissène Habré était le représentant des
« honnêtes gens » : il représentait les intérêts
de la Françafrique et de la France en Afrique
contre Kadhafi. Kadhafi, était l’ennemi commun,
l’ennemi des États-Unis, l’ennemi des
pays du pré carré français, et l’ennemi de la
France, même si elle cherchait une certaine
paix avec lui. Ce sont donc les intérêts géostratégiques,
les intérêts de la politique étrangère
française, qui ont justifié de se taire sur
la question des droits de l’Homme.

Ce qui est frappant, c’est de voir que des éléments de ce rapport, qui
couvrent la période Habré, sont toujours d’actualité : la proximité militaire
de la France avec le Tchad, par le biais de formation mais aussi d’interventions…
Et Déby a été porté dans son accession au pouvoir par la France, qui ne pouvait pas ignorer son passé. De plus, le soutien de Déby se justifie toujours par des intérêts géopolitiques et des enjeux d’influence, aujourd’hui autour de la lutte contre le terrorisme… Ce rapport interpelle donc aussi sur l’actualité ?

Les autorités françaises qui entretiennent
des relations très étroites aujourd’hui
avec le Tchad ou avec des régimes
plus violents doivent se demander si elles
prennent toutes les mesures nécessaires
pour essayer d’empêcher la commission de
crimes ou de graves violations des droits de
l’Homme. Les intermédiaires français avec
ces pouvoirs devraient se demander si dans
dix ou quinze ans, la personne avec laquelle
ils interagissent ne se retrouvera pas sur le
banc des accusés de la justice internationale
 : ils pourraient alors courir le risque
d’être visés comme complices passifs des
violations.

ET IDRISS DÉBY ?

Idriss Déby, président actuel du Tchad, est cité dans ce rapport,
à propos des fonctions occupées pendant le régime Habré il
était
commandant en chef des armées mais
aussi à propos du soutien
français à son accession au pouvoir. Si le cadre du procès et les documents
trouvés n’ont pas permis de l’inquiéter, sa pratique du
pouvoir depuis 1990 doit questionner l’appui et l’alliance de la
France avec ce régime.
Proche de Hissène Habré, formé en France, commandant en
chef des Forces Armées Tchadiennes pendant les répressions dans
le sud du Tchad, notamment « septembre noir » en 1984, Idriss
Déby accède au pouvoir le 1er décembre 1990 avec l’aide de la
France et notamment de la DGSE. Sous couvert d’un renouveau démocratique,
les pratiques répressives ne tardent pas à être signalées.
L’Agence Nationale de la Sécurité (ANS) remplace la terrible
Direction de la documentation et de la Sécurité de Habré mais
s’inscrit dans sa continuité, jusqu’à aujourd’hui : « son efficacité
n’en a semble-t-il
pas été affectée. Il faut dire qu’une partie des
hommes qui dirigeaient cette agence redoutable sont toujours en
poste »
explique ainsi Jeune Afrique (21/09/2015). En 2002, lorsque
la 11e Chambre de la Cour d’appel de Paris se prononce sur le délit
d’offense à un chef d’État, dans le cadre de la plainte portée par
trois chefs d’État dont Idriss Déby, suite à la publication du livre
Noir Silence, elle relaxe François-Xavier
Verschave et son éditeur
Laurent Beccaria, sur le fond. Ainsi, la justice reconnaît que l’on
peut alors dire d’Idriss Déby qu’il « entretient soigneusement sa
réputation de tueur, par des carnages réguliers »
, signaler son
« irrésistible attirance » vers « le pillage de l’État, la mise à sac des
populations averses et leur "terrorisation"
 », écrire qu’il est
« goulu de transactions illégales ». Cependant, le soutien de la
France reste indéfectible. L’appui militaire est particulièrement
développé, que ce soit via l’opération Epervier, aujourd’hui
Barkhane, ou par le biais de la coopération militaire. Allié
incontournable de la lutte antiterroriste,
les rencontres régulières
avec des officiels français, tout comme la note que Médiapart
révélait en mars dernier, indiquent que la remise en question de ce
soutien n’est pas à l’ordre du jour.

AMNÉSIE COLLECTIVE

Le porte-parole
du quai d’Orsay n’a pas
manqué de saluer la condamnation d’Hissène
Habré : « avancée remarquable dans
la lutte contre l’impunité (…) Il s’agit non
seulement d’un volet important de la promotion
des droits de l’Homme, mais également
d’une contribution à la prévention
des conflits et au retour vers la paix de
pays affectés par des atrocités de masse. La
France est entièrement mobilisée en faveur
de ces objectifs. »
(31/06) Cette langue
de bois n’a certes rien d’inhabituel, mais il
est des fois où, à défaut de vérité, on se dit
que le respect dû aux victimes impliquerait
un minimum de discrétion. Loin d’être entière,
la lutte contre l’impunité version
françafricaine souffre en effet de sérieuses
limitations : qu’elle ne concerne que des
événements anciens, et qu’elle s’arrête aux
portes de l’Elysée, des ministères, et des
services secrets. L’accès aux archives officielles,
attestant du soutien français au régime
Habré, a en effet été refusé aux
enquêteurs de HRW. Et les responsables
français impliqués dans ce soutien, que
Le Monde a eu l’excellente idée d’aller interroger
pour une série d’articles, font
preuve d’une « étrange amnésie » (31/05).
« La France s’imposait la neutralité
dans les questions intérieures du Tchad
 »,
déclare sans rire Jean-Christophe
Mitterrand,
fils de son père et à ce titre en charge
de la cellule Afrique de l’Elysée. Hubert Védrine,
conseiller diplomatique de Mitterrand
 : « J’avais d’autres priorités ». Michel
Roussin, ex-directeur
de cabinet
d’Alexandre de Marenches, patron du
SDECE (services secrets avant la DGSE) :
« J’étais loin de ce dossier. » Jean-Marc
Simon,
ex-premier
conseiller à l’ambassade
de France de N’Djamena : « A l’ambassade,
nous n’avions rien là-dessus.
 »
« Et la
DGSE ? »
, lui demande le journaliste. « C’est
à part. » « A part de l’Etat français ? »
Pas
de réponse. Général Bruno Le Flem, ancien
conseiller personnel du Commandant
en chef des forces armées tchadiennes, un
certain Idriss Déby : « J’ai vu, pour le procès
Habré. Mais pourquoi juge-t-on
cet
homme aujourd’hui, subitement, trente
ans après ? Qu’est-ce
qu’on cherche ? »
Et
l’ampleur de la répression sous Habré ?
« Pas vu. Une guerre, c’est une guerre, pas
une campagne pour les droits de
l’homme. »
Roland Dumas, chef de la diplomatie
de François Mitterrand concède :
« A partir du moment où on lui dit “on te
demande simplement de tenir le pays et tu
fais ce que tu veux”, comment voulez-vous
qu’il n’en abuse pas ? »
(28/06) On est
pourtant encore loin du compte.
Claude Soubeste, ancien ambassadeur
de France de 1982 à 1985, se montre un
peu prolixe : « j’ai pu constater les effets
désastreux de la répression : nombreux
villages détruits, milliers de paysans tchadiens
affolés abandonnant leurs cultures
pour se réfugier dans la brousse ou dans
le nord de la Centrafrique. (…) Le spectacle
tragique de centaines de paillotes
brûlées, sur des kilomètres, m’a conduit à
demander mon rappel. »
Mais pour les
basses œuvres de la DDS : « Jamais, lors de
ma présence au Tchad, je n’ai entendu
parler de telles horreurs. (…) Quant aux
tortures dans les prisons tchadiennes, je
vous le redis, je l’ignorais totalement. Je ne
l’aurais pas supporté. Peut-être
que
d’autres étaient au courant, en France,
mais là encore, si c’est le cas, personne n’a
jugé bon de m’en tenir informé. »
Et de se
défausser : « Vous croyez vraiment que les
services et agents de la DGSE informent les
ambassadeurs de France de tout ce qu’ils
savent ? »
(31/05)
C’est le colonel Dominique Monti, ex-attaché
de défense et chef de la Mission
d’assistance militaire de 1983 à 1986 qui
fournit le témoignage le plus intéressant. A
la question de savoir si les agents de la
DGSE au Tchad pouvaient ignorer ces exactions,
il répond : « La DGSE est une structure
très organisée et rigoureuse. Chaque
agent de terrain effectue les missions
qu’on lui fixe et en rend compte systématiquement
à ses supérieurs. C’est la règle
dans la "maison". L’un des rôles de la
DGSE était d’assister la DDS dans son travail
de renseignement. Dans ce contexte,
les agents de la DGSE ont forcément formé
et assisté des agents de la DDS. »
Les techniques
d’interrogatoire faisaient-elles
partie
des formations dispensées par la DGSE à la
DDS ? « Sans doute. Je n’ai jamais eu accès
au détail de ces formations, mais il me
paraît légitime de présumer, vu le contexte
de guerre, que ces techniques étaient aussi
au programme de l’assistance que la
DGSE apportait à la DDS. (…) Mais quel
que soit le cas de figure, croyez-vous
que
l’on puisse obtenir ce genre de renseignements
avec des méthodes angéliques ?
Dois-je
rappeler que la France a elle aussi
eu recours à des techniques musclées d’interrogatoire
pendant la guerre d’Algérie ?
(…) Je ne sais pas ce que nos responsables
à Paris savaient. La seule chose que
je puis confirmer, c’est qu’effectivement,
l’Etat français avait, à cette époque, une
multitude de sources d’informations au
Tchad. Lors des exactions au Sud, par
exemple, en 1984, nous parlions entre
nous de 2000 à 3 000 morts. Mais 40 000,
c’est juste incroyable ! Alors si l’ampleur
– qui personnellement me surprend – des
horreurs qui viennent d’être jugées à Dakar
est la vérité, il n’y a que deux explications
 : soit nos responsables n’ont pas
voulu savoir, soit ils ont préféré se taire. »

(31/05)

La rédaction

[1Le rapport sur les Etats­-Unis et le Tchad d’Habré : Enabling a Dictator : The United States and Chad’s Hissène Habré 1982­1990 (« Un dictateur soutenu : Les États­Unis et Hissène Habré, dirigeant du Tchad de 1982 à 1990 »).

[2La DDS, la direction de la documentation et de la sécurité, police politique du régime Habré.

[3Service de documentation extérieure et de contre-espionnage, remplacé par la Direction générale de la sécurité
extérieure en 1982.

[4Gouvernement d’Union Nationale de Transition, groupe
d’opposition mené par Goukouni Weddeye.

[5Base libyenne prise les Forces Armées Nationales Tchadienne
en 1987, avec l’aide de la France et des États-Unis.

[6Du nom du Colonel Khalifa Haftar, chef de la base libyenne
de Ouadi Doum.

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 259 - juillet-août 2016
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