Survie

Un habillage pour l’impunité

rédigé le 5 juillet 2016 (mis en ligne le 1er octobre 2016) - Odile Tobner

Juan Branco : L’ordre et le monde Critique de la cour pénale internationale, 250 p. 18 eu­ros, Fayard, mars 2016.

Le titre de l’ouvrage annonce la cou­leur, L’ordre et le monde. Critique de la Cour pénale internationale. C’est la version, personnelle et polémique, d’une recherche universitaire publiée sous le titre De l’affaire Katanga au contrat social glo­bal : Un regard sur la CPI [1], effectuée en 2010-­2011, lors d’un stage au cabinet du Pro­cureur de la CPI.

Dans cet ouvrage ambitieux et décapant Juan Branco a le regard de l’enfant du conte d’Andersen, seul à oser dire que le roi est nu. Cette fable est d’ailleurs la parfaite para­bole de la CPI. Intitulée Les habits neufs de l’Empereur, elle montre deux charlatans vendant au souverain un habit de la plus merveilleuse étoffe, sauf qu’elle est invisible aux yeux des sots. Quand le roi revêt son habit, ses conseillers voient qu’il n’a rien sur lui mais n’osent pas le dire de peur de passer pour des sots, tout le monde admire l’ha­bit du roi, seul un enfant pointe son doigt et s’écrie : "Mais il n’a rien !".

Allant des axiomes philoso­phiques sur la justice et le droit aux considérations pratiques sur les enquêtes de terrain, le champ des observations et ré­flexions critiques parcouru par l’auteur est vaste mais reste très précis, sobre et documenté, jamais vague et nébuleux comme il est de coutume sur de nobles sujets, dont tout le monde parle sans jamais dire grand chose. L’expérience l’a amené à fréquenter les sentiers perdus de l’Ituri, au Congo, avec ses villages, misé­rables et déserts, aux cases incendiées, aussi bien que les buildings des institutions inter­nationales aux mille bureaux et les somp­tueux palais des chefs d’États. Une distance abyssale, pas seulement territoriale, sépare les uns des autres. Si, comme disait Pascal, « La juridiction ne se donne pas pour le juridiciant mais pour le juridicié », il est bien difficile de voir l’application de cet axiome dans le fonctionnement de la CPI. Peu ou pas d’enquêtes sur le terrain. Un seul témoi­gnage, peu fiable, relayé par les ONG et les médias, suffit à étayer une accusation, dont la justification essentielle est qu’elle plaise à la communauté internationale, c’est à dire quelques puissances occidentales. Et la lourde machine se met en branle. Pendant ce temps : « La mort et le silence font le quotidien du Nord­-Kivu. Quelle proportion des crimes reste ainsi non-­documentée ? Impossible de le dire. »

Un système judiciaire n’est crédible que lorsque la part d’impunité reste limitée. Quand cette part concerne en fait la quasi-totalité des crimes réellement commis, pour la plupart demeurés invisibles, non­-dits, volontairement escamotés, il devient dérisoire. Que dire de l’impunité garantie aux puissants ? En 2002, l’administration Bush avait légiféré « dans le cas où la Cour agirait contre des ressortissants états-uniens, afin de les libérer par la force, au cœur des Pays-­Bas si nécessaire ». Pleine­ment rassurés ensuite par la servitude vo­lontaire de la Cour à leur égard, les USA ont vu tout le parti qu’ils pouvaient tirer politi­quement de cette juridiction, tout en en n’y adhérant pas, pour légitimer les guerres d’agression menées pour défendre leurs in­térêts sous couvert de droits de l’homme.

Comme l’ONU avant elle, la CPI ne semble s’intéresser qu’à ce qui se passe en Afrique. Le chapitre « L’Afrique, un continent face à ses juges » s’efforce d’en exposer les bonnes et les mauvaises raisons. Certes c’est là que se déroule le plus de massacres de masse, mais on ne remonte jamais jusqu’aux responsabilités premières, les politiques im­périales et néocoloniales des puissances oc­cidentales et de leurs multinationales, qui créent et attisent les conflits en les armant, et les potentats locaux, leurs complices, jouissant de la même impunité.

« La Cour ne pèche pas tant par sur­-activisme en Afrique que par son incapacité à accuser les puissants. [...] Or dans cette élite mondialisée [...] beaucoup des ac­teurs les plus faibles, et donc les plus facilement saisissables par une insti­tution comme la CPI, sont afri­cains. »

Si le surgissement de Juan Branco dans l’espace médiatique en a sidéré plus d’un, la parenthèse a été vite refer­mée. Cet iconoclaste sape trop profon­dément les illusions qui nourrissent nos croyances et très peu de gens ont envie d’entendre ce qu’il dénonce : non pas le manque d’une justice utopique, de toute façon inatteignable, comme ses contradicteurs ­ pourtant zélés défen­seurs d’idéaux abstraits, tout à coup étonnamment résignés à l’imperfection humaine ­ l’ont affirmé, mais le défaut radical de fondement en droit positif et d’existence en terme d’enquête et de bras de justice de la CPI, qui devait né­cessairement apparaître dans son fonc­tionnement réel, insoutenablement absurde. En droit, juger au nom d’une communauté humaine qui n’existe pas c’est revenir au jugement de Dieu, qui est celui de la force, quel que soit son habillage. C’est le sens de la conclusion de l’auteur : « D’un projet pen­sé pour circonscrire au maximum la vio­lence et la guerre [...] la CPI risque de se transformer en un vecteur de celles-­ci, fussent­-elles maladroitement couvertes par le principe de "guerre juste" et "d’interven­tions" sans images ni corps ennemis. » On en reste donc au constat de Pascal : « Et ain­si ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste ».

[1Juan Branco : De l’affaire Katanga au contrat social global ; Un regard sur la CPI, Paris, IUV­LGDJ, 2015.

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 259 - juillet-août 2016
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