Survie

Accords de partenariat économique : « Le jeu des multinationales »

rédigé le 9 septembre 2016 (mis en ligne le 16 septembre 2016) - Marie Bazin

Jacques Berthelot, économiste, spécialiste des politiques agricoles européenne et
africaine, revient sur les implications de la politique commerciale de l’Union
européenne, qui impose aux forceps des accords de libre­échange.

Rappel préalable

Depuis 1975 et jusqu’à présent, en ver­
tu des accords de Lomé puis de Cotonou,
les pays des zones Afrique Caraïbes Paci­fique (ACP) peuvent exporter sans droits
de douane vers l’Union européenne (UE),
tout en maintenant des taxes à l’importa­tion pour les marchandises européennes.
C’est pour mettre fin à ce traitement jugé
préférentiel selon les règles de l’Organisa­tion mondiale du commerce (OMC) que
l’UE a lancé les négociations de plusieurs
Accords de Partenariat Economique (APE)
avec différentes régions africaines. Après
13 ans de négociations, l’APE entre l’UE et
l’Afrique de l’Ouest (15 pays de la Commu­nauté Economique des États d’Afrique de
l’Ouest, la CEDEAO, + la Mauritanie, voir
la carte) a été conclu en février 2014. En
fait de partenariat, il s’agit bien d’un accord
de libre-­échange, qui oblige l’Afrique de
l’Ouest à supprimer ses droits de douane
sur près de 80% de ses importations euro­péennes, à l’horizon 2035.

Pour entrer en vigueur, l’APE Afrique
de l’Ouest doit être signé par chaque pays
de la région, or certains s’y opposent, tan­
dis que d’autres voudraient accélérer le
processus. L’UE cherche à forcer la signa­ture, en menaçant de mettre fin à l’accès privilégié des produits africains sur le mar­ché européen à la date du 1er octobre
2016, si les APE ne sont pas signés. Or les
enjeux de cette échéance ne sont pas les
mêmes pour toute l’Afrique de l’Ouest.
Pour faire simple : Si l’APE régional n’est
pas signé, les pays qui sont dans la catégo­rie des PMA (pays moins avancés) pour­
raient toujours exporter à droits nuls vers
l’Europe, grâce à l’initiative Tout sauf les
Armes (TSA) : accès sans droits de douane
pour toutes les marchandises, sauf les
armes et les munitions. Mais les pays
considérés comme « en développement »
(PED), c’est­-à­-dire pour l’Afrique de
l’Ouest la Côte d’Ivoire, le Ghana et le Ni­geria, seraient rattachés à un régime diffé­rent et devraient payer des droits de
douane à partir du 1er octobre. Pour éviter
cela, la Côte d’Ivoire et le Ghana ont cha­cun négocié avec la Commission européenne un APE intérimaire, pour
maintenir certaines préférences et surtout
prévoir un calendrier et des dispositions
en vue de la finalisation de l’APE régional
(plusieurs pays africains ont déjà signé de
tels APE intérimaires, notamment le Came­roun en Afrique centrale).

L’APE Afrique de l’Ouest, embléma­
tique du passage en force de l’Union
européenne, n’est toujours pas signé.
Quelles sont les prochaines échéances ?

Ce qui est nouveau, c’est que le Parle­
ment du Ghana a ratifié son APE intérimaire
début août, et dans la foulée la Côte d’Ivoire
a fait pareil. Cela leur permettra, dans le cas
où l’APE régional n’est pas signé, de garder
un accès au marché européen sans droits de
douane. En revanche cela leur coûtera très
cher pour leurs exportations vers les autres
pays de l’Afrique de l’Ouest, car en mettant
en œuvre, seuls, un accord de ce type avec
l’Europe, ils sortiront de fait de l’intégration
régionale ouest-­africaine.

L’UE a fixé arbitrairement la date butoir du 1er octobre 2016, mais cette date n’a rien de contraignant par rapport à l’Organisation
Mondiale du Commerce (OMC). Actuelle­
ment, il y a toujours le Nigeria et la Gambie
qui refusent de signer l’APE, et la Mauritanie
doit d’abord signer un accord de coopéra­
tion avec la CEDEAO. A mon avis, l’UE peut
attendre longtemps...

Il y a donc actuellement au moins deux
États qui refusent de signer l’accord et
beaucoup d’oppositions de la société
civile. Pourquoi ces oppositions ? Quels
seraient les principaux impacts de cet
APE sur les économies de la région ?

Les impacts seront multiples. D’abord
des impacts budgétaires. Comme les États
seront obligés d’ouvrir leurs marchés à 76%
en valeur de ce qu’ils importent de l’UE, sur
Billets d’Afrique 260 - septembre 2016
la base de ce qu’ils ont importé en 2015 de
l’UE sans le Royaume­-Uni, ils vont perdre
énormément de recettes fiscales, de taxes à
l’importation. J’ai refait tous les calculs, car
les statistiques douanières des pays
d’Afrique de l’Ouest ne sont pas suffisam­ment fiables. Il est plus judicieux de prendre la valeur des exportations sorties de l’UE,
puis d’y ajouter les frais de transport et d’as­surance jusqu’à l’arrivée en Afrique. Il y a en­ suite 3 ajustements à faire : prendre en
compte la diversion des échanges (les im­portations venant de l’UE seront plus nom­breuses, au détriment des importations
venant d’autres pays ouest-­africains, ou
d’autres pays qui seront encore taxées), éva­luer la hausse des importations liée à la hausse de la population d’ici 2035 (fin de la
période de libéralisation), ajuster en fonc­tion du Brexit (les exportations du
Royaume­-Uni vers l’Afrique de l’Ouest repré­sentent 10% du total des exportations euro­péennes). Il faut aussi calculer la perte sur la
TVA à l’importation. J’estime ainsi les pertes
annuelles à 696 millions d’euros en 2020 et à
4,5 milliards d’euros en 2035. Les pertes cu­mulées s’élèveraient à 46,5 milliards d’euros en 2035. C’est donc le premier impact : une
forte baisse des recettes fiscales à l’importa­tion. Mais il y aura aussi le plafonnement des taxes à l’exportation : les pays africains n’au­ront pas le droit d’augmenter les taxes sur leurs produits exportés, sauf accord de l’UE.

Cela entraîne d’autres effets écono­miques : ces baisses de recettes douanières
sont autant d’argent amputé du budget de
l’État, donc on peut s’attendre à une baisse
des dépenses publiques considérées comme non-­prioritaires, par exemple les dépenses sociales et environnementales, les infra­
structures, les dépenses d’investissement.
Certes il est prévu un programme d’aide
pour la transition vers les APE (le PAPED),
théoriquement de 6,5 milliards d’euros sur
5 ans, mais ce n’est qu’un nouvel habillage
d’aides préexistantes, dont celles du Fonds
européen de développement (FED). Et la
sortie du Royaume-­Uni de l’UE entraînera
une baisse de ces aides. Il n’est pas non plus
évident que l’aide des autres pays euro­péens se maintienne au même niveau, vu le contexte économique et les gouvernements
de droite.

A long terme, la mise en œuvre de l’APE
entraînera un appauvrissement global des
pays ouest-­africains, un
manque de débouchés pour
leurs productions puisque les
produits européens abonde­ront, et donc probablement
une augmentation du chô­mage, de l’émigration clandes­tine vers l’UE et du
renforcement des mouve­ments du type Boko Haram.

Y­-a­-t­-il des enjeux particu­liers concernant l’agricul­ture ?

Un tiers des produits agri­coles serait libéralisé, notam­ment deux produits
essentiels : les céréales autres
que le riz et la poudre de lait.
Pour les céréales, cela signifie
qu’il y aura des importations
supplémentaires de blé mais aussi de maïs
(pourtant un produit alimentaire de base
dans tout le Golfe de Guinée), et que les cé­réales et tubercules produits localement se trouveront en concurrence avec ceux im­portés.

Si la majorité des produits agricoles est
exclue de la libéralisation, l’impact sera-­t-­il si
important pour l’agriculture ouest-­africaine ?

Oui, car il y a quand même ces produits
essentiels qui seront libéralisés. Si les deux
tiers ne le seront pas, cela ne signifie pas
qu’ils seront interdits d’importation mais
qu’ils continueront à payer des droits de
douane de 10%, 20% ou 35%. Or tous les
produits agricoles exportés par l’UE font
l’objet d’un dumping car ils bénéficient de
subventions. L’UE prétend que ces subven­tions sont internes, et non à l’exportation, mais les produits qu’elle exporte reçoivent
aussi des subventions internes. Les produc­tions africaines locales ne peuvent donc pas faire le poids face à cette concurrence, qui
va s’accroître avec l’APE.

Il y a aussi un effet indirect de l’APE,
mais très important : les préférences tari­faires que l’Afrique de l’Ouest conserve en
exportant sans droits de douane vers l’UE
vont faire l’objet d’une érosion de plus en
plus forte. Les produits exportés de l’Afrique
vers l’UE ne seront plus forcément compéti­tifs étant donné que l’UE a signé des accords de libre-­échange avec bien d’autres pays
(dont 3 pays andins : Pérou, Colombie,
Equateur, et 6 pays d’Amérique Centrale).
Ces pays bénéficient désormais eux aussi de
l’accès à droits nuls au marché européen
pour leurs exportations de cacao, d’ananas,
de conserves de thon. Il y aura toujours des
droits de douane sur leurs exportations de
bananes, mais de plus en plus faibles. Or ce
sont les quatre produits agricoles les plus
Manifestation contre les APE à Dakar en 2014.
exportés d’Afrique de l’Ouest, notamment
par la Côte d’Ivoire et le Ghana.

Donc quand l’UE explique que l’APE
permettra aux pays africains de garder
un accès privilégié au marché euro­péen, cela n’est pas le cas ?

Non, pas du tout. L’avantage des pays
africains risque de disparaître. Outre cette
érosion des préférences due aux pays
d’Amérique latine, si le traité de libre­
échange avec les États­-Unis (TAFTA) est si­gné, d’autres produits agricoles pourraient être importés des États­-Unis vers l’UE sans
droits de douane. Le chocolat par exemple,
idem pour le thon. Il y a d’autres accords en
cours de négociation, avec les Philippines
notamment, qui sont le 2e exportateur
mondial de bananes. Si l’accord avec le Mer­cosur (Argentine, Brésil, Uruguay, Paraguay, Venezuela) est finalisé, le Brésil compte bien
exporter aussi des bananes.
Les bananes ouest­-africaines
risquent donc d’être de moins
en moins compétitives pour
l’exportation vers l’Europe.

Intéressons­-nous mainte­nant au processus de né­gociation de cet APE, qui a
été très long et compliqué
étant donné qu’il y a eu
des résistances venant de
plusieurs pays africains, à
différents moments. On
sait que l’UE a cherché à
faire pression sur ces pays
pour que les négociations
avancent. Est­-ce que la
France a joué un rôle dans
ces moments-­là ?

La France a joué un rôle
majeur, puisque dans le secteur agro­ali­mentaire on retrouve beaucoup de firmes
françaises. C’est la Compagnie Fruitière, de
Robert Fabre, basée à Marseille, qui exporte
l’essentiel des bananes et des ananas de
Côte d’Ivoire, du Ghana et du Cameroun,
avec sa propre flotte de cargos. Il exporte
aussi des tomates cerises du Sénégal. Pour
les céréales, le groupe Mimran, basé en
Suisse mais dirigé par la famille française du
même nom, a fait pression pour ramener à
zéro le droit de douane sur le blé puisqu’il
possède les Grands Moulins de Dakar et
d’Abidjan et la Compagnie Sucrière du Séné­
gal. Le groupe Bolloré est aussi concerné puisqu’il contrôle la plupart des ports du
golfe de Guinée et est impliqué dans l’ex­portation du cacao.
Toutes ces firmes ont intérêt à ce que
l’APE entre en vigueur, pour pouvoir conti­nuer leurs exportations de l’Afrique vers l’UE sans droits de douane, comme c’est le cas actuellement.

Est-­ce que l’on sait si la diplomatie
française a soutenu ces intérêts privés
lors des négociations ?

En juillet, nous sommes trois représen­tants d’associations de solidarité internationale à avoir rencontré les trois hautes
fonctionnaires des ministères des Affaires
étrangères et de l’Économie chargées du
dossier de l’APE Afrique de l’Ouest. Nous
avons été étonnés par leur consensus fort
sur l’intérêt de l’APE alors même qu’elles
n’accordent aucune crédibilité aux études
d’impact, en particulier celles que la Direc­tion Générale Commerce de la Commission européenne a refusé de diffuser alors qu’elle
les avait financées, car leurs conclusions
étaient défavorables à l’APE. Les trois hautes
fonctionnaires ont également repoussé l’in­térêt des alternatives à l’APE : demander une dérogation à l’OMC comme les États-­Unis
l’ont obtenu pour l’AGOA, réduire le taux
d’ouverture de l’APE compte tenu de la part
représentée par les importations des pays
moins avancés (PMA), ou à l’inverse accor­der un statut particulier pour les trois pays en développement de la zone (Côte d’Ivoire,
Ghana, Nigéria). On a eu l’impression que
leur consensus était uniquement fondé sur
des options politiques venues d’en haut,
sans tenir aucun compte des chiffres, ce qui nous a laissé une piètre idée de leur rôle constructif dans le processus de décision.

Si cet APE n’est pas signé (ce qui
semble probable si le Nigéria ne signe
pas), quelles seront les conséquences ?
Est­-ce que les APE intérimaires déjà si­gnés entreront en vigueur ?

La première chose, c’est que ce sera une
énorme gifle pour l’UE. Si les APE intéri­maires sont mis en œuvre, l’UE se décrédibilise complètement sur le plan politique,
puisque le premier objectif de l’APE était de
promouvoir l’intégration régionale. Cela dé­truit 43 ans d’efforts depuis la création de la CEDEAO à Lomé en 1973. Depuis, pénible­
ment il y a eu quelques progrès vers l’inté­gration régionale, même si on est encore
loin du compte. Cela pose beaucoup de
questions. Si la Côte d’Ivoire et le Ghana
sortent de la CEDEAO, cela signifie que
toutes les politiques communes tombent.
On peut imaginer que ces politiques pour­
raient être maintenues entre les 13 autres
États de la CEDEAO, mais cela serait très dif­ficile. Le Tarif Extérieur Commun2 va néces­sairement tomber puisque les autres pays
ouest­-africains devront taxer toutes les mar­chandises en provenance de Côte d’Ivoire et du Ghana pour ne pas importer les produits
qu’ils importeront de l’UE sans droits de
douane. La Côte d’Ivoire est le premier ex­portateur de produits agricoles vers le reste de l’Afrique de l’Ouest et devra donc payer
des droits de douane importants pour pour­
suivre ces exportations. Lorsque j’ai soulevé
ces problèmes aux hautes fonctionnaires
français rencontrées en juillet, elles ont ré­
pondu que l’UE n’a pas à intervenir, à partir
du moment où la Côte d’Ivoire et le Ghana
souhaitent signer ces accords intérimaires.

Les autres pays d’Afrique de l’Ouest
resteront dans le programme « Tout
sauf les armes » et pourront donc
continuer à exporter vers l’Europe ?

Oui c’est bien cela, sauf le Nigéria qui
n’est pas un pays moins avancé (PMA). Mais
il n’exporte quasiment pas de produits agri­coles (un peu de pâte de cacao, mais pas de thon, ni de bananes), il exporte surtout du
pétrole, à droits nuls.

C’est surtout sur le plan politique que
les conséquences seront très graves. Cela
risque de créer un chaos important.

Des accords du même type sont en né­
gociation dans d’autres régions
d’Afrique. Est­on face aux mêmes en­
jeux et aux mêmes risques ?

En Afrique de l’Est, la Tanzanie et l’Ou­ganda ont annoncé qu’ils ne voulaient plus
signer l’APE entre l’UE et la Communauté
d’Afrique de l’Est (CAE), car il empêcherait
leur industrialisation et leur développement, et en raison du Brexit. C’est un revers im­portant pour l’UE car la Tanzanie est à la fois
le pays le plus peuplé d’Afrique de l’Est et le
pays le plus démocratique (tous les autres
sont des dictatures). Une réunion était pré­
vue en août pour essayer de faire pression
sur la Tanzanie. Au sud­-est du continent, un
APE a été signé avec la Communauté de dé­veloppement de l’Afrique australe (SADC). 1

Par ailleurs, un accord de libre­-échange
tripartite est préparé entre le Comesa (le
marché commun des États d’Afrique australe
et de l’Est), la CAE et la SADC. Cela créerait
une zone de libre-­échange de l’Égypte à
l’Afrique du Sud, regroupant 26 pays. C’est
complètement absurde, car aucune de ces
trois régions économiques n’a encore ache­
vé son intégration régionale. S’il entrait en
vigueur, ce serait la mort de l’agriculture est­
africaine car l’Afrique de l’Est a des droits de
douane généralement bien supérieurs à
ceux des deux autres régions. Plus grave,
dans le contexte de l’APE, cela signifie que
les produits européens entrés sans droits de
douane dans la SADC (en vertu de l’APE déjà
signé), pourront ensuite circuler sans droits
de douane dans le reste de la zone de l’ac­cord tripartite, même si les autres régions ont rejeté l’APE, du moins dans la mesure où
leurs législations sur les règles d’origine sont
assez souples.

Tous ces accords de libre­-échange font
finalement le jeu des multinationales, qui
cherchent à pouvoir vendre leurs produits
sans aucune taxe sur tout le continent.

Propos receuillis par Marie Bazin

Note de la rédaction : un APE est également en
cours de négociation avec la région d’Afrique centrale,
dont fait partie le Cameroun, qui a d’ores et déjà signé
un APE intérimaire.

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 260 - septembre 2016
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