Survie

« Au Tchad, c’est l’armée française qui soutient Déby »

rédigé le 5 octobre 2016 (mis en ligne le 6 février 2017) - Eléa Gary

Représentante d’une association de femmes et porte parole de la plate­forme de la société civile « Trop c’est trop », Céline Narmadji était de passage à Paris, invitée par Amnesty International. L’occasion de faire avec elle un état des lieux de la situation au Tchad.

« Il y a une injustice criante ! Manger,
avoir de l’eau, de l’électricité, des soins,
c’est un luxe, alors que c’est le minimum !
 »
dénonce Céline Narmadji. En 2014, alors
que la situation économique est délétère,
une pénurie de carburants importante dans
ce pays producteur de pétrole déclenche la
colère de la population. C’est le point de dé­
part de mobilisations d’ampleur de la socié­té civile, qui reprend force, malgré les
intimidations et pressions : « La cherté de la
vie, les biens du pays distribués à une mi­norité... on ne peut pas accepter, on s’est
lancés, mais ce n’est pas facile car on s’est
mis à dos le clan et ses courtisans. Mais on
a persisté dans cette logique. Aujourd’hui,
l’opinion nationale nous donne raison, car
à partir du pétrole nous sommes allés vers
la société
 ». Une coalition d’associations de
la société civile, « Trop c’est trop », voit alors
le jour pour rassembler les forces. Depuis
des actions sont régulièrement menées mais
sévèrement réprimées : tirs contre les mani­festants, intimidations, arrestations de dé­fenseurs des droits humains, de leaders de
la société civile et de journalistes.

Élections et répressions

Début 2016, l’approche de l’élection
présidentielle donne des espoirs à la société
civile. En février, les mobilisations prennent un tournant à la suite du scandale du viol d’une lycéenne, Zouhoura, commis par des
enfants de dignitaires du régime. Le choc et
l’injustice cristallisent l’indignation de la po­pulation face à l’impunité. Des manifesta­tions importantes ont lieu, un jeune
étudiant est tué par les forces de l’ordre. A
quelques semaines des élections, le régime
est acculé par la voix du peuple. Fin mars,
peu avant le scrutin, les leaders de la société
civile, Mahamat Nour Ibedou (collectif « Ça
suffit »), Younous Mahadjir (représentant de
l’Union des syndicats du Tchad), Nadjo Kai­
na Palmer (représentant du mouvement Iyi­na) et Céline Narmadji, sont arrêtés à la
suite d’un appel à manifester, un droit inscrit
dans la Constitution : « On est allé en pri­son car le droit constitutionnel s’est trans­
formé en délit. Le ministre prend un arrêté
pour abroger une loi constitutionnelle,
cela n’a aucun sens, on ne voit cela nulle
part dans le monde
 ». Loin d’étouffer le
mouvement, ces arrestations remobilisent la
population qui se rassemble en soutien de­vant le tribunal le jour du jugement. Dans
un pays où le droit à manifester est sans
cesse bafoué, ces rassemblements pour dé­
fendre ce droit marquent un tournant. Les
militants écopent d’une peine avec sursis
mais la menace reste permanente : « parce
que pour eux, après la prison, il ne faut
plus parler mais ce n’est pas possible de se
taire dans cette dictature, au vu et au su de
tout le monde. Le régime Déby est un ré­gime répressif, toute voix discordante est ré­
primée de façon disproportionnée, sans
réserve
 ». Céline Narmadji dénonce : « Tous
les pouvoirs sont résumés en un seul pou­
voir exécutif
 ».

Hold-up électoral

Mais les revendications de la société ci­
vile n’empêchent pas le hold-up électoral. Le
vote se déroule sous pression : villes princi­pales quadrillées par l’armée, internet cou­
pé. Des dizaines de militaires ayant refusé
de voter pour Déby ont disparu. Des corps
ont été retrouvés sans vie sur les bords du
fleuve Chari à Ndjamena. Beaucoup sont
toujours portés disparus. Malgré ces condi­tions, la population se mobilise pour suivre
les étapes du vote. Alors que l’opposition
estime à 10,10 % le score d’Idriss Déby et
considère que le candidat est arrivé 4ème à
l’élection, la CENI confirme sa réélection dé­
but mai. Céline Narmadji questionne la per­tinence de la présence d’observateurs :
« qu’on arrête avec les élections, et qu’on
avance ! Que l’on laisse l’argent des contri­buables européens et français dépensé
pour faire du folklore autour des élec­tions ! On n’en a pas besoin, on sait qu’on
est dans une dictature. La population se
prendra en charge pour prouver le
contraire !
 » Dans ce contexte, la société ci­
vile a une force de mobilisation auprès de la
population qui ne croit plus aux partis poli­
tiques. La plupart d’entre eux ont des rela­tions avec le pouvoir et certains sont prêts
au dialogue post électoral. Céline Narmadji
tranche : « Ils ont toujours servi avec Déby.
Nous ne voulons pas entrer dans un gou­vernement. La lutte citoyenne, c’est la po­pulation qui la valide. Eux par contre
cherchent le dialogue, mais, pour nous,
tous ceux qui participeront au dialogue se­ront comme des traîtres, cela valide le hold-up. On ne peut dialoguer avec quelqu’un
qui a volé les élections.
 »

Armée et engagement militaires

Depuis 2013 au Mali, et aujourd’hui dans
la région du lac Tchad, l’armée tchadienne
est présente sur différents fronts dans le
cadre de la lutte contre le terrorisme. Céline
Narmadji porte un regard critique sur ces
engagements : « Les conséquences des inter­ventions militaires sont désastreuses en in­terne. Déby est en train de s’exhiber à
l’international, avec une armée clanique
qui sert de chair à canon dans le monde,
au moment où sur son propre territoire,
dans la région du lac, Boko Haram at­
taque chaque jour des citoyens
 ». Ces enga­gements militaires ont largement contribué à redorer l’image du régime tchadien à l’in­ternational : « une aubaine pour un régime de tortionnaires ». Mais la militante des
droits humains en pointe l’incohérence : « Il lutte contre Boko Haram, mais lui­même est notre Boko Haram, le Boko Haram des
Tchadiens.
 » Sur place, l’armée terrorise :
« La population subit le racket des mili­taires, poussés à la violence par le régime ». Céline Narmadji martèle : « La force d’un
pays est sa population, pas ses mercenaires
envoyés à travers le monde
 ».

Soutien de la France

Alors que la population tchadienne vit
dans la terreur, Ndjamena accueille le quar­tier général de Barkhane, opération de
« lutte contre le terrorisme » dans la bande
sahélo­-sahélienne. Céline Narmadji critique
les relations militaires entre la France et le
Tchad : « L’armée française et le Tchad ont
une relation déplorable. Au moment où les
Tchadiens disent non et poussent Déby jus­
qu’au bout pour qu’il parte, c’est la France,
l’armée française qui le soutient. En 2006
et 2008, alors que les gens commençaient à
comprendre le jeu du régime, et voulaient
se débarrasser de Idriss Déby, c’est l’armée
française qui l’a protégé. Donc on ne sait
pas quel est le rôle de Barkhane à Ndjame­na, est­-ce préserver l’intérêt de tous, dé­
fendre et protéger les droits humains ?
 »
Depuis l’intervention du Tchad au Mali, aux
côtés de la France, les visites officielles se
sont multipliées. La présence du ministre de
la Défense français à l’investiture d’Idriss
Déby début août cautionne ces élections
controversées : « Malgré la disparition de
militaires ! Quand on dit que Déby est un
ami parce qu’il est militaire, c’est un faux
débat. Si la France veut redorer son image,
il faut s’écarter de cette dictature. Il a la
carte blanche de la France pour tuer.
 » De
même, l’appui de la France pour l’entrée du
Tchad au Conseil de sécurité de l’ONU, où il
a siégé en tant que membre non permanent
de 2013 à 2015, est décrit par Céline Nar­madji comme « une insulte pour la popula­tion, parce que on ne peut parrainer
jusqu’à ce niveau quelqu’un qui n’a au­cune notion de démocratie, de justice so­ciale, qui vit dans l’intimité la plus totale
de la barbarie ». Elle déplore l’effet négatif
de la politique française sur l’avenir des rela­tions entre les peuples : « Ma peur est qu’un jour la jeunesse s’attaque aux jeunes Fran­çais, qui vont paraître complices de ce que fait la France. Il ne faut pas que les déci­sions politiques puissent impacter sur la vie des jeunes. La jeunesse est dépassée. »

Perspectives de la société civile

A la suite de « Trop c’est trop », diffé­rentes plate­formes se sont créées. « Une
force
 », selon Céline Narmadji, car ces plate-formes travaillent toutes dans le même sens et permettent de fédérer plus largement :
« C’est une force tranquille. C’est ce qui fait
peur à Déby. Il a tenté d’utiliser les opposi­tions Nord­-Sud, musulmans­-chrétiens. Mais dans ces plate­formes, ces distinctions
n’existent pas, c’est la vision qui compte, le
changement de nos pratiques.
 » Pour avan­cer, les organisations de la société civile
manquent aujourd’hui de moyens, mais
ceux­-ci sont difficiles à trouver : « Mainte­nant les organisations qui sont vraiment
dynamiques dans la lutte citoyenne sont fi­chées. Par exemple mon organisation ne
peut plus avoir de soutien de partenaires
du Tchad pour mener des activités de
conscientisation et d’éducation de la popu­lation. On travaille à la base pour expli­quer à la population pourquoi on est dans
la rue. Le gouvernement a donné des ins­tructions à ses partenaires, de ne pas nous
soutenir, y compris l’Union Européenne,
alors qu’elle devrait être consciente de ce
qui se passe. D’autant plus que nous
sommes des associations, pas des partis po­litiques. La présence de l’UE et de l’ambas­sade de France sont de la poudre aux yeux, ils soutiennent Déby.
 »

Des ONG proches du pouvoir court­-cir­cuitent ces possibilités de soutien et inter­
viennent auprès des instances
internationales, où, sous couvert de dé­fendre les droits humains, elles cautionnent
le régime. Malgré ces difficultés, les organi­sations de la société civile poursuivent la
lutte. Ces dernières semaines, les mobilisa­tions reprennent dans un contexte de crise financière aiguë : grève des étudiants,
grève des enseignants... Si les dates
des législatives à venir en 2017 ne
sont pas encore fixées, ce scru­tin local risque d’être sous
haute tension. La fraude
opérée au niveau national ne
pourra pas se faire de la
même manière sur des pe­tits échelons. Cette dimen­sion locale est une force
pour la société civile. Cé­line Narmadji annonce :
« ce mandat ne sera pas
un mandat apai­sé.
 »

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 261 - octobre 2016
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