Survie

Bolloré, un type formidable qui n’exploite pas les Noirs

rédigé le 3 décembre 2016 (mis en ligne le 10 février 2017) - Thomas Noirot

Jeudi 1er décembre se tenait le procès en appel de journalistes du media en ligne Bastamag (Nadia
Djibali, Agnès Rousseaux, Ivan du Roy) et de son directeur de publication de l’époque (Julien
Lusson), poursuivis en diffamation par Bolloré suite à un article d’octobre 2012 sur trois groupes
français « champions de l’accaparement de terres ». Compte­-rendu.

Après que la journaliste Nadia Djabali,
auteure principale de l’article, ait ex­pliqué comment elle avait travaillé
pour mener son travail de synthèse, la juge
demande : « Seul Bolloré a fait une ac­tion ? » Oui. Les autres entreprises françaises
épinglées dans cette enquête, le Crédit Agri­cole et Louis Dreyfus, n’ont pas réagi, tandis
que Bolloré a porté plainte contre Bastamag
mais aussi contre Pierre Haski, de Rue89 et
trois blogueurs qui avaient relayé ou signalé
l’article dans une revue de presse en ligne
(voir encadré et Billets n°255, mars 2016).
En avril, Bolloré avait fait appel de la déci­sion de la 17ème Chambre du Tribunal de
Grande Instance de Paris, spécialisée sur ce
type d’affaires, qui avait relaxé les prévenus
et l’avait même condamné à verser 2000 eu­ros à l’un des blogueurs amateurs, Thierry
Lamireau, du fait du « caractère abusif » des
poursuites engagées contre lui.
Tentant de retourner l’interrogation de
la Cour, l’avocat de Bolloré s’étonnera, du­rant sa plaidoirie, que les autres entreprises
mises en cause dans l’article n’aient pas ré­
agi : « Le Crédit... je ne sais plus lequel,
Agricole ou Mutuel
 ». Confusion délicate : le
Crédit Mutuel, est la banque accusée d’éva­sion fiscale dans un documentaire... que la
direction de Canal+ avait, selon Mediapart (29/07/2015), censuré à la demande person­nelle de Vincent Bolloré, déjà président du
Conseil de surveillance de Vivendi (alors
premier actionnaire de Canal+, et qui s’ap­prêtait à en prendre le contrôle total).

Intéressant, mais...

Comme en première instance, Me Bara­telli, avocat de Bolloré, « entend le problème
mondial de l’accaparement des terres
 », un
« phénomène industriel » digne d’intérêt
mais à propos duquel il s’est permis une
nouvelle leçon de journalisme : « votre sujet
est fort intéressant, mais il mérite mieux
que le prisme de Bolloré
 ». Et de suggérer
de publier plutôt ce type d’articles dans
« des revues spécialisées : National Scienti­fic ; National Geographic ; ou Bastamag,
pourquoi pas !
 » Mais sans parler de Bolloré,
en clair. Et comme National Scientific ne
semble pas exister ailleurs que dans son
imagination, on sent toute la pertinence du
conseil.
Dans sa longue plaidoirie (une heure et
demie !), il a cherché à démontrer que les
prévenus avaient utilisé le nom de Vincent
Bolloré pour donner du piment à l’article,
« parce que c’est vendeur » : « Parce que
c’est Bolloré qui exploite des Noirs ! c’est
ça !
 ». Légalement, il peut prétendre ne pas
être celui qui les exploite directement dans
les plantations détenues par la holding Soc­fin, dont il ne contrôle « que » 38,75 % du
capital (faisant de lui un actionnaire déter­minant mais sans passer le cap des 50 % qui
ferait de la Socfin sa filiale). Il n’en retire pas
moins les dividendes de cette exploitation.

Petite(s) histoire(s)

Lors de l’audition de Nadia Djabali, Me
Baratelli avait enchaîné quelques questions :
« Quand Socfin a­-t­-elle été créée ? » « Où se
situe son siège social ?
 ». Au point que la
journaliste s’était étonnée : « On se fait un
Trivial Poursuit, là ?
 ». La réponse est venue
pendant sa plaidoirie, pendant laquelle
l’avocat a pris soin de rappeler l’histoire du
groupe Socfin, créé par Adrien Hallet, de na­tionalité belge mais dont la famille viendrait
selon lui du Luxembourg [1] – ce qui explique­rait donc que le groupe soit toujours basé
au Grand Duché. L’exotisme fiscal de cette
holding et de certaines de ses filiales n’a
donc selon lui rien à voir avec l’opacité fi­nancière et la faible taxation des profits :
« Là encore, ça fait partie des fantasmes !
(...) Liechtenstein, c’est un gros mot ! Mais
ça fait partie de l’Europe
. » Vu comme ça, le
compte en suisse de l’ex­-ministre Jérôme
Cahuzac visait à renforcer la construction
européenne. Mais le récit historique s’est
poursuivi : selon son avocat, Bolloré a acquis
le groupe Rivaud car dans son portefeuille
d’activités, il y aurait eu une activité au cœur
du métier du groupe Bolloré, l’armateur
Delmas­-Vieljeu, mais aussi la société Socfin.
Et Me Baratelli de rappeler que c’était en
quelque sorte la coutume, dans cette « aris­tocratie », d’avoir des mariages « entre les
grandes familles
 », expliquant pourquoi le
groupe Rivaud aurait eu « deux jambes  » :
d’un côté l’armateur Delmas­Vieljeu, et d’un
autre côté la Socfin qui, on croit le deviner
dans la démonstration, aurait atterri quasi
par hasard dans le groupe Bolloré. Mais de
quoi Me Baratelli parle­-t­-il ? Bolloré a débuté
son activité d’armateur en prenant le
contrôle de Delmas-­Vieljeu en 1991, qu’il a
revendu en 2005 au groupe concurrent
CMA­-CGM de Jacques Saadé ; et de façon
complètement séparée, il est entré en 1987
au capital de l’empire Rivaud, dans lequel un
énorme scandale financier de 1996 lui a per­mis d’accroître considérablement son porte­
feuille de participations. Peut­-être encore
une histoire de « grandes familles  » qui nous
échappe...

C’est légal

Comme en première instance, Me Bara­telli a construit sa plaidoirie sur la double af­firmation que Bolloré n’est pas responsable
de se que fait la Socfin, et que de toutes fa­çons la Socfin ne fait rien de mal – en tout
cas rien d’illégal, ce qui revient selon lui au
même. Mais il n’a pas cherché à démontrer
que la multinationale respecte le droit par­
tout là où elle est implantée, mais seule­
ment le droit français. Lorsque Nadia Djibali
était à la barre, il lui avait demandé : « Avez­
vous pris contact auprès des autorités judiciaires susceptibles de reprocher à la per­sonne morale Bolloré SA l’ensemble des
infractions que vous lui imputez dans votre
article ?
 ». Car, c’est bien connu, « nul n’est
censé ignorer la loi
 » et « les mots ont un
sens
 » : pour l’avocat, les faits que men­tionne l’article (qui ne sont, comme l’a rap­pelé la journaliste, que des imputations
faites par d’autres sources dont elle a fait la
synthèse) sont des « accusations pénales ».
Et Me Baratelli a rappelé dans sa longue
plaidoirie qu’il n’existait « pas une seule
comparution pénale de Vincent Bolloré
 »,
une « virginité judiciaire » qui démontrait
en quelque sorte que ces accusations
n’avaient aucun fondement. D’ailleurs, il a
expliqué au sujet de son client, dans une
étonnante envolée lyrique, « c’est quelqu’un
que je côtoie depuis 25 ans, et qui m’a fait
confiance quand j’avais 25 ans. (...) Je
peux vous dire, c’est un type formidable !
(...) C’est un type fantastique, et un type
fantastique, il ne vole pas, il n’accapare
pas, il ne pille pas, il ne déforeste pas !
 ». A
ce stade, on ne peut être que stupéfait de
l’angle d’attaque. Pas uniquement pour le
choix de la formule. D’une part, car comme
l’a rappelé l’avocat de Bastamag dans sa plai­doirie, Me Comte, « des mots comme
pillage, comme escroquerie, comme exploi­tation, ne peuvent pas être pris dans leur
sens juridique
 » lorsqu’il en est question
dans un reportage, pour lequel il faut « se si­tuer dans les termes du lectorat ». D’autre
part, et l’avocat d’un grand groupe comme
Bolloré ne l’ignore évidemment pas, car le
droit français ne permet toujours pas de
poursuivre en France la maison mère d’une
multinationale pour les violations des droits
humains et environnementaux commis dans
d’autres pays par ses filiales – et a fortiori
par des sociétés dans lesquelles elle n’a
qu’une participation, fut­-elle de près de
40 %. Hasard du calendrier, l’Assemblée na­tionale avait justement adopté en nouvelle
lecture la « proposition de loi relative au
devoir de vigilance des sociétés mères et entreprises donneuses d’ordre », deux jours
avant l’audience. Cette loi, en souffrance de­
puis des mois (Billets n°251, novembre
2015
) et qui doit encore repasser au Sénat,
vise justement à poser la première pierre de
ce qui doit combler ce vide : permettre aux
victimes camerounaises, sierra­-léonaises, li­bériennes, congolaises, etc. d’une multina­tionale françaises de l’attaquer en justice à
Paris. En attendant les hypothétiques effets
d’une telle loi [2], Me Baratelli a beau jeu d’in­viter les journalistes à contacter le Parquet
français.

Revue de presse ou presse revue

Outre la rédaction de Bastamag, Bol­loré poursuit, comme en première ins­tance, le journaliste Pierre Haski, qui avait signalé l’article dans sa revue de presse sur Rue89, le journaliste retraitée Domi­nique Martin Ferrari, qui anime bénévole­ment son blog « Options Futurs Rio+20 », un instituteur retraité qui
anime un blog (et qui a demandé à la
Cour « un dédommagement exemplaire
dans le cadre d’un procès exceptionnel
 »)
et un ébéniste responsable d’une associa­tion locale dont le blog avait aussi relayé
l’article ­ un lien qui n’a été cliqué que 7 fois !
Me Baratelli a accusé Pierre Haski
d’avoir agi par pure vénalité : il aurait si­gnalé le travail de Basta sur son propre
site car « on va le vendre 7 millions d’eu­ros au Nouvel Obs, parce qu’on est un ca­pitaliste dans l’âme ! ». Précisant encore,
plus tard : « c’est pas l’intérêt général de
l’accaparement des terres qui est le mo­teur de M. Pierre Haski. Il a d’autres moti­vations !
 »
A la blogueuse journaliste retraitée, il
« reproche d’avoir, sans vérification, re­produit, relayé l’article ». Il faudrait donc
revérifier le contenu de chaque article,
avant de le signaler dans une revue de
presse. Dominique Martin-­Ferrari fut la
dernière à plaider : après avoir rappelé sa
démarche, elle expliqua que les frais judi­ciaires en première instance lui avaient
coûté l’équivalent de 3 mois de sa retraite,
et qu’elle était toujours endettée pour
cela. Elle avait donc, pour ce procès en
appel, décidé de se passer d’un avocat.
Encore une capitaliste dans l’âme.

Leçon de droit

L’avocat de Bolloré se veut magnanime :
« l’erreur est humaine ». Aussi, si les préve­nus l’avaient appelé suite à la plainte et pro­
posé de faire amende honorable, il aurait pu
décider de la retirer. « Mais je n’ai reçu, y
compris de ce monsieur instituteur à la re­traite, aucun coup de fil
 ». Faut­-il y voir de
la clémence, ou le souhait à peine dissimulé
que la censure fonctionne, en obtenant rapi­dement le retrait de tout contenu jugé diffa­matoire... par lui ­seul ? Car les jugements
de la 17ème Chambre ne semblent pas vrai­
ment à son goût. À la « leçon de journalis­me » [3] a en effet succédé une leçon à
l’endroit des magistrats trop indulgents vis à
vis de Bastamag en première instance :
« L’entreprise de sauvetage à laquelle s’est
livrée la 17ème Chambre m’a laissé les bras
tombés
 » (sic), ou encore « je n’ose pas dire
que parce que c’est la 17ème, il y a une ap­préciation fluctuante de la jurisprudence
 ».
C’est peut­-être la raison pour laquelle il a
décidé de poursuivre des journalistes de­vant d’autres juridictions : interrogé sur ce
point, Me Baratelli ne nous a pas répondu.
Dommage, car il a redit à la Cour, comme en
première instance, qu’il « engage des pour­
suites à dose homéopathique
 », par rapport
à tout ce qui est publié à tort selon lui sur
son client. L’image risque de ne pas amuser
Jean­-Baptiste Naudet, de l’Obs, poursuivi
après avoir évoqué des soupçons de corrup­tion dans l’attribution à Bolloré du
deuxième terminal à conteneurs du port
d’Abidjan. Sa défense a demandé un report
de son procès, initialement prévu pour no­vembre 2016... et l’affaire ne sera donc ju­gée qu’en décembre 2017. Surtout,
l’homéopathie peut être prescrite par des
confrères du « Dr Baratelli » : le journaliste
Dan Israel (Mediapart) ou l’association
ReAct, sont poursuivis en diffamation mais
cette fois par la Socfin, suite à des articles
sur les mobilisations de riverains des planta­tions Socapalm au Cameroun. Leurs procès
sont prévus début 2018.

Reportage maléfique

Mais la dose de cheval, c’est sans sur­
prise pour le média le plus important : avec
leur reportage Vincent Bolloré, un ami qui
vous veut du bien ?
, dont une partie est
consacrée aux conditions de travail des sala­riés de la Socapalm au Cameroun, les jour­nalistes du magazine « Complément d’Enquête » de France 2 ont gagné un abonnement judiciaire, et pas devant la 17ème
chambre du TGI de Paris. Le reportage, ini­tialement diffusé le 7 avril, est repassé à l’an­tenne le 21 juillet : dans un communiqué
diffusé le lendemain
, le groupe affirmait que
la « rediffusion (...) de cette émission tota­lement à charge et tendancieuse à l’en­
contre du Groupe Bolloré, caractérise
désormais une volonté avérée de lui nuire
en le dénigrant gravement. Ceci porte at­teinte à ses intérêts commerciaux
 ». L’entre­prise annonçait donc avoir « assigné France 2 afin d’obtenir réparation devant
le Tribunal de Commerce de Paris de son préjudice évalué à 50 millions d’euros
 ».
Lors de cette rediffusion, France 2 ignorait
qu’une plainte en diffamation avait été dé­posée le 6 juillet (24h avant la fin du délai de
prescription)... mais devant le tribunal de
Nanterre ! Avec son siège à Puteaux, le
groupe Bolloré peut se passer de ces juges
parisiens trop peu à l’écoute de ses argu­ments. La plainte, déposée contre X avec
constitution de partie civile (Lemonde.fr,
1/12), n’a été portée à la connaissance de la
chaîne que le 29 novembre (L’Obs, 30/11).
Or, le 2 novembre, le journaliste Tristan Wa­leckx, le présentateur de l’émission Nicolas
Poincaré et la présidente de France Télévi­sion Delphine Ernotte avaient déjà été avi­sés d’une autre plainte en diffamation, mais
déposée au Tribunal de Première Instance
de Douala, au Cameroun, directement par la
Socapalm. Le reportage a en effet été re­transmis aussi au Cameroun... où, c’est un
peu l’arroseur arrosé, la diffusion satellitaire
de France 2 fait partie du bouquet Canal +
Afrique
 ! Selon le Canard enchaîné, (9/11),
la plainte, rédigée par l’ex­-bâtonnier de
Douala Charles Tchoungang, parle d’accusa­tions « sorties d’un panier à sortilèges » et
poursuit : « Les prévenus se sont attaqués [à
la Socapalm] par la semence de leur ivraie
à ferment dévastateur pour cette santé éco­nomique en promotion. Cependant, la se­mence judiciaire fera son affaire de
l’invalidation de ces desseins occultes, ma­léfiques et obscurantistes...
 ». Avec de telles
formulations, ce brillant avocat a le mérite
de renseigner la direction de France Télévi­sion sur l’état de déliquescence de la justice
au Cameroun : le journaliste, qui ne tient vi­siblement pas à venir allonger la liste des
prisonniers politiques du pays, ne devrait
pas se rendre personnellement au procès,
prévu le 2 février. Même si Vincent Bolloré
ne contrôle pas tout à fait 40 % du capital de
Socfin, la société mère de Socapalm, il est
impensable qu’il n’ait pas été consulté avant
ce dépôt de plainte. Lui dont la filiale Cam­rail cristallisait (à juste titre) la colère des
Camerounais suite à la catastrophe ferro­viaire du 21 octobre (cf. Billets n°262, no­vembre 2016), ne pouvait ignorer le risque
pour son image d’un tel cumul de procé­dures contre France 2 : interrogé sur ce
point, son avocat a refusé de nous ré­pondre... Du côté des journalistes, toute la
profession est une nouvelle fois prévenue
que rapporter des critiques sur les « planta­tions Bolloré », comme les appellent eux­-même leurs riverains et leurs salariés, peut
coûter cher en frais d’avocat.

[1Cependant, selon l’Institut royal colonial belge,
« Le père d’Adrien Hallet était notaire et son grand­
père avait été député de Waremme
 » (Biographie Co­loniale Belge, T.1, 1948, col. 473)... Et Waremme est
une commune belge, dans la province de Liège

[2La charge de la preuve est inversée puisque les
victimes devront prouver que la société mère a
manqué aux engagements pris dans le cadre d’un
« plan de vigilance », qu’elle devra établir en
consultant les salariés, la société civile, etc. Et cette
obligation ne concernera, selon les seuils prévus
dans la version actuelle de la proposition de loi,
qu’une centaine de groupe français.

[3L’expression avait été utilisée par Me Baratelli à l’issue du procès intenté à Benoît Collombat et
France Inter, en 2010. Voir Thomas Deltombe,
« Jusqu’où ira la "leçon de journalisme" de Vincent
Bolloré ? »
, LeMondeDiplomatique.fr, 22 juin 2010

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 263 - décembre 2016
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