Survie

Archives : Blocages réels, avancées concrètes

(mis en ligne le 7 avril 2017) - François Graner

L’Elysée a annoncé triomphalement il y a deux ans (suite à vingt ans de pressions en ce sens) l’ouverture des archives Mitterrand relatives au génocide des Tutsi du Rwanda. Ces derniers mois ont montré à la fois : que cette annonce initiale était un leurre ; que de gros blocages persistent ; que certains dossiers des archives Mitterrand ont réellement pu être consultés aux Archives nationales ; et qu’ils contiennent des informations intéressantes.

Rappel des faits : la France a décidé de maintenir le Rwanda dans la zone d’influence française. A partir de 1990, elle a empêché des exilés rwandais re­belles (le Front Patriotique, à dominante tutsie) de prendre le pouvoir. A cette fin, à partir de 1993, la France a soutenu di­plomatiquement, militairement et média­tiquement les militaires et politiciens rwandais qui lui étaient fidèles, en l’oc­currence les extrémistes Hutus. Ce sou­tien a continué plus discrètement pendant le génocide des Tutsi (prin­temps 1994), et même après celui­-ci.

L’accès aux archives

L’accès aux archives de l’administration se heurte d’abord à un premier verrou. Les documents les plus sensibles sont classifiés, ici essentiellement de rang « confidentiel dé­fense » ou « secret défense ». Les administra­tions qui ont classifié des documents peuvent décider de les déclassifier. L’Élysée a annoncé en avril 2015 l’ouverture « de » documents, ce que certains médias ont im­prudemment repris en parlant de l’ouver­ture « des » documents. En réalité, le président François Hollande en a fixé une liste limitative, constituée de 83 documents ; cela ne représente guère de contenu nou­veau.
Il est à noter que loin des médias, avant et après cette annonce, trois ministères (Premier ministre, Affaires Etrangères, Dé­fense) ont réalisé un gros travail de déclassi­fication. Les Archives Nationales ont ensuite apposé un tampon "déclassifié" sur des cen­taines de documents qu’elles conservent au sein des dossiers des conseillers de l’époque (Dominique Pin, Bruno Delaye) ou d’Hubert Védrine, alors secrétaire général de l’Élysée. Ces documents deviennent alors des docu­ments normaux, et les dossiers qui les contiennent peuvent être consultés.
Il existe en outre un second verrou, qui concerne tous les documents, y compris les documents normaux, qui ne sont pas ou plus classés. C’est le temps : le délai à l’expi­ration duquel ces archives deviennent com­municables, qui est pour ces documents-­ci, de 50 ou 60 ans. Toute consultation durant ce délai est soumise à l’octroi d’une déroga­tion. Mais, pour les archives de l’Élysée de 1990-­1994, bien qu’il s’agisse d’archives d’Etat conservées aux Archives Nationales, la dérogation ne peut être accordée que par une personne privée que François Mitterrand a choisie comme mandataire : madame Dominique Bertinotti.
Les décisions de Dominique Bertinotti portent la marque d’un certain arbitraire qu’il est difficile de s’expliquer. Ainsi a­-t­-elle refusé la communication d’un dossier à un demandeur, mais la lui a néanmoins accor­dée l’année suivante. Face à deux deman­deurs de compétences comparables ayant formulé la mêmee demande, elle a accordé certains dossiers à l’un et pas à l’autre. Elle a autorisé un demandeur à consulter des do­cuments originaux dans un dossier, tout en lui interdisant de consulter leurs photoco­pies classées dans un autre dossier.
En effet, les documents les plus impor­tants ont été photocopiés à l’époque par Françoise Carle qui a constitué à l’Élysée deux dossiers de synthèse. Ces dossiers ont fuité : communiqués à la justice, commentés dans la presse et publiés sans autorisation, ils se sont retrouvés au cœur du débat sur l’ouverture des archives, et ont été déclassi­fiés. Madame Bertinotti a longtemps refusé leur consultation (bien qu’ils aient été pu­bliés !). Elle vient toutefois, fin mars 2017, d’autoriser un demandeur à les consulter, ce qui a permis d’authentifier les documents connus par les fuites.
L’examen des documents qui ont été déclassifiés permet de les rattacher à deux ensembles :
• ceux qui ont été classés pour protéger les décideurs (on n’y trouve pas de protection des frontières ou de la sécurité nationale) ;
• ceux qui n’ont plus aucune raison d’être classés, voire qui n’en ont jamais eue.

Le contenu des dossiers

L’accès à quelques dossiers montre quels sujets ont été massivement discutés à l’époque et lesquels ont peu été abordés. Ils permettent d’authentifier ou d’infirmer de nombreuses informations, analyses ou fuites qui circulent depuis deux décennies. Ils montrent en creux certaines absences, comme celles des archives des conseillers militaires de Mitterrand. Ils révèlent aussi que dans leur quasi­-totalité, les 83 docu­ments de l’Élysée étaient non classifiés, déjà connus, ou anodins (comme l’annonce de la messe d’enterrement en l’honneur du pré­sident Habyarimana). En revanche, ceux des trois ministères sont riches d’informations.
On constate qu’il n’y a pas eu de vrai dé­bat politique au moment des décisions im­portantes de février-­mars 1993, alors que les militaires français mettent tout leur poids, sur le terrain et dans les médias, pour soute­nir les militaires rwandais. Ces opérations restent secrètes et ne sont même pas discu­tées en Conseil Restreint de Défense.
La masse des télégrammes diploma­tiques que suscite l’attentat du 6 avril 1994 contre l’avion du président rwandais Habya­rimana est frappante. Pourtant, personne ne s’y interroge ouvertement sur les auteurs de l’attentat. La DGSE examine les actions inha­bituelles du colonel Bagosora et de la garde présidentielle avant et après l’attentat mais ne réalise pas de réelle enquête. Cela consti­tue l’une des principales zones d’ombres que la recherche doit pouvoir éclairer. (NB : selon le Canard Enchaîné de décembre 2016, une responsabilité française dans l’at­tentat serait envisageable, et des documents demandés par la justice ont été transmis à celle-­ci de façon incomplète). Par ailleurs, alors que l’amiral Lanxade avait rappelé l’at­taché de défense fin mars 1994, en antici­pant des « tensions », il est notable que rien dans les archives des jours précédant l’atten­tat ne permet de justifier cette surprenante prémonition.
Un autre point majeur est largement ab­sent des textes de ces jours d’avril : le rôle de l’ambassade de France dans la constitu­tion du gouvernement rwandais putschiste. Les préoccupations tournent plutôt autour de l’évacuation des ressortissants français et, plus encore, sur celle de la famille du pré­sident Habyarimana (leur trouver un loge­ment, quelqu’un pour les accueillir à l’aéroport).
La présence de quelques militaires fran­çais pendant le génocide des Tutsi a déjà été attestée par des sources fiables et reconnue par des officiers supérieurs. Cependant, la recherche historique doit éclaircir leur ac­tion. En particulier, est­-ce elle qui a permis que, quand tous les analystes militaires prévoient régulière­ment que Kigali doit tomber dans les jours ou heures qui viennent, la ville tient trois mois ? Il reste à comprendre aussi en quoi leur présence, et la nécessité de les éva­cuer, pourrait avoir été déterminante dans la décision de réaliser l’opération Turquoise, plutôt que d’envoyer des Casques Bleus de l’ONU.
Or deux docu­ments des archives abordent brièvement ce sujet. Le premier mentionne le 19 juin 1994 qu’un « Blanc en civil armé d’un LRAC [lance-­roquette anti­ chars] français a été observé à proximité immédiate de l’hôtel occupé par les autori­ tés militaires rwandaises à Kigali.  » Le se­cond, le 6 décembre 1994, mentionne une déclaration de Paul Kagame au journal Le Soir, démentie par l’amiral Lanxade, selon la­ quelle « 18 militaires français auraient été arrêtés dans la région de Kibuye à la veille de l’opération Turquoise  » et qu’il y aurait eu sur cette affaire « un gentlemen’s agreement afin que personne ne perde la face ».
L’état d’esprit de l’opération Turquoise, censée mettre fin au génocide, peut être analysé finement. On lit que l’amiral Lanxade préconise des actions « y compris jusqu’à Kigali » et des contacts discrets (« avec le minimum de visibilité politique ») avec l’ar­mée rwandaise. En outre, du 28 au 30 juin 1994, des cartes de la DGSE montrent expli­citement que l’armée française est informée de la présence à Bisesero de Tutsi traqués par les milices hutues ; or l’armée n’inter­vient pas pour les sauver. Enfin, mi-­juillet 1994, alors que Turquoise contrôle une zone dite « humanitaire sûre », une carte de la DGSE y fait état de mouvements de l’armée rwandaise et de l’arrivée de « renforts Hutu pour milices » depuis le Zaïre.
Le travail de fourmi sur les archives met au jour les influences de tel ou tel, et les mé­canismes de décision au sein de l’exécutif. On y voit que les décisions sont prises par Mitterrand, qui apparaît peu limité par sa maladie ; même à l’époque de l’opération Turquoise, il continue les voyages officiels. Il mène une politique, considérée comme ba­nale dans une perspective françafricaine, vi­sant à conserver dans l’orbite française des pays amis.
Bruno Delaye en tant que conseiller est destinataire de presque toute l’information, en temps réel. Il rédige chaque semaine des notes factuelles à l’intention de François Mit­terrand. Hubert Védrine a un rôle limité : ty­piquement, il sert de filtre en transmettant des notes à Mitterrand, puis ses réponses.
Enfin, les archives mettent en évidence le rôle clé des militaires : le chef d’état­-major de l’armée (l’amiral Lanxade) et ses deux proches, le général Quesnot (conseiller de Mitterrand) et le général Huchon (respon­sable de la coopération militaire). Rappelons que, de tous les conseillers de Mitterrand, les seuls à ne pas avoir versé leurs docu­ments aux Archives Nationales sont ces conseillers militaires.
Au moment où une décision doit être prise, les militaires proposent deux ou trois options, judicieusement rédigées, et l’option qu’ils recommandent est en général rete­nue. Tous trois, comme le montrent les do­cuments, diffusent des notes hostiles au Front Patriotique, qui diffèrent de ce que transmettent les autres conseillers, les am­bassades et les services de renseignement. Ainsi, ces militaires accusent­-ils le Front Pa­triotique de vouloir déstabiliser le Rwanda en étant soutenu par des pays étrangers, Ouganda ou Libye, ce que la DGSE dément.

L’enjeu de l’ouverture complète

Les documents encore inaccessibles sont peut­-être justement ceux qui contiennent les informations les plus sen­sibles ou utiles. Il convient de maintenir la pression pour obtenir leur ouverture com­plète, ainsi que celles des autres dossiers français sensibles où les blocages persistent : mort de Thomas Sankara au Burkina­-Faso ou du juge Borrel à Djibouti, répression de militants algériens en France et en Algérie, disparition de Ben Barka, bombardement de Bouaké, et bien d’autres. Car l’analyse des archives est riche d’enseignements pour le passé comme pour le présent.
L’enjeu de l’accès aux archives des décideurs politiques et mi­litaires français est de pouvoir réaliser un vrai travail de re­cherche permettant de retracer l’enchaîne­ment décisionnel de cette période : qui a pris quelles décisions, et pourquoi. Voire, si c’est possible et nécessaire, de sanctionner ceux qui les ont prises. Et, en tant que ci­toyen, empêcher que ces mécanismes de décision se reproduisent et aboutissent à des conséquences comparables.
La pratique du mandat a été initialement fixée par les présidents hors de tout cadre légal et sans possibilité de recours. Elle aboutit à priver le citoyen, sauf s’il est agréé par la mandataire, de son droit fondamental de contrôle des décideurs politiques. Elle ampute du débat politique tous les faits re­levant de l’action militaire ou diplomatique. Un contentieux est actuellement ouvert sur le sujet au tribunal administratif, avec le dé­pôt d’une question prioritaire de constitu­tionnalité. Le tribunal l’a jugée sérieuse et susceptible d’être transmise au conseil constitutionnel.

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 266 - mars-avril 2017
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