Survie

France-Rwanda : le quinquennat perdu

(mis en ligne le 7 avril 2017) - Raphaël Doridant

Alors que son prédécesseur Nicolas Sarkozy avait pris quelques initiatives pour apaiser les relations avec le Rwanda et favoriser les poursuites judiciaires contre les auteurs et complices du génocide des Tutsi, le président François Hollande quitte l’Elysée sans avoir manifesté aucune volonté réelle de contribuer à la vérité sur la politique menée au Rwanda. La connivence des dirigeants actuels avec les responsables français au pouvoir entre 1990 et 1994 est une cause essentielle de la persistance du négationnisme dans notre pays.

Le quinquennat de François Hollande s’achève dans une impression de déli­tement général des institutions. Il est un domaine, néanmoins, où l’actuel pré­sident de la République, si prompt à tourner le dos à ses engagements, n’a pas varié : le dossier franco-­rwandais. En comparaison, les timides avancées observées sous le man­dat de Nicolas Sarkozy, pourtant bien insuffi­santes, paraissent a posteriori remarquables.

De petits pas aux conséquences notables

C’est peu après son accession au pou­voir en 2007 que Nicolas Sarkozy et son mi­nistre des affaires étrangères, Bernard Kouchner, s’emploient à se rapprocher de Kigali. Les relations diplomatiques entre la France et le Rwanda ont en effet été rom­pues fin 2006 suite à l’émission par le juge Bruguière de mandats d’arrêt internationaux contre neuf Rwandais, dont certains proches de Paul Kagame, accusés d’avoir commis l’attentat du 6 avril 1994, signal de déclen­chement du génocide des Tutsi. Paul Ka­game était lui­-même accusé par le juge Bruguière d’avoir commandité l’attentat. Le Rwanda, désireux lui aussi de renouer avec la France, faisait de la levée des mandats d’arrêt un préalable. Un arrangement est conclu au plus haut niveau entre Paris et Ki­gali : l’un des prévenus rwandais doit être arrêté afin d’accéder au dossier d’instruction et d’organiser sa défense [1]. Le 9 novembre 2008, Rose Kabuye, chef du protocole de la présidence rwandaise, sous le coup d’un des mandats d’arrêt, est interpellée à Francfort et transférée en France. Comme prévu, son arrestation relance l’instruction. Le succes­seur de Bruguière, le juge Marc Trévidic, or­donne une expertise balistique. Communiqué en janvier 2012, et conforté notamment par le témoignage d’un officier français, Grégoire de Saint-­Quentin, le rap­port des experts désigne comme origine des tirs le camp militaire de Kanombe, un en­droit inaccessible à un commando du Front Patriotique Rwandais (FPR). L’attentat doit donc être attribué aux extrémistes hutu et à leurs complices, qui pourraient être des mi­litaires ou mercenaires français.

Par ailleurs, Nicolas Sarkozy rétablit les relations diplomatiques avec le Rwanda et se rend à Kigali en février 2010. Évoquant la politique menée par la France au Rwanda, il reconnaît de « graves erreurs d’apprécia­tion », une « forme d’aveuglement quand nous n’avons pas vu la dimension génoci­daire du gouvernement du président Ha­byarimana qui a été assassiné », ce que le rapport de la Mission d’information parle­mentaire (MIP) avait déjà souligné en 1998. En revanche, le président français continue à défendre l’opération Turquoise, où les « erreurs » commises seraient, selon lui, de l’avoir « engagée trop tardivement et sans doute trop peu ». Des propos qui ne manquent pas de surprendre quand on se souvient que sous couvert d’humanitaire, Turquoise avait pour but premier de stopper l’avancée du FPR et de voler au secours des autorités rwandaises, « accessoirement » au­teurs du génocide.

Le rapprochement franco-­rwandais est concomitant de la création d’un pôle judi­ciaire dédié à la poursuite des crimes de guerre, crimes contre l’humanité et géno­cides. En conséquence, les dossiers aupara­vant confiés à des juges d’instruction répartis sur tout le territoire et chargés de nombreuses autres affaires sont, à compter du 1er janvier 2012, regroupés à Paris au pôle « crimes contre l’humanité et crimes de guerre ». Le pôle est doté de plusieurs pro­cureurs et juges d’instruction, auxquels sont adjoints des assistants spécialisés et des offi­ciers de police judiciaire. Malgré les re­proches que l’on peut lui adresser – lenteur des procédures notamment – il ne fait au­cun doute que l’action du pôle a permis la tenue en France de trois procès d’assises contre des responsables rwandais du géno­cide, en 2014 et en 2016. Par contre, les ins­tructions ouvertes contre des Français (militaires de Turquoise dans le dossier Bise­sero­-Murambi, Paul Barril suite à la plainte déposée par Survie en 2013) n’ont pas bé­néficié du même zèle de la part des juges (voir p. 9).

Hollande figé dans le souvenir de Mitterrand

Le contraste est frappant entre les avan­cées réalisées sous la présidence Sarkozy et l’immobilisme quasi­-total sous la présidence Hollande. Ce dernier était attendu dès son élection sur le dossier franco­-rwandais. Mais il faut croire que le fantôme de Mitterrand hante encore les couloirs de la rue de Solfé­rino et plus encore de l’Elysée. La vingtième commémoration du génocide en 2014 aurait pu être une occasion à saisir si, dans un en­tretien à Jeune Afrique paru le 6 avril 2014, Paul Kagame n’avait pas dénoncé « le rôle direct de la Belgique et de la France dans la préparation politique du génocide et la participation de cette dernière à son exé­cution même ». La France était visée pour son soutien au régime Habyarimana puis au Gouvernement intérimaire rwandais (GIR) qui encadra le génocide. En outre, le pré­sident rwandais désignait les soldats français comme « complices, certes », mais aussi « acteurs » du génocide dans la zone contrôlée par l’opération Turquoise (22 juin – 22 août 1994). La sortie inattendue de Paul Ka­game suscite une réaction officielle immé­diate. La participation de la Garde des Sceaux, Christiane Taubira, à la commémo­ration du génocide à Kigali est annulée. Ti­rant les conséquences de cette décision, les autorités rwandaises excluent l’ambassadeur de France des cérémonies.
En France, les responsables politiques font bloc. Tout juste nommé, le gouverne­ment de Manuel Valls endosse sans ambiguïté la politique conduite au Rwanda entre 1990 et 1994. Le 8 avril 2014, dans sa décla­ration de politique générale devant l’Assem­blée nationale, le Premier ministre réfute « les accusations injustes qui pourraient laisser penser que la France ait pu être complice d’un génocide au Rwanda alors
que son honneur, c’est tou­jours de séparer les belligé­rants
 ». Droite et gauche l’applaudissent. Trois jours plus tard, dans un message aux ar­mées à l’occasion du vingtième anniversaire de l’opération Tur­quoise, le ministre de la dé­fense, Jean­-Yves Le Drian, fustige les « accusations inac­ceptables qui ont été proférées à l’encontre de l’armée fran­çaise ces derniers jours ».
Un an plus tard, François Hollande a la marge de ma­nœuvre nécessaire pour re­prendre l’initiative. La montagne accouche d’une souris quand, le 7 avril 2015, l’Elysée annonce la levée de la protection sur 83 documents appartenant aux archives de l’Elysée... la plupart déjà connus. François Hollande promet en outre d’ouvrir tous les autres aux chercheurs, pour mettre fin à la « polémique » sur la politique menée au Rwanda. Il est temps d’agir, d’autant que le Premier ministre, Bernard Cazeneuve, est un des meilleurs connais­seurs de la politique menée par la France au Rwanda, puisqu’il était l’un des rapporteurs de la MIP. (voir p. 7)
Au plan judiciaire, le pôle « crimes contre l’humanité et génocides », déjà sous­ doté par rapport à l’ampleur de la tâche, pourrait passer prochainement de trois à deux juges d’instruction seulement, tous deux nouvellement nommés. Des magistrats qui ne restent en poste que quelques an­nées ne peuvent pas se saisir rapidement et efficacement de dossiers aussi complexes. Mais il y a pire : la loi de programmation mi­litaire de décembre 2013 organise potentiel­lement l’impunité des militaires français en opérations extérieures. Elle réserve en effet au seul parquet l’initiative des poursuites, proscrivant la possibilité de forcer l’ouver­ture d’une instruction en se constituant par­tie civile. Les militaires français en OPEX sont donc sous la protection de l’exécutif, dont dépendent les procureurs.

Un silence officiel qui encourage le négationnisme

Le choix du silence sur les responsabili­tés françaises, qui a été celui du président Hollande, agit comme un encouragement au négationnisme du génocide des Tutsi. Car un négationnisme virulent sévit dans notre pays. Pour l’historien Stéphane Audoin­Rou­ zeau, si le « plus jamais ça ! » n’était pas qu’une « formule purement incantatoire », « un mensonge », « jamais un Premier mi­nistre n’aurait pu faire applaudir sur tous les bancs de l’Assemblée nationale une dé­claration affirmant que l’attitude de la France au Rwanda avait été irréprochable. Et jamais un négationnisme aussi puissant, aussi influent, aussi bien implanté dans les médias, aussi présent en haut lieu, ne pourrait se donner libre cours en France dès lors qu’il ne s’agit non des Arméniens de l’Empire ottoman en 1915, non des Juifs d’Europe lors de la Seconde Guerre mon­diale, mais bien des Tutsi du Rwanda en 1994. » (Une initiation, Seuil, 2017, p. 17, voir p. 10). Un négationnisme au cœur de l’Etat [2], mettant en avant les mêmes raison­nements fallacieux depuis 1994.

Ainsi, dans l’hebdomadaire Le Un du 1er février 2017, apprend­-on que le FPR serait le vrai responsable de la tragédie rwandaise. Hubert Védrine, ancien secrétaire général de l’Elysée en 1994 et ancien ministre des af­faires étrangères, déclare que ce sont les at­taques du FPR à partir de 1990 « qui ont entraîné l’évolution génocidaire du sys­tème rwandais ». Quant à Pierre Péan, il cherche, dans le même numéro, à remettre en selle la thèse de la responsabilité du FPR dans l’attentat du 6 avril 1994, à l’occasion de l’audition prochaine par les juges français qui instruisent ce dossier d’un ancien haut responsable rwandais, Faustin Kayumba Nyamwasa. Selon ce dernier, aujourd’hui en Afrique du Sud, Paul Kagame lui aurait dit que le FPR avait abattu l’avion du président Habyarimana. Ne doutons pas que cette au­dition sera médiatisée... Focaliser l’attention sur l’attentat, l’attribuer au FPR, insinuer que ce mouvement serait donc, moralement au moins, responsable du génocide des Tutsi auquel l’opération Turquoise aurait mis un terme. Et faire oublier que c’est un gouver­nement soutenu jusqu’au bout par la France qui commettait le génocide, et que c’est le FPR qui y a mis fin. Tel est le cercle fallacieux du négationnisme français.
Sur la politique menée par la France au Rwanda entre 1990 et 1994, comme sur tant d’autres sujets, le bilan de François Hollande est calamiteux. Et il ne faut sans doute pas s’attendre à mieux de la part de son succes­seur. Les responsables politiques qui comptent parmi les « initiés » de la Françafrique, et les autres qui détournent pudique­ment le regard, n’ont en effet aucun intérêt à briser les illusions de la grande majorité de nos concitoyens pour qui la « Patrie des Droits de l’Homme » ne peut mettre sa puis­sance qu’au service de la paix et du bien des peuples...

« L’Etat et le pouvoir d’Etat seront tou­jours un masque, ce qui ne nous libérera pas du devoir de l’arracher. Le visage, lui, est le nôtre.  » (Pierre Vidal­-Naquet).

Serons­ nous un jour capables d’arracher le masque ?

[1Philippe Bernard, « Wikileaks : en France, l’enquête sur le Rwanda était suivie en haut lieu », Le Monde, 9 décembre 2010 ; RFI, « Entente diplomatico-­judiciaire entre Paris et Kigali ? », 21 novembre 2008.

[2Charlotte Lacoste et Raphaël Doridant, « Peut-­on parler d’un négationnisme d’Etat ? », in Cités n° 57, Génocide des Tutsi du Rwanda : un négationnisme français ?, PUF, 2014.

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 266 - mars-avril 2017
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