Survie

Sonjé Mé 67

(mis en ligne le 21 mai 2017) - Odile Tobner

Crime colonial oublié de la « métropole », les tueries et la répression de mai 1967 ne sont l’ob­jet d’aucune commémoration de l’Etat français : cinquante ans d’omerta.

La Guadeloupe a une histoire particulière au sein des Antilles françaises. Après la figure de Toussaint Louverture, l’homme qui commanda la révolte et mit fin à l’esclavage dans la partie française de Saint-Domingue en 1791, c’est celle de Louis Delgrès qui est la plus emblématique de la lutte pour l’émancipation, lui qui s’engagea désespérément contre le rétablissement de l’esclavage par Bonaparte et préféra la mort à la reddition le 28 mai 1802 à Saint Claude en Guadeloupe.

Nouveau statut, même combat

Cent cinquante ans plus tard, alors que les Antilles françaises sont passées en 1946 du statut de colonie à celui de département français, sans pour autant qu’une égalité de fait soit instaurée avec les Français de métropole, la Guadeloupe voit se développer des mouvements de revendication. En novembre 1951, les ouvriers de la canne à sucre entament une grève, bientôt rejointe en janvier 1952 par les petits fonctionnaires. Les propriétaires Béké font appel aux CRS qui, le 14 février, tirent dans la foule désarmée, faisant quatre morts et de nombreux blessés. Des mouvements plus politiques voient le jour dans les années 1960. Administrateur de la France d’Outre-mer, le Guadeloupéen Albert Béville, écrivain sous le nom de Paul Niger, a tiré de son expérience africaine ses convictions anticoloniales. Il fonde en avril 1961, avec l’écrivain Edouard Glissant et l’avocat Marcel Manville, le Front Antilles-Guyane pour l’autonomie. L’association est dissoute à peine trois mois après. Albert Béville est mis en congé, rétrogradé administrativement et interdit de séjour aux Antilles. Il réussit à s’envoler pour la Guadeloupe en compagnie du député de Guyane Justin Catayé et d’autres militants du Front. Leur avion s’écrase à l’atterrissage, le 22 juin 1962, à Deshaies en Guadeloupe.
En 1963 est fondé, à partir de mouvements d’étudiants en métropole, le GONG (Groupe d’organisation nationale de la Guadeloupe) qui revendique cette fois l’indépendance et rencontre la sympathie dans une population exaspérée par l’injustice sociale et raciale, par les élections régulièrement truquées, par l’arrogance intacte du pouvoir colonial.

« Embrasse le nègre »

En mars 1967, une étincelle va mettre le feu aux poudres. Le propriétaire européen d’un grand magasin à Basse-Terre lâche son berger allemand, en lui ordonnant « embrasse le nègre », sur un cordonnier ambulant infirme à qui il veut interdire de s’installer sur le trottoir devant chez lui. Le vieil homme est renversé et mordu. La foule en colère s’assemble, met à sac le magasin et précipite la grosse voiture du commerçant dans la mer. Deux jours plus tard, le magasin du frère de l’agresseur explose à Pointe-à-Pitre. Devant ces émeutes, le préfet Pierre Bollotte, qui a été directeur de cabinet du préfet d’Alger pendant la bataille du même nom, fait appel aux CRS et ordonne une répression féroce qui fait de nombreux blessés.
Deux mois plus tard, les ouvriers du bâtiment se mettent en grève, réclamant 2% d’augmentation. Le 25 mai, des négociations ont lieu à la Chambre de commerce de Pointe-à-Pitre devant laquelle les manifestants se rassemblent. Le patronat ne cède rien. La phrase : « Quand les nègres auront faim, ils reprendront le travail » est même prononcée. Les manifestants jettent alors des projectiles sur les forces de l’ordre qui répliquent en ouvrant le feu et font deux morts. Au premier rang de la manifestation, l’activiste du GONG Jacques Nestor s’écroule, victime d’un tir manifestement ciblé. Loin de s’arrêter, la manifestation s’amplifie. Des lieux symboliques de l’État français sont incendiés. Les gendarmes mobiles et les CRS, renforcés par l’armée, ouvrent alors un feu nourri. Des dizaines de manifestants tombent tandis que les autres s’enfuient. La traque dégénérant en massacre systématique va alors s’organiser dans la soirée, la nuit et les jours suivants. Des automitrailleuses sillonnent la ville tirant sur les passants. La chasse à l’homme se poursuit méthodiquement dans le ratissage des quartiers. Le chiffre des victimes de ces journées sanglantes est à ce jour inconnu. Les autorités déclareront huit morts, la réalité doit se monter à une voire plusieurs centaines de tués.

Amnésie volontaire

La répression se poursuit par des centaines d’arrestations. Dix-neuf membres ou sympathisants du GONG sont transférés en métropole pour comparaître devant la Cour de sûreté de l’État, accusés d’avoir organisé la sédition. Treize seront acquittés, six condamnés avec sursis. Ce verdict signe non la volonté de l’État d’apaiser les esprits – le caractère spontané de la révolte était avéré – mais celle d’effacer le massacre. Entreprise réussie. Qui, en France, connaît le mai 67 guadeloupéen ? [1] Nos héros ne sont pas vos héros ; nos morts ne sont pas vos morts, a pu dire James Baldwin à propos des luttes des noirs.
Cinquante ans après, les archives doivent s’ouvrir pour identifier la chaîne de commandement qui a permis ce terrible carnage. On en attribue la responsabilité à Foccart, homme de l’ombre de l’Élysée, issu d’une famille de Békés guadeloupéens [2] et obsédé par la subversion communiste dans les possessions françaises, un de ces hommes puissants « qui ne veulent voir d’hommes noirs ou tirant leur origine de cette couleur que dans les fers de l’esclavage », selon l’ultime message de Delgrès.

[1Sur ces événements, un documentaire de Xavier-Marie Bonnot et François-Xavier Guillerm a été produit en 2010, et est toujours disponible en ligne : "Mai 1967 en Guadeloupe, enquête sur un massacre oublié"
Les auteurs en ont fait aussi un livre en 2015 : Le sang des nègres, éd. Galaade

[2Voir "Foccart le Guadeloupéen", Billets n°185, novembre 2009

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 267 - mai 2017
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