Survie

Eric : « Les français pouvaient voir les tueries à la jumelle »

Bernard Kayumba (à gauche) et Eric Nzabihimana (à droite) lors du colloque organisé à Paris par Survie le 22/06/2019. Photo Emmanuel Cattier
rédigé le 27 juin 2019 (mis en ligne le 13 octobre 2019) - Eric Nzabihimana

À l’occasion des 25 ans de la tragédie de Bisesero, Survie a reçu Éric Nzabihimana et Bernard Kayumba. Tous deux ont survécu à Bisesero et sont aujourd’hui plaignants dans l’affaire intentée contre la chaîne de commandement politique et militaire pour complicité de génocide. Leur venue était l’occasion de faire connaître leurs récits.

Éric Nzabihimana avait 30 ans en 1994

La région de Bisesero a longtemps été habitée par les Tutsi, c’est une région qui regroupe différentes collines. On était une population tout le temps menacée, qui servait de bouc-émissaire. Avant le génocide de 1994, des tueries importantes ont eu lieu en 1959, 1963, 1973. Durant toute cette période, les Tutsi de Bisesero ont toujours lutté pour que les tueurs ne puissent pas pénétrer dans la région, et ça a été une réussite jusqu’en 1994. Le génocide commence le 7 avril. Pendant tout le mois d’avril, on a réussi à repousser les tueurs. Il y a eu des morts, mais assez peu au début. Pour les repousser, on utilisait des armes traditionnelles (serpettes, lances, quelques machettes) mais surtout des pierres qu’on lançait du haut de la colline, et on s’engageait dans des combats au corps à corps. Quand on n’avait plus de pierres, on descendait se mêler aux tueurs comme ça ils ne pouvaient pas tirer au risque de tuer l’un des leurs. Quand on pouvait on leur volait des machettes ou des fusils.

Le 10 mai les attaques ont stoppé et on a cru que c’était la fin. Mais en fait, ils se préparaient à une attaque massive contre Bisesero. Ailleurs au Rwanda, les Tutsi étaient tous morts, dans les églises, les stades, les villages. Le 13 mai, des militaires, la garde présidentielle, des gendarmes, des Interahamwe de tout le pays, ont été amenés avec les bus de transport en commun, dans le but de tuer les Tutsi de Bisesero.

Il y a eu des massacres ce jour-là qu’on ne peut pas qualifier. Nous avons essayé de lutter comme d’habitude, mais ce n’était pas possible parce que sur les collines il y avait des tueurs. De l’autre côté aussi, où qu’on aille, on recevait des coups, des fusillades, des grenades, même des mines anti-personnelles qu’on lançait sur nous. Donc on était obligés de fuir. Le 13, c’était vraiment l’apocalypse. Sur toutes les collines, dans les rivières, les ravins, il y avait des morts partout, qu’on ne pouvait pas compter. Cela a continué pendant un deuxième jour, le 14 mai. Il y a sans doute eu plus de 40 000 morts en deux jours, car nous étions plus de 50 000 au début. Il y avait des cadavres partout. Après cette date, je me suis dit : « C’est fini la résistance, il est temps de fuir le pays ». Mais on était bloqués par le lac Kivu, il y avait des barrières qui empêchaient les Tutsi d’aller au Congo. Dans la forêt de Nyungwe, qui mène au Burundi il y avait beaucoup d’Interahamwe. Alors on est restés à Bisesero, mais on a dû changer de tactique. On était épuisés, affamés, mais à partir du 15 mai on a décidé de courir tout le temps pour échapper aux tueurs, malgré les blessures. Il fallait donner du travail aux tueurs, donc on courrait. On commençait à courir très tôt le matin dans toute la région, de 8h à 15h-16h, on courait, de colline en colline, de brousse en brousse, de forêt en forêt. Chaque jour, on recommençait à courir pour échapper aux attaques. On se cachait dans la brousse, dans des trous.

Nous avons continué jusqu’à ce que les militaires français viennent. Le 27 juin, je les ai vus monter à Bisesero. J’avais entendu à la radio qu’une mission humanitaire venait nous sauver et je m’étais rapproché de la route. Dans l’après-midi, j’ai vu des véhicules monter et j’ai pu constater que c’était des militaires blancs. Je les ai appelé au secours mais ils n’ont pas réagi. Alors j’ai sauté sur la route pour les stopper. Avec des journalistes avec qui ils étaient, dont Patrick de St Exupéry, ils ont fini par s’arrêter. J’ai vu qu’il y avait un Interahamwe à bord du véhicule pour les guider. J’ai expliqué les atrocités que nous connaissions à l’époque. Ils ont tardé à nous croire, il a fallu que nous montrions des preuves. On leur a montré des blessés qui saignaient encore, des morts qui jonchaient la route, ils ont fini par comprendre que ce que nous disions était vrai. Alors j’ai dit : « J’ai appris par la radio que vous êtes venus pour sauver les personnes en danger, et ces personnes, c’est nous ». Au début j’étais tout seul sur la route et quand les camarades ont vu que je n’étais pas en danger, ils ont commencé à surgir de la brousse un à un. Les journalistes disent qu’on était une centaine de personnes.

J’ai supplié ces militaires de ne pas nous laisser parce que les tueurs contrôlaient le chemin du retour, ils étaient sur les collines. Mais après maintes supplications, ça n’a pas été possible. Ils nous ont dit qu’ils n’étaient pas prêts pour nous sauver, qu’ils reviendraient dans 3 jours peut-être et que nous devions continuer à nous cacher comme d’habitude. Nous avons insisté, supplié de nous escorter avec leur convoi jusqu’à Gishyita à 5 ou 6 km de marche, pour nous amener ensuite à Kibuye, mais ça été en vain. Ils ont pris le chemin du retour et nous sommes restés.

Durant cette période, le Front Patriotique Rwandais (FPR) avançait vite, mais avec la création de cette zone Turquoise, le FPR était bloqué et ne pouvait pas venir nous secourir. Comme le FPR avançait, les militaires gouvernementaux fuyaient en passant par Bisesero et ils nous attaquaient en disant que même si le FPR venait, il ne trouverait personne. Les attaques étaient renforcées par ces militaires qui fuyaient. Alors les Tutsi qui étaient encore à Bisesero étaient menacés par tous ces différents tueurs : les miliciens, la population, l’armée, les gendarmes et les policiers.

Le 28 juin, les tueries ont continué, et le 29 juin, jusqu’au 30 dans l’après-midi. Et ça a été très dur pour nous, du fait que nous avons été abandonnés par les personnes qui étaient censées nous secourir, et qui savaient déjà ce qu’il se passait. Nous avons continué à courir dans les collines, nous faisant tuer, et perdant beaucoup de vies humaines dont ma petite sœur Joséphine et ma fiancée Catherine. L’une est morte le 28 et l’autre le 29. Alors je me demande si ces deux chères seraient encore en vie, si les militaires étaient restés le 27. Les militaires français basés à Gishyita, à quelques kilomètres de là, pouvaient entendre et voir les tueries à la jumelle, ils savaient que ça continuait. Le long de la route, ils n’ont pas vu de cadavres encore frais car les tueries se faisaient dans la brousse, dans les buissons.

Le 30, des militaires français sont revenus

Ils nous ont demandé de nous rassembler. Les rescapés tutsi n’ont pas compris tout de suite qu’ils étaient venus pour nous sauver cette fois-ci. Ils ont commencé à venir en hésitant, mais au fur et à mesure, nous avons fini par nous rassembler et ils ont examiné les blessés. Ceux qui étaient gravement blessés ont été conduits au Zaïre, à Goma, à bord d’hélicoptères et puis ils ont été soignés là-bas. D’autres sont restés sur place à Bisesero dans un camp, d’autres ont été amenés à Nyarushishi, à Cyangugu pour y être soignés. Nous sommes restés avec ces militaires là-bas à Bisesero. Moi, précisément, je partais avec eux à la recherche de Tutsi qui seraient cachés dans la population. On est allés dans la commune de Gishyita où on a retrouvé des filles qui avaient été violées par des Interahawme et qui n’avaient pas été tuées. On les a récupérées pour les amener à Bisesero.

Cet acte de non-assistance dont nous parlons souvent nous a beaucoup touchés et c’est ce que nous reprochons à l’opération Turquoise. Dès le 25 juin, ils savaient ce qui se passait à Bisesero car un rescapé de Bisesero avait réussi à s’enfuir à Goma et il est allé lui-même au campement militaire de Goma pour dire aux militaires français les tueries qui s’y déroulaient. Il y avait aussi une congrégation de sœurs de Kibuye qu’on a mis au camp militaire français de Kibuye avant de les évacuer au Zaïre. Elles ont aussi donné l’information de ce qu’il se passait à Bisesero.

Après l’évacuation, nous sommes restés dans le camp dans la zone Turquoise pendant à peu près un mois. Ensuite, les militaires nous ont demandé si nous voulions rester avec eux ou si nous voulions regagner la partie du pays contrôlée par le gouvernement du FPR. Nous avons opté avec nos camarades tutsi de Bisesero pour le départ de la zone Turquoise parce que le but de cette opération n’était pas de venir nous sauver.

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