Survie

Accaparement de terres : anatomie d’un pillage

Publié le 25 juin 2012 - Yanis Thomas

Cet article a été publié dans le journal le Lot en Action du 13 janvier 2012.

55 millions d’hectares. Un peu moins que la superficie totale de la France. Selon un récent rapport de l’International Land Coalition, il s’agit de l’étendue des terres des pays du Sud qui ont été accaparées depuis 10 ans pour de la production agricole. Mais d’où vient ce soudain engouement pour la terre ? Et qui sont les accapareurs ?

C’est en novembre 2008 que cette ruée d’investisseurs vers les terres arables d’Afrique, d’Asie et d’Amérique du Sud est portée à la connaissance du public : la société sud-coréenne Daewoo annonce qu’elle vient de conclure un accord avec le gouvernement malgache portant sur la cession d’1,3 million d’hectares de terres. Il ne s’agit en fait que d’un exemple, particulièrement spectaculaire (mais qui sera finalement abandonné suite à de fortes mobilisations) de l’intérêt nouveau de certains investisseurs pour le foncier agricole, attisé par trois principaux facteurs.

Réduire sa vulnérabilité... au détriment des autres
On assiste tout d’abord à une prise de conscience de leur vulnérabilité par des pays ayant des capacités agricoles limitées, pour des raisons climatiques (pays du Golfe) ou démographiques (Chine, Inde) : la hausse brutale des cours agricoles des années 2007-2008 et les « émeutes de la faim » qui ont suivi ont démontré le risque de dépendre trop fortement des importations alimentaires. L’achat de surfaces agricoles à l’étranger est donc un moyen pour ces pays de sécuriser leurs approvisionnements, en externalisant leur production agricole. C’est ainsi que l’Egypte a « sécurisé » 20 000 ha en Ethiopie ou que la Corée du Sud prévoit de faire de même à hauteur de 380 000 ha d’ici 2018, principalement aux Philippines, au Cambodge, en Ukraine, en Indonésie et en Russie.

Rouler et affamer, pas besoin de choisir
Un deuxième facteur de cette ruée sur les terres est l’explosion de la demande pour les agrocarburants (due notamment à une directive européenne de 2009 concernant l’utilisation croissante « d’énergies renouvelables »). Ici, ce sont principalement les entreprises européennes qui sont à la pointe des accaparements. On trouve par exemple l’entreprise britannique Sun Biofuels présente en Tanzanie et au Mozambique dans la production d’huile de jatropha ou encore la société portugaise Galp Energia Group, elle aussi présente au Mozambique. Mais les entreprises des pays émergents ne sont pas en reste. Les géants de l’huile de palme du Sud-Est asiatique (Malaisie, Indonésie, Singapour), comme Sime Darby, Golden Agri Resources ou encore Olam International se ruent aussi sur les vastes espaces d’Afrique de l’Ouest et Centrale : 220 000 ha au Liberia pour les deux premiers (quasiment la moitié de la superficie du Lot !), 300 000 ha au Gabon pour le dernier, au détriment de la forêt tropicale.

L’accaparement nourrit son homme
Enfin, en partie conséquences des deux premiers, les perspectives de retour rapide sur investissement et de forte rentabilité constituent le troisième facteur. La terre devient un « produit » rentable pour plusieurs raisons, au premier rang desquelles l’anticipation par les investisseurs de prix agricoles élevés (croissance démographique, agrocarburants). L’achat de terres à des fins spéculatives en est une autre : les terres africaines sont bien moins chères que celles disponibles en Europe ou même au Brésil. Enfin, l’investissement dans la terre est considéré comme un bon moyen pour se protéger contre l’inflation (valeur refuge en période de crise). Au vu de ces « opportunités », on assiste à une arrivée massive de fonds de pensions, fonds d’investissement et autres fonds souverains dans le domaine agricole. Le fonds de pension danois PKA a ainsi décidé d’investir 50 millions de dollars dans Silverland Fund, le véhicule financier du fonds d’investissement luxembourgeois SilverStreet Capital ayant vocation à acheter des terres en Afrique (principalement en Zambie). Pour autant, il est important de noter que les accaparements de terres ne sont pas uniquement le fait de firmes étrangères : des hommes d’affaire ou les gouvernements des pays hôtes peuvent tout aussi bien spolier les populations locales de leurs ressources foncières, (comme le fait l’entreprise Huicoma au Mali par exemple.

Terra Nullius ?
Car se sont bien les populations locales qui subissent de plein fouet les accaparements de terres. Dépendant quasi exclusivement de l’agriculture et des ressources forestières (charbon de bois, champignons, herbes médicinales…) pour vivre, leur expulsion des terres qu’elles occupent depuis des décennies ou des siècles porte gravement atteinte à leur capacité à assurer leur subsistance et à mener une vie digne. Le problème vient de la nature des droits sur la terre : généralement ce sont les Etats qui sont officiellement propriétaires de la terre ; or, de fait, ce sont les règles coutumières des populations qui occupent les terres qui régissent les droits sur celles-ci. D’où un certain flou qui fait que les acquisitions de terres à grande échelle peuvent être formellement légales, sans pour autant être légitimes. A cela s’ajoute l’opacité dans laquelle s’effectuent les transactions : les populations se retrouvent du jour au lendemain confrontées aux accaparements sans jamais avoir été consultées. Celles-ci se mobilisent alors, comme en Mauritanie par exemple, où les habitants de la région de Boghé s’insurgent contre l’octroi de 40 000 hectares de leurs terres à la firme saoudienne TADCO, ou encore au Cameroun où la Sosucam, une société sucrière appartenant au groupe français Somediaa d’Alexandre Vilgrain, cherche à doubler ses plantations de 10 à 20 000 hectares. Car ce mouvement d’accélération ne doit pas faire oublier qu’un certain nombre d’entreprises françaises, mais aussi belges, possèdent de vastes surfaces accaparées en Afrique à l’époque de la colonisation. C’est le cas par exemple du groupe belge SIAT ou encore de Bolloré via de juteuses holdings basées au Luxembourg. Ces plantations n’en sont bien sûr pas plus légitimes…

La Banque Mondiale et consorts à la manœuvre
Si ces entreprises bénéficient depuis toujours du soutien de leur gouvernement, les accaparements actuels sont plutôt favorisées par des institutions internationales, au premier rang desquelles la Banque Mondiale. La Société Financière Internationale (SFI), la branche de cette institution dédiée au soutien au secteur privée, a par exemple mis en place plusieurs programmes visant à la création d’un « environnement d’investissement favorable » (agence de promotion des investissements, tentative de création d’un marché foncier) pour les compagnies désireuses d’investir dans les terres arables. Les investisseurs sont ainsi mieux protégés ; et tant pis si les populations, elles, restent sans défense. Par ailleurs, l’Agence Multilatérale de Garantie des Investissements (connue sous le sigle anglais MIGA), autre filiale de la Banque Mondiale, apporte aussi son concours pour limiter les risques des accapareurs, en se portant pour partie caution des investissements. Elle soutient ainsi la firme anglaise Chayton Atlas Investments dans ses projets en Zambie.

Le libéralisme contre les biens communs
Que conclure de cette soudaine accélération des accaparements de terres ? Tout d’abord, qu’elle n’est que le prolongement voire l’aboutissement cynique d’une double logique criminelle de libéralisation et d’industrialisation de l’agriculture et de l’alimentation. Deuxièmement, qu’aucun aménagement à la marge de ces politiques ne saurait contenir la rapacité des investisseurs, publics ou privés : c’est la logique néolibérale qui les sous-tend qu’il faut combattre, au moyen de mobilisations populaires. En France, des associations comme Survie, GRAIN, ou encore Peuples Solidaires tentent de relayer la voix des populations spoliées. Au Sud, des collectifs locaux comme TANY (Madagascar) mais surtout les syndicats paysans, tant nationaux, comme la Coordination Nationale des Organisations Paysannes (CNOP) au Mali, qu’internationaux comme la Via Campesina, tentent de fédérer les différents mouvements de contestation. Une Alliance internationale contre l’accaparement de terres vient à ce titre de voir le jour en novembre à Nyéléni, au Mali. Un processus forcément lent, trop lent, mais le seul à même de nous permettre la réappropriation de ce bien commun indispensable qu’est la terre.

Yanis Thomas

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